C'est officiel : en 1995, la France se situait en sixième position parmi les quinze pays de l'Union européenne pour la part des prestations familiales dans le pib . Distancé assez nettement par le Luxembourg et l'Autriche, et largement par la Suède, le Danemark et la Finlande, notre pays ne devance que d'une courte tête le Royaume-Uni, la Belgique, l'Irlande et l'Allemagne.

Il n'est donc plus dans le peloton de tête, mais dans le tiers médian. La Grande-Bretagne, où il est indécent de parler de politique familiale, et a fortiori de politique démographique, consacre aux familles sensiblement la même proportion de son revenu national ; les taux de natalité sont à peu près égaux dans les deux pays. En Allemagne, l'opprobre jetée sur la politique familiale du fait du natalisme nazi a longtemps inhibé le souci démographique ; ce pays n'accuse pourtant qu'un retard modeste sur celui dont les hommes politiques claironnent le plus haut leur volonté de mener une politique " dynamique et ambitieuse " au service des familles et de la natalité.

Entre le discours et les actes, l'écart se creuse. La " fille aînée " de la politique familiale aurait-elle perdu la foi ? Les " beaux restes " qui subsistent sont-ils voués au déclin ? En fait, comme le montre l'analyse ci-dessous, les objectifs sont flous : ni les dirigeants, ni les leaders d'opinion, ni les média ne savent quelle devrait être la place d'une politique de la population dans une démocratie postindustrielle. Tant qu'une vision systémique de l'économie et de la société, incorporant le rôle des familles et du renouvellement des générations, ne guidera pas les gouvernants français et européens, il est à craindre que l'atonie persiste en la matière.

 

I- Grandeur et décadence des politiques natalistes

 

Extraordinaire à bien des égards, la Libération le fut particulièrement en ce qui concerne la politique familiale. Le pays était en effet exsangue ; en maints passages de ses mémoires d'espoir, Charles de Gaulle souligne " l'immense détresse économique où le pays se trouve alors plongé et qui limite à l'extrême les possibilités de presque tous les Français ". Le gouvernement provisoire et ses successeurs tournèrent le dos à ce qui est aujourd'hui l'orthodoxie : ne pas engager de dépenses importantes en faveur des familles avant que les conditions économiques ne s'améliorent très sensiblement. Ils privilégièrent fortement la " branche famille " à laquelle furent affectées environ 45 % des ressources de la Sécurité sociale, contre 12 % actuellement.

Il s'agissait d'un pari sur l'avenir, d'un acte de foi en la capacité de redressement du pays. Or cette confiance dans le dynamisme des Français, et dans le rôle positif d'un regain de natalité pour la croissance économique, s'avéra parfaitement fondée. Les Françaises conçurent et enfantèrent (840000 bébés nés vivants en 1946 contre 643 000 en 1945) ; et tandis que leurs hommes reconstruisaient l'économie marchande et le secteur public, elles palliaient la faiblesse de cette production convalescente par une formidable activité domestique exercée sans machines à laver ni aspirateurs, sans couches jetables, sans surgelés ni hypermarchés.

La politique familiale de la ive République resta dans cette ligne jusqu'en 1955 inclusivement. Au fur et à mesure que le nombre d'enfants ouvrant droit aux prestations augmentait, les cotisations furent majorées, passant de 12 % du salaire sous plafond en 1946 à 16,75 % en 1951. Une innovation doit cependant être mentionnée, car elle marque le début de la confusion entre familial et social : la création de l'allocation logement en 1948. Supposons qu'il ait été alors indiqué de subventionner le logement des locataires : il fallait évidemment que ces subventions tiennent compte de la taille du ménage, mais pourquoi en faire un élément de la politique familiale ? La politique du logement et les politiques sociales ont nécessairement à tenir compte de la réalité familiale, mais les développer sous l'appellation de politique familiale est le signe d'une indétermination (navrante, nous dirons pourquoi) dans la conception que les responsables politiques se font de cette dernière.

