Ernst Nolte. — Mon premier livre, le Fascisme dans son époque (1963), contenait en germe les thèses que j'ai développé ultérieurement. J'évoquais la question du fascisme du point de vue communiste, interprété non comme un nationalisme, mais comme un internationalisme.
Je vous rappelle ce mot de Trotsky qui a dit un jour, avant la prise de pouvoir en 33 : " Hitler sera le super Etienne de Montéty. — Ernst Nolte, la première édition allemande de la Guerre civile européenne date de 1987. Comment est né ce livre ?
général de la bourgeoisie mondiale, le général Wrangel de la guerre civile russe. " Les communistes ont toujours vu le national-socialisme dans un contexte international, c'étaient pour eux le moyen de s'attribuer un rôle central. J'ai adopté ce postulat communiste, non dans son dessein historique, mais dans son interprétation du présent.
C'est dans cette perspective que je me suis intéressé à Mussolini plutôt qu'à Hitler, car Mussolini fut l'un des marxistes européens les plus importants avant la Grande Guerre. Durant la guerre, il rompt avec ses camarades et se rapproche du nationalisme italien. Mussolini disait : " Que mes camarades disent que dans le proche futur, la société sera socialiste n'est pas juste ; avec le capitalisme, ils ont beaucoup plus de pain sur la planche qu'ils ne le pensent. " Sous cet angle, il avait raison. À l'époque, c'était son point de départ, et j'ai conservé ce point de départ.
Naturellement, si vous étudiez le fascisme, vous travaillez aussi sur l'Allemagne. J'ai défini le national-socialisme comme radical-fascisme, non comme fascisme. Beaucoup d'Allemands parlent de fascisme allemand, ils ne font pas de distinction. J'ai fait clairement cette distinction en 1963 entre fascisme radical, hitlérien, fascisme normal mussolinien et proto-fascisme Action française.
Le communisme n'était pas au centre de mon étude. Mais il n'était pas absent de la définition du fascisme que je donnais, c'est-à-dire un anti-marxisme qui veut annihiler son ennemi en développant une idéologie du même type mais opposée radicalement. À l'époque, je ne suis pas allé plus loin, il s'agissait juste d'une élaboration. La première étape de ma réflexion porta sur l'Allemagne et la Guerre froide, c'est-à-dire la dernière partie de la guerre civile du xxe siècle. La première guerre civile européenne s'acheva en 1945 — la seconde fut le conflit Est-Ouest. Je parlais pour ainsi dire de la deuxième étape avant de parler de la première. Si le marxisme fut la pré-condition du bolchevisme, la réaction du fascisme ne fut pas une anticipation mais un retour en arrière. Alors j'ai écrit la Guerre civile européenne où pour la première fois je donnais aux deux antagonistes une part égale, non avec le fascisme d'un côté et le communisme de l'autre, mais en les associant dans leur conflit. Vous me direz que j'aurais dû écrire ce livre en 70 immédiatement après le Fascisme dans son époque, mais une vie intellectuelle n'est pas nécessairement logique !
En tout cas quand le livre est paru en 1987 il était précédé d'un effet d'annonce incroyable. La " querelle des historiens " avait déjà commencé à partir d'un article de moi paru dans un grand quotidien allemand en 1986 et annonçant les thèses principales d'un livre inachevé. C'est pour ainsi dire la tragédie de ce livre ! On a lu l'article, on n'a pas étudié le livre. En 1988, la querelle des historiens fut close officiellement par le président de la République Fédérale, M. Richard von Weizsäcker, qui a dit : " Nul n'a raison, chacun a ses raisons. " Il y eut encore quelques échanges critiques, mais en fait, la réunification de l'Allemagne a pris le devant de la scène. C'est en deux mots l'histoire de ce livre.
On a dit que les adversaires de Nolte avaient imposé leurs arguments parce que peu se sont ralliés, à l'époque, à l'idée que je défendais, selon laquelle le national-socialisme était avant tout une réponse à la menace représentée par le léninisme, et qui avait décidé d'employer les moyens du léninisme.
