LIBERTE POLITIQUE n° 42, automne 2008.
Par Fr. Jean Hilaire, fj. L'acte de foi engage l'intelligence pour recevoir la parole de Dieu sans la diminuer. L'Écriture réclame aussi un discernement de ce qui est affirmé de Dieu de manière propre et de manière métaphorique. Sans la philosophie, comme disposition indirecte à la foi et avec sa dimension sapientielle, la foi nous plongerait dans l'irrationnel.
LA PARUTION de Fides et Ratio en septembre 1998 a été saluée par de nombreuses publications. Aujourd'hui on parle moins de cette encyclique très personnelle de Jean-Paul II, pape philosophe. Il est vrai qu'il s'agit d'un texte difficile, parfois même pour des clercs que leurs tâches pastorales peuvent éloigner de cette question des rapports entre foi et philosophie. Pour les fidèles, les relations entre foi et intelligence s'identifient souvent au seul conflit entre sciences modernes et enseignement de l'Église. En conséquence, l'importance de la philosophie dans la réception et la transmission de la foi est peu mise en lumière, et nous sommes pris au dépourvu lorsqu'il s'agit de préciser pourquoi le Magistère de l'Église accorde une telle place à la philosophie. On pourrait penser qu'il s'agit là d'un débat de spécialistes . Et pourtant l'insistance avec laquelle Benoit XVI revient sur cette question, devant des auditoires variés, met en lumière un enjeu important pour l'Église. D'où nous vient ce manque de familiarité avec la philosophie ? Pourquoi nous semble-t-elle souvent une science étrangère à la réception de la foi et à sa transmission ?
Notre embarras a des causes anciennes. Dressant dans son encyclique une histoire des rapports entre foi et raison, Jean-Paul II rappelle la manière dont les premiers penseurs chrétiens assumèrent une partie de la pensée philosophique de leur époque pour mieux se faire comprendre des païens à qui ils annonçaient l'Evangile . La certitude qu'avaient les Pères de la supériorité de la Révélation ne les empêcha pas de recourir à la philosophie ; cependant, c'est au service du raisonnement théologique, et non de manière autonome, que la philosophie continua de se développer pendant les premiers siècles du christianisme . Saint Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin furent des pionniers dans l'histoire des relations entre foi et raison en reconnaissant clairement l'autonomie dont la philosophie avait besoin pour se développer selon sa nature propre et rester une efficace servante de la théologie . Après eux, cependant, cette distinction entre foi et philosophie se transforma peu à peu en une séparation. La philosophie tendit à se développer dans une perspective de plus en plus indépendante de celle de la foi ou clairement opposée à elle. Dans l'Église, un long temps fut nécessaire pour que des penseurs répondent aux philosophes sur leur terrain propre par des arguments recevables à la lumière de la raison, à la manière des Pères. Il fallut notamment les appels de Léon XIII, les efforts de penseurs comme Blondel, Maritain ou Edith Stein pour que soit entreprise une réflexion plus fondamentale sur les rapports entre foi et philosophie. La nécessité du recours à la philosophie a ainsi été une affirmation constante du Magistère. Mais les circonstances exceptionnelles que représentent l'apparition des Lumières et des idéologies athées l'ont poussé à exhorter avec une force nouvelle à une philosophie véritable et compatible avec la foi. Cet appel se fait d'autant plus urgent aujourd'hui que les développements d'une partie de la théologie catholique ont été affectés par le recours à des conceptions philosophiques ou des emprunts aux sciences humaines réalisés parfois sans le discernement nécessaire .
Avec Fides et Ratio, Jean-Paul II souligne donc en réalité un enjeu majeur mais parfois perdu de vue. Non seulement la connaissance philosophique, si elle se développe selon ses règles et dans une perspective réaliste, ne s'oppose pas à la foi, mais elle garantit même l'enracinement de la foi dans l'intelligence humaine. En retour, la foi est exigeante à l'égard de la philosophie, non en lui faisant violence mais en réclamant d'elle qu'elle aille jusqu'à son terme en élaborant le plus nécessaire des préambules à la foi : une théologie rationnelle , entreprise avec uniquement les ressources propres de l'intelligence, pour découvrir l'Etre premier que les diverses traditions religieuses appellent Dieu, d'une manière ou d'une autre. Voilà la sagesse philosophique, que l'homme peut atteindre par la force de sa rationalité, indépendamment de la lumière surnaturelle de la foi. Le rappel de ce caractère sapiential de la philosophie est sans doute le cœur de l'encyclique. C'est en effet lorsqu'elle est sagesse, c'est-à-dire lorsqu'elle a atteint l'existence du Dieu Créateur, que la philosophie peut coopérer pleinement à la réception de la foi puis au développement de la théologie.
Sans entrer dans une analyse textuelle de l'encyclique, nous aimerions proposer quelques éléments de réflexion pour l'aborder et en saisir la vigueur et les enjeux. Nous considèrerons d'abord la manière dont l'acte de foi engage l'intelligence en exigeant d'elle une purification pour qu'elle reçoive la parole de Dieu sans la diminuer. C'est l'œuvre de la philosophie comme disposition indirecte à la foi. Nous verrons ensuite la manière dont la parole de Dieu réclame un discernement de ce qui, dans l'Écriture, est affirmé de Dieu de manière propre et de manière métaphorique : c'est la philosophie dans sa dimension sapientielle qui permet d'opérer le discernement. Si ce partage des eaux n'est pas possible, la foi nous plonge dans l'irrationnel. Enfin, nous indiquerons quelques lieux clé où l'apport de la philosophie permet le développement jusqu'à son terme d'une théologie respectueuse de la foi.