L'avènement de la ve République eut lieu peu après un changement de cap, survenu en 1956 , qu'elle ne remit presque pas en cause : les allocations familiales et l'allocation de salaire unique furent dirigées vers l'escalier, tandis que les rémunérations d'activité continuaient à prendre l'ascenseur. Dès janvier 1959, le taux des cotisations famille fut ramené de 16,75 % à 14,25 %. Ensuite, la diminution se poursuivit par étapes, jusqu'à 9 % en janvier 1974. Étant donné que les naissances restèrent très nombreuses, de l'ordre de 850000 par an, jusqu'en 1973 inclusivement, la baisse des taux s'explique essentiellement par un décrochage des prestations relativement aux salaires. Par exemple, les allocations par enfant au-delà du troisième enfant avaient culminé à 620 F constants en 1955 ; elles régressèrent jusqu'à 525 F en 1959, puis se contentèrent de rattraper et de dépasser de 5 % leur pouvoir d'achat de 1955 : elles s'élevèrent à 649 F en 1974 . Or le plafond de la Sécurité sociale et le salaire net moyen (en francs constants) firent un peu plus que doubler durant cette période.

Cette évolution soulève une question : comment se fait-il que le Général, qui avait voulu la grande politique familiale mise en place par Pierre Laroque en 1945, ait accepté de la voir s'effilocher après son retour au pouvoir en 1958 ? L'hypothèse que nous soumettons aux historiens est la suivante : Charles de Gaulle avait de la politique familiale une conception nataliste complétée par une préoccupation sociale. La composante démographique de sa conception l'a conduit à doter largement la politique familiale à l'époque où, faute de se reproduire, notre pays risquait de n'être plus " qu'une grande lumière qui s'éteint ", puis à s'y intéresser plus modérément dès lors que le " baby boom " battait son plein. Sa fibre sociale a joué dans le même sens : la pauvreté des familles nombreuses au sortir de l'Occupation était dramatique, tandis que leur situation en 1958 s'était nettement améliorée ; les " vieux " étaient désormais les principaux " économiquement faibles ", ce que le rapport Laroque de 1962 a bien établi, l'accent fut alors mis sur les retraites. Une hypothèse analogue expliquerait le comportement d'un Michel Debré, ardent nataliste dont les recommandations en matière de politique familiale furent beaucoup plus vigoureuses à partir des années 1970 que son action ne l'avait été à la tête du premier gouvernement de la ve République.

 

Une épidémie de " bonté folle "

Vint la " chienlit " de mai 1968, dans les rues et dans les idées. Le projet de " nouvelle société ", fils de Jacques Delors adopté par Jacques Chaban-Delmas, intervertit l'ordre des priorités en matière de politique familiale au moment même où la fécondité s'effondrait : la préoccupation sociale prit le pas sur l'ambition démographique. L'évolution de la doctrine sociale de l'Église à cette époque a sans doute poussé dans ce sens : les encycliques de Jean xxiii débordent de bons sentiments, mais on n'y trouve ni la solide logique systémique de Rerum novarum, ni les intuitions fortes de Centesimus annus. L'Occident de tradition chrétienne a subi alors une épidémie de " bonté folle ", sorte d'encéphalopathie spongiforme qui pourrait bien avoir joué un rôle important dans le passage des " Trente glorieuses " aux vingt-cinq " piteuses " qui leur ont succédé depuis 1974.

Le résultat en matière de politique familiale fut impressionnant : en quelques années, les prestations sous conditions de ressources passèrent de peu de choses à 45 % du total ; puis les caf devinrent les bonnes à tout faire des politiques d'assistance : l'État leur fit distribuer les prestations logement aux ménages sans enfants, les allocations aux adultes handicapés, le rmi et quelques autres subsides, si bien que près de la moitié des allocataires sont désormais des personnes n'ayant pas d'enfants à charge .