La plupart des intellectuels allemands récusent, à l'époque de la " querelle des historiens ", l'idée selon laquelle le national-socialisme était davantage lié à Lénine qu'à Staline. Ce n'est pas mon avis ; l'opinion d'Hitler sur le bolchevisme était faite quand Staline arriva au pouvoir. Sur le plan idéologique, Staline reste un personnage secondaire. La question est de savoir si le national-socialisme est lié rationnellement au bolchevisme ou par exemple à Treitschke ou d'autres penseurs du Sonderweg allemand, de l'exaltation de la singularité allemande, à la fin du xixe siècle. C'est le point important de la controverse, qui n'est pas réglé aujourd'hui en Allemagne. Mes contradicteurs ont fait un certain retour en arrière en admettant que la gauche allemande avait eu tort de ne pas vouloir poser la question des crimes du communisme pour ne pas livrer d'arguments à la réunification de l'Allemagne. Un de mes adversaires dans la " querelle des historiens " a partiellement remis en cause ses conceptions, en déclarant récemment : " Nolte a posé la question la plus importante du siècle, mais sa réponse est erronée. "
Édouard Husson, en observateur du débat intellectuel allemand et en particulier de la " querelle des historiens " sur les origines du nazisme, comment situez-vous la Guerre civile européenne et les recherches d'Ernst Nolte ?
Edouard Husson.— Tout d'abord, il est important de souligner que vous êtes fondamentalement un libéral, précisément un penseur du système libéral qui prend au sérieux les thèses marxistes au point de donner l'impression de les utiliser en les inversant. Dans la Guerre civile européenne, par exemple, vous replacez la question du génocide juif européen dans une perspective qui rejoint de nombreuses explications marxistes du fascisme. D'une façon générale, il faut signaler la façon remarquable dont vous rendez compte dans votre œuvre de la parenté des logiques antagonistes. C'est le cas naturellement entre le fascisme et le communisme, mais aussi avec Nietzsche comme anti-Marx.
Pour revenir sur la querelle des historiens, vos thèses sur le rôle fondateur du léninisme et de la Révolution en 1917 dans la naissance du nazisme sont déjà explicites dans l'Allemagne et la Guerre froide (1974). Or à l'époque, votre thèse n'a guère était relevée en Allemagne, alors que l'historien américain Peter Gay publie en 1974 un compte-rendu assez critique. En 1985 encore, Martin Broszat, dans son Plaidoyer pour l'historicisation du national-socialisme vous cite comme un des auteurs majeurs ayant contribué à l'historicisation, c'est-à-dire à la meilleure compréhension scientifique du nazisme. Il ne change d'avis qu'en 1986, lorsque Habermas, le premier en Allemagne, soulève toutes les implications de vos thèses.
J'ai tendance, pour ma part, cependant, à minimiser la distance entre les protagonistes de la " querelle des historiens ". En effet, ils pensent comme vous-même en 1973, dans l'Allemagne et la Guerre froide, que l'histoire allemande est finie et qu'il s'agit d'expliquer l'histoire du nazisme en prenant un point de vue extérieur à l'histoire allemande. Il y a bien une différence entre eux et vous : ils recherchent des continuités de Bismarck à Hitler, la période 1871 leur apparaissant comme une parenthèse nationale aberrante dans l'histoire de l'Allemagne ; vous-même préférez faire sortir le nazisme de sa confrontation avec le léninisme et le stalinisme. Dans les deux cas, la question de la responsabilité spécifiquement allemande dans l'avènement du nazisme est partiellement esquivée.
Parmi vos adversaires, Habermas, le premier, développe le mythe de la conjuration des historiens conservateurs voulant réviser l'histoire allemande. De nombreux observateurs allemands ou étrangers ont dit qu'au fond vous étiez un historien nationaliste. Je conteste cette analyse, car votre point de départ est post-national, au sens où vous voulez extraire la question du nazisme et de l'histoire allemande d'une perspective longtemps dominante après la Seconde Guerre mondiale, en particulier chez les historiens américains d'origine allemande immigrés aux États-Unis : la question de la préhistoire allemande du nazisme. Ceci est paradoxal, car vos adversaires se situent exactement sur la même ligne. Eux aussi réfléchissent sur les phénomènes idéologiques transnationaux ou structurels et sont donc en contradiction car votre développement sur le fascisme comme réponse au communisme, et sur le nazisme comme fascisme radical en réponse au léninisme, est une conclusion logique quand on réfléchit en terme transnationaux.
Pour ma part, je ne suis pas convaincu par l'idée, que vous n'êtes pas le seul à défendre, selon laquelle 1917 est la date fondamentale pour comprendre l'avènement du nazisme et même tout le xxe siècle. Je pense que la date fondamentale est 1914. Ceci ne signifie pas que l'Allemagne porte une responsabilité unique dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale, mais que s'expriment en 1914 non pas tant des proto-fascismes qu'une sorte de fascination pour la possibilité d'une guerre régénératrice, alternative à l'inconsistance de la démocratie libérale. François Furet définissait votre vision du fascisme comme une volonté d'assurer l'homme contre l'angoisse d'être libre et sans détermination, ce qui est finalement le projet des Lumières, du libéralisme et du système démocratique. Ceci pose la question de la naissance du bolchevisme, produit de la Première Guerre mondiale. Mais la source est plus profonde. Au début du xxe siècle, on observe un mouvement général des sociétés européennes, qu'on trouve aussi chez Mussolini : entre les relations contractuelles, nationales et internationales, qui prennent leurs sources dans l'idéal des Lumières et le conflit, intérieur et extérieur, qui rend la vie apparemment plus palpitante, on choisit le conflit. Comme le dit le marxiste Mussolini : il se pourrait qu'entre la révolution et la guerre, on finisse par choisir la guerre. Au cœur de ce dilemme, il y a le refus du système libéral au sens d'une société sans ennemi, d'une société qui serait la fin de l'histoire. Le bolchevisme naît de ce refus, mais il n'est pas le seul. Le fascisme naît d'une fascination de la guerre qui s'empare de tous les pays européens.
