L'INDUSTRIE DU CINEMA est un paradoxe ambulant : d'un côté elle doit créer des modèles pour formater les individus, ce qu'elle s'applique à faire avec la plus parfaite constance. Mais de l'autre elle doit offrir du rêve ; et elle permet à des individus hors norme d'afficher haut et fort leur couleur.

 

Rien ne prédisposait Mel Gibson à devenir une des stars les plus puissantes du monde. Son père est un catholique réactionnaire d'origine irlandaise. Horrifié par l'évolution étasunienne au cours des années soixante, il fuit en Australie, alors Eldorado des frères prêcheurs et des aventuriers en fuite de la société de consommation. Il gagne de l'argent en triomphant dans des jeux TV parce qu'il sait tout, autodidacte surdoué. Il rédige, dit-on, des tracts contre le concile de Vatican II. Mel est élevé comme un catholique du Moyen Âge. Mais il est beau et choisit de devenir acteur. Lorsqu'il se marie, sa jeune femme est déjà enceinte. Et sa fille Hannah a décidé de consacrer sa vie a Dieu il y a peu, sous les sarcasmes de la bonne presse émue par les turpitudes du princes William.

Deux des premiers films de Mel Gibson le font connaître à vingt ans : Gallipolli, de Peter Weir qui narre sur fond New Age, course à pied, et musique de Jean-Michel Jarre, les souffrances des appelés australiens lors de la désastreuse campagne des Dardanelles ; et bien sûr Mad Max. Film sur la fin du monde mais pas de la famille. Max est un jeune policier en cuir noir du bush australien, un jeune père de famille heureux, brutal et silencieux. La famille de Max est exterminée et le flic noir se venge au volant d'une voiture de course qui croise sur les highways de la terre australienne.

L'homosexualité des méchants est à peine masquée, elle est encore plus patente dans le deuxième épisode — et Mad Max, qui évoque l'idéologie néo-sécuritaire des pays anglo-saxons, est taxé de néo-nazisme par la critique. C'est un succès mondial. Le deuxième épisode de la série fait allusion à une guerre permanente pour les ressources pétrolières... Des communautés civilisées sont attaquées par des barbares sado-maso et défendues par le preux chevalier.

Une autre série va consacrer les succès de Mel Gibson : l'Arme fatale. Un ancien du Vietnam traumatisé par la mort de sa femme se fait l'ami d'un père de famille noir avec qui il fait équipe pour sauver l'Amérique du crime. Le deuxième épisode de la série est plus consensuel, décrivant un consul sud-africain trafiquant des faux billets... Le jeu de balancier est là depuis le début dans l'épopée cinématographique de Mel Gibson. Un coup à droite avec Forever young, le patriote ; un coup à gauche avec Ce que pensent les femmes.

 

De l'autre côté de la caméra

En 1995, Mel Gibson qui a fondé sa société de production, Icon, passe de l'autre côté de la caméra et réalise Braveheart, le film aux cinq oscars. Une grande aventure médiévale qui conte la tragédie d'un héros de la résistance écossaise face à l'éternel envahisseur anglo-saxon. Les foules entendent le mot Liberté, les autres devinent le mot Nation. Le héros William Wallace, est pris, torturé par les Anglais, il meurt au cours d'une passion publique (il fut émasculé, démembré puis décapité) qui en annonce une autre. On sent chez Gibson une prédisposition à jouer des héros torturés par les puissances du mal.

Le scénariste de Breaveheart est un homonyme qui va réaliser pour Mel Gibson un autre film de guerre sur le Vietnam, Nous étions des guerriers. Le colonel joué par Gibson prie le dieu des catholiques de lui accorder la victoire sur les païens d'Asie du Sud-Est. On dit que le film fut projeté a la Maison Blanche devant le président Bush. Riche à centaines de millions de dollars, Gibson produit un film fantastique chrétien, the Blessed Child- l'Enfant béni, qui décrit le combat d'une enfant blonde, élue contre le Diable en personne.

Dans le Patriote, il reprend le combat contre l'Anglais qui brûle femmes et enfants dans une église de campagne. On y voit poindre un chevalier français, comme on voyait poindre la belle Isabelle de France dans Braveheart, parée de toutes les vertus : humanité, loyauté, courage. Le Patriote est contesté par les Afro-américains et par les Britanniques. C'est encore un succès.

 

La Passion

Gibson gagne de plus en plus d'argent. Ce que pensent les femmes, hymne au politiquement correct de féminisme ambiant, marche bien. Il aurait pu s'arrêter là et fumer de gros cigares en produisant de gros budgets. Mais il ne s'arrête pas.

La star, qui dispose de sa chapelle privée dans sa maison de Malibu, veut produire et réaliser son film sur la Passion de Notre Seigneur. Est-ce le pas de trop ? La presse se déchaîne, le New York Times en tête, qui accuse le père de Mel de négationnisme et d'extrême-droitisme. On écrit que Mel Gibson voudrait tuer le chien du journaliste anglais qui décrit ses crimes de lèse-pensée à foison. Le rabbin Foxman taxe — on a envie d'écrire trop vite — le film d'antisémitisme et voilà lancée une campagne de diffamation mondiale, bien sûr relayée par les médias français, qui ont déjà fort affaire avec d'autres artistes, Houellebecq, Dantec et même le bouffon Dieudonné.