L'affaiblissement de la préoccupation nataliste fut complété par un pilonnage intellectuel et médiatique sur le thème : les politiques familiales n'ont pas d'impact sur la natalité, celle-ci obéissant à des facteurs socioculturels et non pas à des incitations financières. Affirmée avec aplomb, à défaut de faire l'objet d'une démonstration, l'inefficacité démographique des politiques familiales fit rapidement partie de ce qu'il est convenu d'appeler la " pensée unique ", c'est-à-dire de l'ensemble des idées reçues sans examen par une fraction importante de l'intelligentsia. Il est exact que les déterminants de la fécondité sont pour une part importante de nature sociologique : par exemple, la considération dont bénéficient ou non les parents de nombreux enfants joue un rôle certain dans la décision de procréer ou pas ; mais ces facteurs sociologiques sont eux-mêmes conditionnés par des facteurs économiques tels que les retraites et les prestations familiales : quand élever des enfants permet d'avoir une vieillesse à l'abri du besoin, la mentalité ambiante est favorable à la procréation ; tandis que si les enfants font chuter le niveau de vie de leurs parents sans leur être d'aucune utilité pour leur retraite, la pression sociale s'exerce dans le sens de la limitation des naissances. Ce type de considérations, proches de l'idée marxiste d'influence des " infrastructures " économiques sur les " superstructures " culturelles, ne pèse guère auprès des victimes de la maladie de la bonté folle : le " malhonnête argent " ne doit pas à leurs yeux venir polluer la merveilleuse gratuité du don de la vie. Les cyniques qui cherchent comment réaliser des économies au détriment des familles en soulevant le moins de vagues possibles ont vite compris quelle opportunité cet angélisme leur offrait : mettre en avant ces naïfs, les envoyer se battre, employer leurs arguments idéalistes et, derrière eux, occuper le terrain.

Face à ces idées fumeuses ou instrumentalistes, c'est-à-dire employées comme armes dans un combat ayant de tous autres enjeux, il importe de réfléchir à ce que sont les bases d'une politique de la population dans une société postindustrielle comme celle où nous vivons. Seule une vision systémique peut conduire à découvrir ces principes de base.

 

II- Esquisse d'une pensée systémique

 

Charles de Gaulle voulait des naissances françaises en quantité suffisante, et une redistribution des revenus en faveur des familles nombreuses, parce qu'il avait " une certaine idée de la France ", que deux mots peuvent résumer : grandeur et fraternité. Mais il n'a jamais (à notre connaissance) théorisé son action en la matière, ce qu'il a fait dans le domaine militaire. Son analyse de la guerre dans une société industrielle a débouché sur des propositions dont les événements démontrèrent la pertinence : c'est d'elle qu'il convient de s'inspirer. Or elle se caractérise par une vision de l'armée comme sous-système du système politique, économique et social global : c'est pourquoi par exemple la technologie, élément essentiel du système industriel, est au centre de sa problématique militaire. Une analyse adéquate des politiques de population doit semblablement restituer le renouvellement des générations dans le fonctionnement global de l'économie et de la société.

 

Le rôle du capital humain

Prenons donc du champ pour comprendre quel est le rôle économique de la famille dans une société développée, aux alentours de l'an 2000. En dehors des ressources naturelles, quatre facteurs de production assurent la " richesse des nations " : les installations matérielles, les connaissances, l'organisation et les hommes. La production future dépend de l'investissement actuel dans chacune de ces formes de capital. En particulier, la mise au monde et l'éducation des enfants constituent un investissement, duquel dépend largement notre avenir à long terme. Il y a politique démographique lorsque l'État se reconnaît responsable de certaines des conditions dans lesquelles se réalise cet investissement, à la fois quantitatif et qualitatif, dans la ressource humaine, et entend œuvrer à ce qu'elles soient bonnes.

L'État peut souvent créer des conditions favorables à une activité sans la financer ; il existe aussi des cas où l'initiative privée ne suffit pas. L'investissement dans le capital physique relève de la première catégorie : il peut fort bien être pris en charge par la société civile dès lors que l'État assume correctement ses fonctions régaliennes . Mais il en va différemment pour le capital humain. Cela peut sembler curieux : sa formation n'est-elle pas la plus privée des activités, puisqu'elle est engagée lors de la procréation, acte intime s'il en est, et consiste pour une bonne part en éducation, activité dont les parents revendiquent à juste titre la responsabilité ? Pour quelle raison l'État devrait-il financer tout ou partie d'un tel investissement ? La réponse à cette question requiert d'examiner plus précisément le rôle du capital humain et la façon dont nos sociétés ont évolué dans leur manière de traiter différents problèmes dans lesquels il est fortement impliqué.