e. n. — Le point de départ de ma thèse est effectivement universaliste. Il faut rappeler que la plupart des controverses sur le national-socialisme étaient issues des controverses de la République de Weimar. Quand les partis démocratiques combattaient le nazisme, ils ne faisaient que poursuivre les polémiques de l'empire de Bismarck. L'intérêt de chacun était de démontrer le lien de l'adversaire avec le national-socialisme.
J'ai donc voulu prendre de la hauteur à l'égard de ces controverses intérieures allemandes, et j'ai adopté une voie pour ainsi dire " universaliste ". Or le mouvement supranational par excellence était le marxisme. Ce qui était le plus important à mes yeux, c'était d'une part la présence du mouvement ouvrier marxiste international dans les États européens et d'autre part les réactions que cela entraînait, normalement nationalistes. L'Action française par exemple, était une réaction nationaliste dirigée en règle générale contre les protestants, les juifs étrangers, etc., mais si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que le marxisme avait déjà une importance considérable pour Maurras.
Alors peut-on dire que la Grande Guerre fut la catastrophe élémentaire du siècle ? S'il n'y avait eu que cette guerre, les nations auraient trouvé avec la paix une vie meilleure, avec les Nations unies par exemple. La nouveauté, ce ne fut pas la guerre, mais son ampleur et sa spécificité qui provoquèrent un mouvement de condamnation globale des systèmes politiques qui l'avaient engendrée et de prise de pouvoir dans un des plus grands États du monde. Et c'est 1917.
1917 n'est pas la même chose que 1914. En soi, la guerre n'aurait pas produit une seconde guerre. Le nationalisme allemand seul, même lésé par la défaite, n'aurait pas eu la force de recommencer. C'est parce qu'il a pu se lier avec une force majeure, avec un intérêt supranational, qu'il a pu faire preuve de cette puissance incroyable que l'on ne devrait pas nier ; c'est tout de même une chose absolument étonnante pour une nation défaite que de reprendre la guerre après 25 années et d'abord victorieusement ! Cette force ne pouvait venir que d'ailleurs.
Immédiatement après la guerre, les Alliés ont fait preuve d'une sympathie considérable pour l'Allemagne. Pourquoi ? Parce que l'Allemagne était considérée comme un bastion contre ce phénomène très dangereux du bolchevisme qui s'est développé en Russie. J'ai essayé de suivre ce point de vue. Il y a bien sûr d'autres interprétations qui ont leur importance. Hitler était aussi le représentant d'un nationalisme chargé d'une forte émotion, mais le plus important, à mon avis, était son inimitié pour le marxisme qui datait d'avant la guerre. Dans Mein Kampf, il raconte d'une manière tout à fait crédible qu'il était étonné, déprimé et consterné par la puissance des sociaux-démocrates qui s'exprimait par exemple à travers leurs manifestations dans les rues de Vienne. Cette peur fut naturellement renforcée par ses expériences d'après-guerre. Il raconte cet épisode qui se passe dans l'hôpital où il était soigné : des manifestants allaient et venaient, brandissant un drapeau rouge, criant que l'Allemagne était défaite, annonçant la révolution. Il a dit que c'était pour la plupart des juifs — ce qui est très discutable et probablement un effet de son imagination. En tout cas cette information l'a profondément démoralisé, et tout d'abord en tant que nationaliste. Mais il y avait plus. Pour lui, c'était bien un mouvement international qui a vaincu l'Allemagne. La défaite n'était pas une défaite contre la France mais contre un mouvement général dont il avait la conviction qu'elle empêcherait l'Allemagne de se régénérer. Ce n'était pas chez lui, comme on l'a dit, une idée plus ou moins vague, non, c'était une conviction, ce que j'ai appelé émotion fondamentale.