Le père Marie-Dominique Philippe o.p. († 2006) s'est souvent entretenu de ces questions avec le cardinal Wojtyla puis avec Jean-Paul II. Il trouva dans Fides et Ratio un encouragement de l'Église à l'égard de sa recherche. Ces pages sont largement redevables à son enseignement.
I- FOI ET PHILOSOPHIE
La foi est un don gratuit de Dieu. Elle n'est pas donnée à proportion des dispositions naturelles de notre intelligence. Avant toute chose, il faut donc affirmer sa souveraine indépendance à l'égard d'une connaissance acquise comme la philosophie ou même la théologie. C'est Dieu qui a l'initiative de se révéler, lui qui nous a aimés le premier . Il nous fait don de sa Parole. Il donne à notre intelligence une lumière divine qui l'ennoblit de manière unique en lui permettant d'adhérer au mystère du Christ, au mystère de la Trinité, au mystère de l'homme rendu fils de Dieu par la grâce. Les tout-petits (Mt 11, 25) ont donc un accès direct auprès de Dieu. Par la foi, ils peuvent contempler son mystère et en vivre comme de leur bien propre.
Si la foi est une lumière surnaturelle gratuitement communiquée par Dieu, elle est cependant reçue dans l'intelligence comme une connaissance de la vérité divine. Il s'agit donc de saisir comment la foi, tout en dépassant les capacités naturelles de l'intelligence humaine, s'enracine en elle et la mobilise de plus en plus dans l'acte de foi.
Développement divin de la foi
La vérité révélée par Dieu est une car Dieu qui se révèle est un. Si l'intelligence humaine, pour exprimer la foi, doit procéder en distinguant des articles de foi, l'acte de foi n'a pour objet qu'une seule réalité : Dieu ut revelans. Relativement à son objet, la foi ne connaît donc pas de croissance. Je crois à la Révélation divine contenue dans l'Écriture et gardée par la Tradition vivante de l'Église, ou bien je ne crois pas. Rejeter un article du Credo revient à refuser la Révélation dans son entier. La foi peut connaître une explicitation : Nous ne savions pas qu'il y a un Esprit-Saint (Ac 19, 2), mais elle porte implicitement en elle une adhésion à la totalité du mystère de Dieu qui se révèle et que l'Église explicite et garantit à travers le Magistère.
C'est donc du côté de la personne qui croit que l'on peut parler d'une certaine croissance de la foi. Au sens propre, cette croissance relève de la charité divine. Dieu, en effet, ne se révèle pas seulement comme Lumière pour mon intelligence, il se révèle comme un Amour personnel qui tend à se communiquer personnellement. Croire en Dieu qui se révèle, c'est croire en son amour qui se donne : Quant à nous, nous avons reconnu l'amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru (1 Jn 4, 16). Pour être pleinement elle-même, la foi réclame donc une réponse d'amour du croyant. Saint Thomas n'hésite pas à dire que sans la charité, la foi est comme morte : Tu crois qu'il y a un seul Dieu ? Tu fais bien. Les démons le croient aussi et ils tremblent (Jc 2, 19). C'est l'intensité de la réponse d'amour du croyant qui lui permet de grandir dans la connaissance intime du mystère de Dieu. De même que je ne n'approfondis la connaissance de mon ami qu'en l'aimant davantage, je ne contemple le mystère de Dieu qu'en répondant chaque jour à l'amour qu'il me communique en se révélant. La croissance de la charité me permet ainsi de grandir dans la contemplation du mystère.
Cette croissance mystique, divine, de l'adhésion de foi, se fait en dépendance des dons du Saint-Esprit, en particulier du don de sagesse. Elle est toujours première et relève du don miséricordieux de Dieu qui dépasse infiniment les capacités naturelles de la personne. Des personnes ferventes moins philosophes ou familières du raisonnement théologique peuvent avoir, sous la motion des dons de sagesse et d'intelligence, une intelligence du mystère de Dieu plus pénétrante que des théologiens de métier. Jeanne d'Arc enseigne ses juges.
On saisit bien par là la nature essentiellement contemplative de la foi. Elle relève d'un toucher divin de l'intelligence mue par la charité. Elle est toute relative à la Révélation de Dieu et tend par sa nature propre à y adhérer de manière de plus en plus intime dans l'amour. Par le jugement de foi, l'intelligence du croyant se laisse déterminer par le mystère même de Dieu tandis que par la charité, il s'unit personnellement à Dieu qui se livre dans l'amour. On peut dire que Dieu est ainsi touché et goûté dans la foi, plus qu'il n'est vu et connu directement comme ce sera le cas dans la vision béatifique. La foi est essentiellement une attente de cette vision : une disposition de l'intelligence à contempler Dieu dans le Verbe et à l'aimer en Lui.
On voit ainsi que la foi ennoblit l'intelligence dans sa finalité propre, le jugement, en lui donnant de s'exercer à l'égard d'une réalité nouvelle : Dieu qui se révèle. Dieu se donne à l'intelligence comme un nouvel objet en même temps qu'Il la connaturalise à Lui en la rendant capable de poser ce jugement de foi. La croissance de la vie de foi, quant à elle, se réalise du côté de celui qui croit, par la charité.
Foi et intelligence
La foi donne à l'intelligence une finalité nouvelle mais elle ne la transforme pas dans sa structure propre ni dans ses dispositions acquises dans l'ordre naturel. Les capacités artistiques, par exemple,...
[Fin de l'extrait. Pour lire l'article en entier, avec les notes de bas de page, se reporter à la version papier. Nous vous remercions de votre compréhension.]