Investir donne généralement des droits aux fruits de l'investissement réalisé. Ce droit est dans certains cas une simple facette du droit de propriété : les logements, les bâtiments, les machines, appartiennent à des personnes physiques ou morales, qui en tirent profit sous forme de services gratuits, de loyers ou de bénéfices. Les éléments du capital physique sont ainsi, pour la majorité d'entre eux, propriété de certains agents, et chacun est incité à investir par le fait que cette propriété " rapporte ", que ce soit en nature ou en argent. Mais tout bien ne peut pas faire l'objet d'un droit de propriété, comme on le voit en observant ces biens capitaux que sont les connaissances. Certaines techniques sont protégées par des brevets, ce qui permet de rentabiliser l'investissement réalisé pour les mettre au point, mais la plupart des savoirs constituent le patrimoine commun de l'humanité. Il en résulte une indication de prise en charge d'une partie importante de la recherche par les États .

L'organisation est une autre sorte de capital dont l'appropriation n'est pas évidente. Elle constitue un actif immatériel que l'on rencontre à la fois au niveau micro-économique et au niveau macro-économique. Au premier niveau, elle peut être la propriété d'une entreprise : elle est alors à l'origine d'une partie importante du goodwill, c'est-à-dire de la part de la valeur de la firme qui résulte de facteurs non répertoriés à son bilan. Les dépenses engagées pour l'améliorer se rentabilisent grâce aux gains de productivité et d'efficacité qu'elle engendre. Mais le capital organisationnel global, comme par exemple la structure monétaire et le consensus qui lui est associé, ou encore le corpus juridique qui encadre nos activités, constitue un bien collectif : il ne peut être propriété privée et l'investissement nécessaire ne peut être rentabilisé par les canaux ordinaires liés à la propriété. L'intervention des pouvoirs publics dans le financement de l'organisation macro-économique ou macrosociale est de ce fait indispensable.

Le capital humain, lui, est soustrait à toute application du droit de propriété, parce que l'esclavage est contraire aux principes fondamentaux d'une société humaniste. Mais alors, comment ceux qui investissent en lui rentrent-ils dans leurs fonds ?

 

Retour sur investissement

Il est vain de prétendre ignorer ce problème en se référant à un idéal de gratuité, à un refus de comptabiliser ce qui concerne l'homme : faire l'autruche, c'est-à-dire refuser de regarder la réalité, n'a jamais empêché celle-ci d'exister. C'est un fait : notre société fonctionne en assurant un certain " retour sur investissement " à ceux qui consacrent une partie de leurs ressources à préparer la production future, et les investissements privés ne faisant pas l'objet d'un retour sur investissement suffisant se tarissent. Quand les dépenses d'investissement sont privées, si les bénéfices, mêmes immenses, sont collectifs, il en va de même : nul ne travaille longtemps " pour le roi de Prusse ". Cela s'applique aux enfants : les grandes joies qu'ils procurent souvent à leurs parents ne sont pas nécessairement un " retour sur investissement " suffisant lorsqu'ils requièrent des dépenses élevées en temps et en argent. Les adultes arbitrent de fait entre bonheur (entremêlé de soucis) d'être parents, et les satisfactions qu'ils peuvent tirer d'un usage alternatif de leurs ressources rares (le temps, l'argent, la patience, la capacité de porter attention à autrui, etc.). Gary Becker a donc raison : il est tout indiqué d'appliquer le raisonnement économique à la famille.

Jadis, et aujourd'hui encore dans les parties rurales du tiers-monde, l'investissement des parents dans leurs propres enfants procurait un retour sur investissement très apprécié : une garantie de prise en charge en cas de malheur ou d'incapacité à subvenir soi-même à ses besoins notamment durant la vieillesse. De plus, dans les exploitations agricoles ou les échoppes familiales, les enfants se rendaient vite utiles : ils étaient rapidement productifs. Dans de telles conditions, il était inutile que l'État apporte un concours financier aux parents ; il en aurait d'ailleurs été généralement incapable. Une forme de droit sur le capital humain, concrétisée par les devoirs d'assistance des enfants envers leurs parents , rentabilisait (au- delà des satisfactions affectives, qu'il ne faut ni négliger, ni surévaluer) l'investissement éducatif.