Il faut bien prendre en considération le fait que la victoire des bolcheviques en 1917 était un phénomène incroyable. Non pas seulement par les événements russes eux-mêmes, mais par le fait qu'il s'agissait d'une réaction de vaincus dont on sait qu'ils se convainquent souvent qu'ils sont les meilleurs. Tout cela inquiétait les Alliés. Churchill voulait intervenir en Russie, (ce qui n'était pas l'avis de Lloyd George qui " préférait une Russie bolchevique à une Angleterre bolchevique ".) Ceci prouve que le phénomène bolchevique ne peut être mis à l'écart et qu'on ne peut comprendre l'Allemagne hors de ce contexte. Ceci me distingue de mes confrères qui se sont concentrés sur l'Allemagne prise en elle-même, sa vie et ses polémiques internes. Ce point de vue n'est pas inutile et faux, mais il est insuffisant. J'ajoute que sans cette dimension internationale, l'histoire de l'Allemagne ne m'intéresserait guère.
Édouard Husson, partagez-vous l'analyse d'Ernst Nolte sur " l'émotion fondamentale " de 1917 pour expliquer l'énergie incomparable avec laquelle l'Allemagne s'est lancée dans la guerre ?
e. h. — Cette émotion fondamentale où se cristallisent la peur, le ressentiment et l'angoisse est effectivement au cœur du débat. Vous avez cité l'épisode d'Hitler voyant arriver des manifestants avec un drapeau rouge proclamant la révolution. Mais je ne suis pas certain que pour Hitler, le lien se soit fait immédiatement avec la révolution léniniste dans sa dimension internationale. En 1918, pour de nombreux nationalistes allemands, l'Allemagne a été trahie de l'intérieur. Certes, cette trahison est le fait de marxistes, de pacifistes et d'adversaires de la monarchie, mais l'anticommunisme d'Hitler s'est constitué par étapes, comme l'ensemble de son idéologie. Deux autres éléments nous aident à comprendre comment cet antibolchevisme, qui n'est pas propre à Hitler, a pu marquer cette époque. Tout d'abord, au moment de l'armistice, la plupart des Allemands étaient convaincus qu'ils étaient en train de gagner la guerre. Victimes de la propagande de Ludendorff, ils subissent un premier choc. Or l'Allemagne avait gagné à l'Est, ce que le traité de Brest-Litovsk avait entériné en mars 1918. Les Allemands ont donc le sentiment d'être privés d'un dû, en raison des sacrifices consentis. La deuxième contribution à l'émotion fondamentale allemande vis-à-vis de la Russie — qui n'est pas encore la Russie communiste —, c'est un état d'esprit partagé par une partie de l'opinion dès avant 1914 : la peur de la Russie et plus généralement du slavisme.
Cependant, si le lien entre les émotions fondamentales et le développement des idéologies en réaction à des pressions extérieures ne fait aucun doute, je voudrais formuler deux objections à vos analyses : 1/ la logique fonctionne dans les deux sens. Hitler réagit au bolchevisme, mais Lénine était fasciné par l'État prussien et le léninisme, puis le stalinisme ont sans cesse l'œil rivé sur leur voisin occidental. Staline accomplit les grandes purges dans l'Armée rouge après la Nuit des longs couteaux. 2/ Comment est né le nationalisme allemand ? De mon point de vue, il s'est construit par sédimentation, par accumulation successive de strates historiques, depuis ce phénomène fondamental qu'est la Révolution française et les guerres napoléoniennes. Les peuples et les mentalités s'expliquent par la durée : ce sont des hostilités successives qui ont permis à l'unité allemande de prendre un sens et au sentiment national allemand de s'exprimer. Sans faire de l'Allemagne son unique responsable, je crois que la préhistoire de la Première Guerre mondiale est là. Si le nationalisme allemand se réveille en 1840, c'est l'hostilité à la France, à la culture française depuis l'Aufklärung, à la Révolution française qui constitue l'élément moteur fondamental de l'unité allemande en 1871.
Un deuxième élément tout aussi important est la fascination tout autant que le rejet de la relation avec l'Angleterre, le monde anglo-saxon, c'est-à-dire le parlementarisme et la démocratie. C'est évidemment très net dans Mein Kampf. Le troisième élément que vous avez mentionné est la peur de la Russie et du panslavisme, conçu comme un danger pour l'Allemagne et pour l'Europe. Dernier élément extrêmement important, qui pointe pendant la crise économique des années 1870 mais avec je crois des racines plus profondes : l'antisémitisme, qui charrie également des sentiments hostiles aux libéraux et aux socialistes. Vous-même avez montré, notamment dans votre ouvrage sur Nietzsche, la complexité des rapports entre les juifs et les Allemands comme avec les autres européens du xixe siècle.