Gibson tient bon, il remanie les images contestées de son film — celles qui ne concerne que la Passion et pas le message libérateur du Christ. Il tourne à Cinecitta pour un budget raisonnable (25 millions de dollars) avec un casting international. L'actrice israélite Marie Morgenstern qui joue le rôle de Marie défend le film à la télévision américaine : ne jetez pas la pierre trop vite, dit-elle.

Gibson aime l'émotion forte, les effets appuyés, il aime le ralenti, l'image léchée de Caleb Deschanel (chef lumineux du Patriote ou de l'Étoffe des héros), et surtout il veut nous faire ressentir la souffrance vraie du Christ. Le film est apparemment un chef d'œuvre qui dispose du soutien de nombreux évêques américains et de cardinaux de la Curie romaine. Sorti le jour du mercredi des Cendres aux États-Unis, il aura pulvérisé tous les records d'audience et de recette. Mais peine à trouver un diffuseur en France. Les chiens aboient, la caravane passera.

 

De l'aventure et de l'honneur

Le plus grand succès du cinéma mondial est dû à un écrivain catholique et monarchiste, dont j'ai été le premier à étudier l'œuvre en France : John Ronald Reuel Tolkien. Le Seigneur des Anneaux, puisque c'est de lui qu'il s'agit, gagne à ce jour plus de trois milliards de dollars rien que dans les salles. Il faut croire que les foules croient encore au Bien et au Mal, aiment le Moyen Âge ou la préhistoire, croient aux mythes et à l'âge d'or. Il faut croire aussi qu'elles attendent un monarque, le retour d'un roi. Il faut croire aussi que Peter Jackson, réalisateur néo-zélandais auteur de pochades et de films d'horreur, a su parfaitement maîtriser son sujet.

D'incomparables effets spéciaux, une construction respectable de l'histoire — en dépit des modifications regrettables qui altèrent surtout le deuxième épisode —, un casting à toute épreuve font de ce film-fleuve une réussite qui honore le cinéma d'aventures qui est le seul cinéma initiatique depuis le commencement.

Mais on ne dira jamais à quel point le premier épisode de la série, la Communauté de l'Anneau, et l'ébouriffant passage de la Moria, dans les entrailles d'une terre maudite où les compagnons passent non pas trois mais cinq jours, est l'un des plus merveilleux moments du cinéma, qui justifierait presque en soi que l'on puisse vivre en des temps aussi insignifiants et déchristianisés que les nôtres. On attend beaucoup d'oscars pour ce film qui les mérite tous, et on ne peut que féliciter Hollywood, au moment de comparer la production de l'usine à rêves avec les désastres français financés à fonds perdus par le contribuable.

Jackson a fait — sans le vouloir ? — de son film un hymne à la puissance anglo-saxonne, aux pays du Pentagone et d'Echelon : États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande. Dans deux des épisodes de la série, les méchants sont affublés de costumes musulmans. Les impératifs stratégiques les plus contemporains ne sont pas absents à l'heure d'Echelon, des attentats qui ont frappé les Deux Tours et de la guerre qui oppose les chrétiens anglophones aux musulmans du Moyen-Orient. Mais les Allemands ont aussi été à la fête, puisqu'ils ont coproduit le film tourné dans le plus beau pays du monde, le pays de Jackson, la Nouvelle-Zélande.

 

À la guerre comme à l'amour

 

Autre film tourne en Nouvelle-Zélande, alors qu'il est censé se dérouler au Japon, le Dernier Samouraï, avec l'indécollable Tom Cruise. Et là, c'est une grande surprise. Un héros de la Guerre de sécession part pour le Japon de l'ère du Meiji mais, au lieu de vendre ses mitrailleuses, se retrouve à célébrer l'art des samouraïs et leur code d'honneur. Athlète parfait, chorégraphe même, Cruise est étincelant dans cet hymne à la guerre traditionnelle qui satanise la puissance de feu du monde moderne, ce monde qui aura tout déshonoré, y compris la guerre. Certes la leçon est parfois lourde et maladroite, la fin invraisemblable, mais l'intention y est : on vante la chevalerie comme on le faisait en France il y a encore trente ans et on méprise le monde moderne. Comme disait Bernanos, nos ancêtres croyaient que la guerre, on ne peut la faire qu'a deux comme l'amour. Le film est admirablement éclairé, réalisé par Edward Zwyck, l'auteur des très belles Légendes d'automne et du très ambigu Siège, pamphlet contre les politiques sécuritaires américaines.

Il est donc étonnant, admirable même, que les moguls de Hollywood laissent faire de telles audaces, même si on lâche ensuite les chiens de la critique. Se peut-il qu'ils sentent que du fond de nos banlieues, dans nos centres commerciaux, à nos péages d'autoroutes, nous ayons besoin de cet ailleurs dont nous parlait Rimbaud ? En réalité et plus d'une fois, c'est un message chrétien qui passe par d'autres voies, paradoxales et plus étroites. Chesterton serait content. Nous le sommes.

 

N. B.