Le développement a changé cela. Les nouveaux codes de production ont requis une instruction qui n'était plus du ressort des parents ; la période d'éducation s'est allongée ; l'apport économique des enfants est devenu de plus en plus faible jusqu'à un âge de plus en plus élevé ; les droits sur le capital humain, en l'espèce le droit de bénéficier d'une partie de l'activité productive des enfants, ont été de moins en moins protégés par la coutume. Dès lors, l'État s'est trouvé confronté à une demande d'intervention : pour pratiquer une partie de l'investissement, particulièrement en ouvrant des écoles ; et pour exercer un droit de prélèvement sur les actifs au profit de leurs aînés, ceux-ci étant de moins en moins en position de le faire eux-mêmes.

Les droits sur le capital humain se sont transformés : l'État est devenu médiateur, intermédiaire, entre les investisseurs et les bénéficiaires premiers de l'investissement (les membres de la génération suivante). Cette évolution dans le sens d'une intermédiation n'a rien d'extraordinaire : on a aussi observé un passage du financement direct au financement intermédié en ce qui concerne les investissements physiques . Concrètement, au lieu que les épargnants soient directement créanciers des marchands, des producteurs ou des autorités politiques, comme ils l'étaient au Moyen Âge, l'invention de la banque leur a permis de détenir des actifs financiers mieux adaptés à leurs desiderata, les institutions financières faisant le relais entre eux et les agents à besoin de financement. Précisons quelque peu l'évolution dans le cas de la famille et de l'investissement démographique .

 

Une politique archaïque et antiéconomique

Au début il y avait des millions de micro circuits économiques, un par famille : les enfants commençaient par recevoir de leurs parents puis leur rendaient la pareille. Une sorte de créance directe des parents sur leurs enfants existait dans ce cadre, confortée par la coutume et par la loi (dans le Code Napoléon, obligation alimentaire). Que s'est-il passé ensuite ? Un circuit global, de grande dimension, aurait pu faire son apparition ; dans ce circuit, l'échange entre générations successives aurait été entièrement médiatisé par l'État, selon la formule suivante : durant une première période les actifs financent l'entretien et l'éducation des jeunes en versant des impôts ou des cotisations aux pouvoirs publics, qui se chargent des dépenses nécessaires ; durant la période suivante, les ex-jeunes, devenus adultes, prennent en charge leurs aînés, retirés de la vie active, au moyen d'impôts ou de cotisations permettant à l'État de leur fournir services gratuits et pensions.

Ce qui s'est mis en place ressemble à ce schéma, à une différence près : les cotisations ou impôts des adultes ne couvrent pas la totalité de l'entretien et de l'éducation des enfants ; les dépenses correspondantes, en temps comme en argent, sont assurées dans une assez forte proportion directement par les parents de chaque enfant. Cela signifie qu'une partie de l'investissement est laissé à la charge des parents, alors que les droits sur le capital humain sont exercés en totalité, ou quasiment, par les pouvoirs publics. Ceux-ci les utilisent pour servir des pensions et des services médicaux aux personnes âgées selon des critères qui n'ont que peu de rapports avec leur participation au financement de l'investissement. Il en résulte une distorsion entre les principes qui régissent le système économique global, et la façon dont est organisé le sous-système d'échange entre les générations successives : tandis que la réciprocité, l'équivalence entre ce qui est apporté et ce qui est reçu, constitue le principe de base de l'économie moderne, notre système de protection sociale gère l'investissement dans le capital humain et les droits sur ce capital par des méthodes d'un autre âge (préemption par la force de ce que produit l'initiative privée, et redistribution sur des bases administratives arbitraires).