En 1918, on assiste donc à une explosion de ces appréhensions hostiles. La confrontation d'Hitler, du moins comme individu, avec les défilés sociaux, démocrates, marxistes, syndicalistes dans les rues de Vienne, est un fait, mais elle a prospéré sur une réalité nationaliste qui puise ses racines beaucoup plus loin.
e. n. — Parmi tous ces facteurs, je veux seulement dire que l'un d'entre eux a toujours été négligé et qu'il y avait des raisons profondes pour cela. L'anticommunisme du national-socialisme a été négligé par chaque camp, sauf par les communistes eux-mêmes qui, toujours, ont défini le nazisme comme une contestation de l'avenir qu'ils représentaient. Pour tous les autres, par exemple durant la Guerre froide, dire que le national-socialisme était pour une grande part anticommuniste, c'était s'attaquer implicitement à l'anticommunisme.
Ce que je voudrais dire est très simple. Le système libéral est une société de conflits qui se caractérise par de multiples partis opposés mais relatifs : extrême gauche, gauche modérée, centre, droite modérée, droite radicale. Soudainement, pour la première fois dans l'histoire, quelque part dans une partie du monde potentiellement dominatrice, un de ces partis établit une suprématie exclusive. Cela signifie que sous certains aspects la chaîne est rompue. Si un élément du système libéral universel se fait indépendant et conquiert un État puissant, il est plus que probable que l'autre extrême, en ce cas l'extrême droite, tentera de prendre son autonomie et au moins de former un groupe militant. La militance victorieuse d'extrême gauche produit la militance d'extrême droite ; elle ne produit pas nécessairement la victoire de cette extrême droite autonome, mais elle rend son existence nécessaire. Par principe, la première fuite du système produit la deuxième fuite. Le mouvement de Hitler était essentiellement un contre-mouvement.
Je voudrais revenir sur l'hostilité allemande à la Révolution française dont vous avez parlé. Cette hostilité, qui existait aussi en France, n'était pas un phénomène nationaliste. La Révolution française était un fait international qui provoqua des manifestations hostiles dans toute l'Europe, c'est pourquoi dans le Fascisme dans son époque, je suis parti de la tradition contre-révolutionnaire et j'ai dit que le national-socialisme devait être inscrit dans cette tradition.
Furet a montré très clairement l'enthousiasme de certains Français pour les parallèles entre la Révolution française et la Révolution russe. Mais cette Révolution russe fut dénoncée dès les premiers jours par les mouvements contre-révolutionnaires. À mon avis, le national-socialisme doit être inséré dans cette réalité historique globale issue de la Révolution française qu'est la tradition contre-révolutionnaire. Il y a chez Hitler des expressions qu'on peut lire presque mot à mot dans certaines publications contre-révolutionnaires de la fin du xviiie siècle.
e. h. — Je comprends votre préoccupation " universaliste ", mais l'histoire de l'Allemagne " intérieure " nous permet d'identifier autrement l'origine du nazisme. Revenons par exemple à l'élaboration de la pensée de Hitler. Quand on examine ses premiers discours — et là je suis en désaccord avec vos thèses — l'antisémitisme apparaît avant l'anti-bolchevisme. Le lien entre révolution bolchevique et antisémitisme n'apparaît que dans un deuxième temps.
Deuxièmement, l'hostilité au marxisme est d'abord un phénomène intérieur allemand avant d'être projeté contre la Russie. C'est l'idée du coup de poignard dans le dos, de la trahison intérieure qui commence avec les grèves de 1917 et qui empêche la victoire de l'Allemagne. C'est ensuite que viendra la peur de la révolution, mais dans les faits, en 1918, le parti social démocrate a beaucoup plus de latitude que l'on dit entre le spartakisme d'un côté et la nécessité d'une alliance entre l'État-major et le Spd de l'autre pour contrer la révolution. Enfin, et sur ce point je vous rejoins, la crainte de la révolution intérieure est amplifiée par les témoignages extérieurs sur la réalité de la guerre civile russe et de ses massacres tels que ceux rapportés par les membres de certains corps francs ou des Allemands des pays Baltes de retour en Allemagne. C'est d'ailleurs après leur retour que l'édifice idéologique d'Hitler peut se consolider avec cette composante antibolchevique qui avait sans doute été négligée.