La situation est comparable à celle que Charles de Gaulle analysa durant l'entre-deux-guerres : alors que l'économie moderne reposait sur la mécanisation, le mouvement et la vitesse, l'armée française en était restée à une formule archaïque, l'utilisation massive de fantassins peu mobiles. Notre politique familiale et nos politiques sociales ont en quelque sorte " une guerre de retard ", comme notre armée en 1939, parce que leurs responsables ne leur ont pas fait intégrer les transformations survenues dans le système économique global.

Finalement, un raisonnement systémique fait concevoir la politique de la population comme un élément du traitement des problèmes qui se posent à propos du capital humain dans une société postindustrielle. L'investissement dans la ressource humaine a formidablement augmenté, ainsi que les redevances versées par les détenteurs de ce capital en raison des apports dont ils ont bénéficié. Les retraites par répartition, financées grâce à ces redevances, ont pris une ampleur extraordinaire, du fait de la transformation radicale du sens même de la retraite : la pension d'invalidité servie lorsqu'il était devenu physiquement impossible de travailler est progressivement devenue un congé payé de plus de vingt ans au profit de " seniors " en pleine possession de leurs moyens. Une finance sociale, ayant sensiblement la même taille que la finance classique, s'est mise en place pour médiatiser les rapports relatifs au capital humain comme la finance classique médiatise ceux relatifs au capital physique. Mais de grosses erreurs de jeunesse ont été commises, qu'il faudrait maintenant corriger. Cela ne se fera qu'en clarifiant le débat, aujourd'hui trop souvent obscurci.

 

III- Un chantier pharaonique

 

Dénoncer les idées fausses

Pour clarifier le débat, il convient d'abord de faire table rase de trois idées fausses, qui règnent en maître dans le débat relatif à la politique familiale.

1/ " L'aide aux familles. " À quelques exceptions près, la collectivité nationale apporte sensiblement moins aux familles qu'elle ne reçoit d'elles. Dire que l'État aide les familles est une contrevérité manifeste : il ne fait que mettre à leur disposition une partie des ressources dont elles ont besoin pour investir dans la jeunesse, en échange de la totalité des droits sur le capital humain ainsi formé. Loin d'aider les familles, les pouvoirs publics les exploitent en leur imposant un échange inégal. La situation des parents dans les pays développés est comparable à celle que connaissent de trop nombreux paysans du tiers-monde, obligés d'emprunter à des conditions telles qu'il leur faut ensuite renoncer à leurs terres pour satisfaire leur créancier abusif. Les États du xxe siècle ont agi comme les latifundiaires, qui ont quasiment exproprié les petits propriétaires pour se constituer d'immenses domaines. Les parents ont été expropriés de leurs droits sur le capital humain qu'ils contribuent à produire. Comme certains patrons du xixe siècle faisaient l'aumône à leurs ouvriers après leur avoir volé une large part du fruit de leur labeur, et se glorifiaient ensuite de leur générosité, ainsi les dirigeants politiques de notre pays se gargarisent-ils de leurs " aides " aux familles qui sont en fait spoliées du fruit de leur investissement dans le capital humain.

2/ La redistribution horizontale. Celle-ci est définie comme un apport des ménages ayant peu ou pas d'enfants au profit de ceux qui en ont davantage. En réalité, la redistribution s'opère en sens contraire : les personnes qui consacrent beaucoup de leurs ressources à élever des enfants " tirent les marrons du feu " pour les autres, en raison de l'organisation actuelle de nos retraites par répartition . Les pensions sont grossièrement proportionnelles aux revenus d'activité, lesquels (toutes choses égales par ailleurs) sont d'autant plus faibles pour les ménages qu'ils élèvent davantage d'enfants, car les carrières féminines en subissent le contrecoup. De ce fait, les retraites de ceux qui ont élevé plus d'enfants sont inférieures ; des travaux du Cerc l'ont montré statistiquement. Nos systèmes de retraite transfèrent donc des parents de familles nombreuses aux " dinks " (Double Income, No Kids) le fruit de l'investissement démographique, tandis que notre politique familiale opère en sens inverse des transferts moins importants. On peut calculer que les parents de cinq enfants font ainsi cadeau aux personnes moins fécondes de l'équivalent d'une très belle villa. La redistribution horizontale existe bien, mais elle ne va pas dans le sens que l'on croit !

3/ Contributivité et solidarité nationale. La création du Fonds de solidarité vieillesse (fsv) est un type d'usage abusif du vocable " solidarité ". Les pouvoirs publics voulaient fournir de nouvelles ressources au régime de base de la Sécurité sociale ; au lieu d'affecter directement des points de csg à la Cnav (la Caisse d'assurance vieillesse), ils préférèrent créer une nouvelle structure, chargée de financer les portions de retraite soi-disant " non contributives ". Petit problème : la notion de contributivité utilisée en matière de retraites par capitalisation est un non-sens.

On appelle contributifs des droits obtenus en contrepartie de cotisations. Mais les cotisations dont il s'agit sont versées aux caisses de retraite, qui les reversent directement à leurs allocataires. Comme Sauvy le disait, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par notre progéniture et par notre contribution au financement de l'éducation de la jeunesse dans son ensemble. C'est donc par erreur que les droits à la retraite dits " contributifs " sont attribués au prorata des cotisations versées aux caisses de retraite. Ils devraient l'être en fonction de ce que chacun fait pour la génération suivante. Quand la répartition a succédé à la capitalisation, en France comme partout ailleurs, on a fait comme si les cotisations conservaient la même signification économique, alors qu'elles en changeaient complètement. Les cotisations versées à un fonds de pension préparent la retraite de ceux qui les payent ; il n'en va pas de même des cotisations versées aux régimes fonctionnant pas répartition. Contribuent réellement à la préparation de nos retraites, les impôts qui financent l'Éducation nationale, et le fait d'élever des enfants. Les cotisations, elles, sont les redevances versées par les actifs au titre du capital humain dont ils ont été dotés. La maladie de la bonté folle, ou de la solidarité folle, a provoqué un ramollissement cérébral qui conduit à tout mélanger, à tout confondre. En matière de politique de la famille et de la vieillesse, nous sommes daltoniens !

 

Propositions

Après avoir soumis les idées préconçues à une critique cartésienne qui nous libère de leur emprise, il devient possible d'ébaucher quelques pistes de réflexion constructive.

– L'échange intergénérationnel équitable. La compréhension du rôle des familles dans l'économie nationale requiert, nous l'avons vu, de se référer au renouvellement des générations. Nous avons suggéré de plus (et commencé à démontrer dans nos travaux scientifiques) que la politique familiale ne peut pas être étudiée abstraction faite de la prise en charge des personnes âgées par les adultes via les pensions et l'assurance maladie. Ce qui est en question est le cycle du capital humain : sa formation, qui a un coût de plus en plus élevé ; et sa fructification, qui alimente les caisses de retraite par répartition. La politique familiale ne peut en conséquence se concevoir que dans le cadre d'un échange intergénérationnel. Idéalement, elle devrait avoir pour but de rendre équitable cet échange auquel chacun participe sans y songer. Il s'agit d'un échange hors marché, mais c'est bel et bien un échange ; les pouvoirs publics ont pour responsabilité de faire en sorte qu'il soit bien organisé, de façon à ce que nul ne soit lésé en y participant.

– Distinguer soigneusement justice commutative et justice distributive. La Sécurité sociale a initialement été conçue dans une perspective assurantielle. Il s'agissait de produire de la sécurité, en utilisant la loi des grands nombres et l'épargne forcée. Il existait aussi des dispositions destinées à secourir les plus pauvres, ceux qui n'avaient pas accès aux dispositifs assurantiels : assurance et assistance étaient bien distinctes. Peu à peu, la maladie de la bonté folle aidant, tout a été mélangé, de sorte qu'il devient impossible de savoir dans quelle mesure le système est redistributif. Pour sortir de cette confusion intellectuelle et institutionnelle, il faut établir des principes simples et opérationnels. Le premier devrait être d'instaurer d'une part des services de Sécurité sociale visant la justice commutative, c'est-à-dire l'équivalence entre ce que chacun apporte et ce qu'il reçoit, et de compléter d'autre part le dispositif commutatif par un dispositif distinct destiné à produire de la justice distributive, c'est-à-dire à venir en aide aux pauvres en raison de leur pauvreté. Cette distinction serait particulièrement utile aux familles, qui recevraient globalement beaucoup plus en pure justice commutative que ce n'est le cas dans le système actuel d'" aides à la famille ".