La question primordiale que vous avez posée est celle-ci : pourquoi n'y a-t-il pas encore d'histoire satisfaisante de l'anticommunisme occidental et pourquoi le national-socialisme et les fascismes en général n'ont-ils pas leur place dans ce mouvement ? Effectivement la part jouée par le fascisme et surtout le national-socialisme dans l'élaboration de la lutte contre le communisme est à première vue hors de propos car, pense-t-on, ce serait une sorte de légitimation. Pourtant vous avez raison de souligner à quel point on sous-estime le rôle de l'anticommunisme dans la mobilisation réussie par Hitler. Mais j'en déduis une conclusion inverse à la vôtre : la violence de l'anticommunisme hitlérien nous renvoie à notre propre anticommunisme et à son efficacité. Dès le début de la révolution russe, se développe en Europe une pensée contre-révolutionnaire qui a tendance à vouloir anéantir le bolchevisme chez lui — vous citiez Churchill à ce propos. Or toute une composante historique du régime soviétique repose sur le thème de la paix et son instrumentalisation. L'expansionnisme bolchevique a toujours revendiqué une sorte d'auto-limitation : ses actes de guerre sont des réponses, comme dans le cas de la guerre contre la Pologne en 1920 ou contre le iiie Reich, aux attaques déclenchées contre lui. Par hypothèse, nous devrions au moins nous demander si face au bolchevisme, la combinaison de fermeté et de dialogue progressivement élaborée après la Seconde Guerre mondiale, et dont de Gaulle et Willy Brandt ont été les deux représentants les plus éminents, n'ont pas davantage contribué à l'effondrement du communisme en l'exposant à ses propres contradictions qu'une provocation agressive permanente née de la peur.
M'appuyant sur les capacités de remise en question du système soviétique avec Khrouchtchev et Gorbatchev, je voudrais donc relancer le débat que vous posez. L'angoisse, la peur, la menace ont quelquefois produit du fascisme, elles ont toujours permis l'expansion du communisme. Celui-ci n'a pu être endigué durablement qu'à partir du moment où l'on a respecté la souveraineté des États communistes tout en encourageant une lutte non-violente pour les droits de l'homme à l'intérieur de leurs frontières. C'est l'esprit, aujourd'hui oublié, des accords d'Helsinki.
e. n. — Sans pouvoir le démontrer more geometrico, je pense avoir pris beaucoup plus au sérieux le marxisme et le bolchevisme que la plupart des historiens qui disent que Staline était un politicien modéré ne voulant attaquer personne. Le fait fondamental est le suivant : quelques centaines d'hommes sont persuadés qu'ils ont la mission de libérer le monde. C'est une expérience capitale pour le monde d'alors qu'une petite minorité, ce qu'étaient les bolcheviques, puisse prendre le pouvoir. Or l'angoisse qui en a résulté était bien fondée. La menace bolchevique n'était pas la manifestation velléitaire d'un homme ou d'un petit groupe, mais elle était omniprésente. Sa forme extrême appartenait peut-être à un petit nombre d'hommes, mais elle rencontrait beaucoup de sympathie. En France même, une majorité de la Sfio passe au communisme en 1920.
Il y a une différence d'interprétation entre nous. Un historien des idéologies perçoit et prend au sérieux ce qui est dans la tête des hommes ; il peut prendre au sérieux un libéral qui dirait : " Un homme qui a des convictions fortes est plus fort que cent hommes qui ont des intérêts. " Cela me paraît élémentaire et ceci explique la part prise dans ce siècle par les idéologies. Les deux grandes idéologies, grandes par leurs effets, que furent le marxisme bolchevique et le fascisme national-socialiste n'étaient pas parallèles mais il existait bien entre elles un " nœud causal " en matière d'organisation et de méthodes. Un dirigeant communiste allemand a pu dire : " Ce parti national-socialiste n'est que la contrepartie contre-révolutionnaire du parti révolutionnaire de l'Union soviétique. "
La question est donc de savoir s'il existe un nœud causal dans leur volonté de destruction. C'est le point le plus délicat. A priori, chez les communistes, on parlera de mesure exterminatrice à propos du combat des ouvriers russes contre les capitalistes. La lutte des classes a toujours été revendiquée comme un principe de l'idéologie marxiste, c'est très clair. Chez les nationaux-socialistes, les victimes sont les juifs. Y-a-t-il un point commun entre les deux volontés exterminatrices ? Il faut faire remarquer de nombreux socialistes ont défendu la thèse que les juifs étaient les principaux acteurs du capitalisme et que les penseurs juifs eux-mêmes se sont revendiqués protagonistes de la modernité. La conception selon laquelle les juifs sont un peuple de parias qui a été persécuté par des hommes mauvais est à mes yeux dégradante pour les juifs. Ce n'est pas faux mais cela ne suffit pas. Je suis décidément convaincu que pour Hitler, les juifs n'étaient pas une race inférieure. Au contraire, il leur attribuait des capacités incroyables. Dans ses Tischgespräche (Dialogues de table), il disait : " S'il n'y a pas de juifs en Suède et que vous y admettez 5000 d'entre eux, en vingt ans ils auront pris toutes les positions centrales. " Hitler avait une telle conception de la valeur du peuple juif, dans un sens négatif, certes, qu'on n'a pas le droit de dire que son antisémitisme relevait de la démence : il s'agissait d'un objectif politique identique et opposé à la fois au projet marxiste-léniniste d'extermination de la bourgeoisie.
Ce n'est pas une justification mais c'est une explication, et c'est la différence entre compréhension historique et justification. Ce sont deux choses qui sont toujours confondues dans la polémique contre moi.
Venons-en au problème de la mémoire du communisme et du nazisme. La mémoire occidentale contemporaine ne sait manifestement pas traiter de manière analogue le communisme et le nazisme. Alain Besançon a parlé d'amnésie partielle ou totale pour l'un et d'hypermnésie pour l'autre. Quelles en sont les raisons ?
e. n. — Les classes dirigeantes occidentales ne veulent pas concéder [que la puissance soviétique constituait vraiment un grand danger. De nombreux Allemands ont été réellement séduits par la perspective de devenir aussi " militants " que leurs ennemis. Or il y avait une authentique parenté intérieure entre la bourgeoisie et la forme militante du national-socialisme ou du fascisme. Ma thèse est que le militantisme anticommuniste était une dimension nécessaire du fascisme. On a tort de réduire le fascisme à une démence, totalement irrationnelle et " non nécessaire ", même s'il n'était pas nécessaire que cette idéologie devienne le " tout " ! C'est pourquoi je distingue clairement l'anticommunisme militant national-socialiste ou fasciste et l'anticommunisme non militant, démocratique, du temps de la guerre froide.
Si les anticommunistes ne veulent pas se reconnaître une certaine parenté, les communistes, eux, disent que cette parenté est totale. Pour ma part, je pense que cette parenté est réelle, même si celle-ci ne pouvait pas se transformer en une finalité commune. C'est la différence entre fascisme et système libéral bourgeois. Mais nier toutes connexions parce que les communistes disent le contraire, cela ne tient pas ! Je maintiens cette thèse, non seulement devant les communistes, mais aussi devant les libéraux : il y avait une parenté, et l'anticommunisme démocratique n'a pas à en rougir ni à se disculper devant les communistes.
e. h. — Je pense que le point initial de notre désaccord vient de ce que vous appelez la petite minorité d'hommes à l'origine du bolchevisme. Certes ce n'est pas parce que le bolchevisme était minoritaire que la menace n'existait pas. Mais faisons une comparaison avec la Révolution française : la minorité révolutionnaire a pris le pouvoir par la force, mais elle s'appuie sur une idéologie capable de mobiliser le peuple français et de conquérir une partie de l'Europe. Or le problème auquel les bolcheviques sont confrontés, c'est que leur système idéologique exclut d'emblée une grande partie de la population. Elle est contre-productive. Malgré la violence des thèses de Lénine, de Trotsky puis de Staline, la capacité de mobilisation du système était limitée par le préalable de la purge à toute exportation de la révolution. Ceci est le paradoxe des années trente et de l'affrontement avec Hitler : Staline a décapité l'état-major de son armée, et pratique une épuration sans fin. Pendant les premières semaines de l'invasion allemande, il est désemparé par l'échec du système à mobiliser la nation contre l'ennemi. Il ne sort de l'impasse qu'en recourant à la tradition russe, en se réconciliant avec la nation et en se faisant l'héritier des tsars.
Ceci me conduit à défendre une thèse opposée à la vôtre. Je pense que dès l'origine, le communisme était surestimé. Ce sont les intrusions étrangères en territoire russe, à commencer lors de la guerre civile de 1919, puis avec l'invasion allemande de 1941 qui ont provoqué une mobilisation du peuple russe derrière le régime et qui lui ont permis de durer. En revanche, je vous rejoins sur la parenté entre l'anticommunisme fasciste ou nazi et l'anticommunisme occidental, mais bien parce que le système libéral, tout comme Hitler que l'on peut effectivement présenter comme le plus virulent des anticommunistes occidentaux, a surestimé l'adversaire communiste.
e. n. — Après la Révolution française, il y avait tout de même moins de jacobins en Europe, qu'il y eut de communistes hors de Russie après la Première Guerre mondiale ! Les bolcheviques disposaient d'une incroyable capacité de mobilisation — j'ai rappelé tout à l'heure la conversion du parti socialiste français au communisme, à la iiie Internationale. Je maintiens qu'il y eut deux anticommunismes : une forme fasciste militante et une forme démocratique. Si la phase militante était nécessaire, la victoire ne l'était pas. Dans les années trente, l'anticommunisme démocratique non militant pouvait réussir, par une politique de détente très prudente, analogue à celle pratiquée plus tard par Nixon et Brejnev. Je veux bien accepter cette hypothèse, mais je ne suis pas du tout sûr qu'elle aurait vaincu, d'autant que dans les années vingt à trente, les Américains n'étaient pas là.