– Mettre à l'étude des réformes majeures. La politique familiale a été indéfiniment ravaudée ; il en est résulté un dispositif que chacun s'accorde à dire effroyablement compliqué, que beaucoup voudraient bien simplifier... mais qui sera encore plus compliqué dans dix ans, sauf reconstruction intégrale, parce que la simplification du système actuel est quasiment impossible. L'heure de la reconstruction ne tardera sans doute pas indéfiniment à sonner, en raison de la crise qui se prépare en matière de retraites. La sagesse consisterait à étudier dès maintenant, de façon précise, scientifique, ce qui peut être fait pour refonder les échanges intergénérationnels sur des bases saines. À cet égard, la réforme essentielle dont il faudrait à notre sens étudier la faisabilité concerne l'attribution des droits à la retraite : ceux-ci devraient, en bonne logique commutative, être basés sur les sommes versées pour l'entretien et l'éducation de tous les enfants, et sur le fait même d'élever des enfants. Globalement, chacune de ces causes pourrait se voir attribuer le même nombre de points de retraite. Individuellement, les personnes qui ont peu ou pas d'enfants à charge pourraient cotiser davantage en argent, et celles qui élèvent des familles nombreuses, obtenant des points à ce titre, pourraient cotiser moins, gardant leur argent pour subvenir aux besoins de leurs enfants .

 

Investir dans la jeunesse

La politique démographique et familiale de la France est malade. Les institutions mises en place au début du siècle par quelques patrons " sociaux ", généralisées en 1932, ont été incorporées en 1945 à la nouvelle Sécurité sociale : il en est résulté quelques années de munificence et de simplicité. Mais depuis près de 45 ans, l'entropie augmente, la lisibilité et la générosité du système diminuent, tandis que s'aggrave la confusion des idées et des institutions. Cette dégénérescence est certes à évolution lente, la maladie n'est pas mortelle à court terme, mais il n'est pas souhaitable de laisser notre politique familiale suivre ainsi la ligne de plus grande pente, celle du déclin et de la dilution dans les politiques d'assistance.

Le redressement requiert un changement de paradigme. Continuer à raisonner en termes d'aide à la famille conduit inévitablement à commettre des erreurs de même type que celles qui se sont accumulées depuis une trentaine d'années. Le nouveau paradigme, à notre avis, sera celui de l'investissement dans la jeunesse et de l'échange intergénérationnel. Il n'y a plus d'avenir pour une Sécurité sociale découpée en branches (vieillesse, famille) et complétée de l'extérieur par le financement de l'enseignement initial. Il est temps de comprendre que l'éducation des enfants est économiquement un investissement, et que cet investissement constitue l'essentiel de la préparation des retraites futures. À l'heure où les entreprises fusionnent à tour de bras et redessinent leurs périmètres pour s'adapter à la nouvelle donne économique mondiale, notre système de gestion publique du capital humain et de solidarité entre générations successives choisira-t-il l'immobilisme ?

Retraites par répartition et politique familiale sont atteintes d'une anomalie génétique, qui explique beaucoup de leurs problèmes actuels ; cette aberration chromosomique réside dans une construction juridique qui les isole l'une de l'autre, alors que la réalité économique et sociale les réunit en un ensemble articulé. Réformer le droit social pour le rendre compatible avec la nature des choses, tel est le chantier pharaonique qui devrait s'ouvrir dans notre pays pour qu'il reprenne la tête des nations postindustrielles en matière de politique démographique et familiale ou, plus exactement, en matière de gestion des âges et du capital humain. Puisse le sourire de nos enfants et petits-enfants nous donner la force de mener à bien ce grand œuvre, qui n'a de sens que pour les doter d'institutions plus justes, plus efficaces, plus au service de ce que l'homme a de meilleur.

 

j. b.