Revenons à la différence de mémoire contemporaine pour les deux totalitarismes du siècle. L'affaire yougoslave est à cet égard révélatrice : Milosevic n'est nulle part considéré comme un rejeton du communisme mais comme un clone de Hitler.
e. n. — Sur ce point la position d'Alain Besançon est centrale, même si elle est prudente. Pour ma part, je pense que les conservateurs occidentaux ne sont pas prêts à confesser sincèrement leurs connivences avec les régimes totalitaires. La raison la plus importante est celle-ci : entre le système libéral occidental et le bolchevisme, la parenté est plus grande qu'entre le système libéral et le national-socialisme. Pourquoi ? Parce que le national-socialisme est un particularisme militant à l'universalisme " caché " : s'il se prétend le défenseur du peuple allemand, c'est le peuple allemand pris comme race germanique. Avec le national-socialisme, le particularisme militant n'est plus seulement nationaliste, il devient raciste, non au sens polémique dont on abuse aujourd'hui à propos de n'importe quel affrontement régionaliste comme par exemple entre les Flamands et les Wallons, mais au sens de racisme authentique. C'est ce racisme qui donne au national-socialisme une dimension universaliste réelle. De leur côté, l'américanisme et le soviétisme ne sont pas d'abord des particularismes, mais des universalismes revendiqués, même s'ils sont plus idéologiques que réels.
e. h. — La comparaison entre l'hypermnésie du national-socialisme et l'amnésie du bolchevisme doit être affinée. Avant 1989, on trouve effectivement une hypermnésie des fascismes mais qui reste en partie abstraite parce qu'on ne parle pas du contenu de la politique nazie. La nouveauté, c'est que depuis la chute du mur de Berlin, on peut enfin développer de façon parallèle l'analyse des deux totalitarismes et on assiste actuellement à une multiplication des études d'une part sur le nazisme et en particulier sur les camps d'extermination, sur l'eugénisme, etc., et d'autre part sur les crimes du communisme. Le communisme n'est pas effacé, il fait même l'objet d'une hyper-présence dans nos mémoires. Les Occidentaux ne font pas seulement de Milosevic un clone d'Hitler, ils en ont font un ancien communiste devenu nationaliste. Il est la cible idéale, le bouc émissaire parfait pour le camp de la civilisation : en passant d'un totalitarisme à l'autre, il est la synthèse de l'horreur.
Il reste que nazisme et communisme sont des concepts absolus qu'on utilise à tort et à travers à des fins polémiques. Rarement Milosevic n'a été considéré pour lui-même dans l'histoire récente de la Yougoslavie, l'information a basculé très vite dans l'imprécation, indépendamment des responsabilités de chacun. Sur le strict plan de l'information, on peut tout de même s'interroger sur ces affiches antiserbes représentant des camps de concentration qui de plus, faisaient référence aux nazis, non au Goulag.
e. h. — Je m'inscris en faux contre la thèse selon laquelle on ne parlerait jamais assez des crimes du communisme et l'on serait obsédé par les crimes du nazisme. Quels intérêts servons-nous aujourd'hui en tenant un tel discours ? Je suis très frappé par l'évolution de Brzezinski, théoricien en totalitarisme dans les années cinquante et aujourd'hui défenseur d'une hégémonie américaine sur le continent eurasiatique. Si l'on veut parler correctement du communisme alors il faut parler à la fois de ses crimes et de son effondrement pacifique, qui n'entrait pas dans les plans du complexe militaro-industriel américain. Je crains qu'au nom d'une indignation morale justifiée, au fur et à mesure que les crimes du communisme sont mieux connus, on se laisse entraîner à justifier une volonté de puissance occidentale qui risque de faire de la Russie et de la Chine, à nouveau, nos ennemis farouches.
e. n. — Un mot d'autocritique. J'ai écrit dans le Fascisme dans son époque qu'il y avait dans le national-socialisme et le fascisme une tendance à l'universalisme, " fascistes de tous les pays unissez vous ! ", mais cette tendance était vouée à l'échec. Parallèlement, je me demande aujourd'hui si le communisme, pratiquement le bolchevisme, n'était pas d'abord un nationalisme de masse, fruit d'un prétendu universalisme. Milosevic qui était communiste est devenu nationaliste, et il n'est pas le seul. Les exemples abondent en ce sens aujourd'hui. Mais entre les deux guerres, tous les particularistes nationalistes, racistes, pouvaient se croire en danger devant la grande prétention internationaliste du communisme.