L'antagonisme des blocs, issu de la Guerre froide, a pu laisser croire que seuls deux modèles économiques pussent jamais exister : au capitalisme démocratique s'opposerait la planification de type soviétique... Ou, plus précisément, l'effondrement du second modèle ayant été constaté, que seul le premier aurait vocation à tant soit peu d'universalité et d'atemporalité.
Ce n'est pas si simple. L'économiste sait qu'il existe une infinité de régimes possibles et le chrétien croit qu'il dépend des hommes de transformer l'esprit de ces régimes.
Dans la problématique des alternatives économiques, il y a en effet une double confusion : entre deux concepts d'une part et entre deux débats d'autre part. Tout d'abord, il ne faut pas confondre la notion de " régime économique " d'un pays, qui traduit une réalité, et celle de " système économique ", qui propose une vision abstraite résultant d'hypothèses fixées au départ. Ensuite, il ne faut pas confondre deux débats, car leurs natures sont différentes, la préférence pour tel ou tel système économique jugé plus efficace du point de vue de la recherche du bien commun — ce qui ne peut être qu'un débat d'idées — et la préférence pour tel ou tel régime économique, qui consiste à déterminer la composition adéquate, dans des proportions particulières, de différents systèmes économiques. D'où la question : combien de systèmes économiques sont-ils imaginables ?
Plaçons-nous d'emblée dans le cas du modèle reposant sur la division du travail, situation de tous les pays civilisés. Division du travail dit nécessairement échange. Par analogie, les différents systèmes économiques correspondent à trois types d'échange : a/ on me prend ceci de force pour le donner à tel autre (l'" économie de plan ") ; b/ je te donne ceci, si tu me donnes cela (l'économie de marché) ; c/ je te donne cela (l'économie qu'on appellera " communautaire ").
En ce qui concerne l'économie de plan, il vaut mieux éviter de parler de " socialisme " (au sens traditionnel du terme), car ce concept inclut habituellement un critère de propriété des moyens de production. Or celui-ci est moins déterminant qu'on ne le croit. Il peut en effet exister (tout au moins théoriquement) des économies de plan dans un contexte d'appropriation privée des moyens de production, et inversement, des économies de marché coexistant avec une appropriation publique des moyens de production. Ce qui est donc déterminant, ce n'est pas la propriété des moyens de production, mais les modalités de fonctionnement du système économique, autrement dit comment se décide la circulation des richesses et donc leur production.
L'esprit de l'échange
Venons-en maintenant au système " communautaire ". Celui-ci prend en compte le don, non un don unilatéral mais une multiplicité de dons à l'intérieur d'un groupe : chacun donne au groupe et chacun reçoit du groupe. Ceci fait penser à la notion de communauté, mais cela doit exclure le " don " calculé qui pose par hypothèse que le bénéficiaire sera l'obligé (débiteur) du " donateur " : le " don contre don " est en pratique une forme déguisée d'économie de marché. Qu'il s'agisse de don ou de marché, il y a donc échange. Mais dans le cas de l'économie de marché, les termes de l'échange sont régis par la loi de l'offre et de la demande, si bien que, même si l'acheteur et le vendeur respectent la justice, s'il y a effectivement réciprocité, ceux-ci ne considèrent pas ce dont l'autre a besoin mais ce qu'il lui apporte. Tandis que dans le cas de l'économie communautaire, les échanges se font dans un autre esprit. Par exemple, les échanges entre les membres d'une même famille, qui procèdent généralement selon le principe de l'économie communautaire, sont empreints de sollicitude pour le bien de l'autre et surtout des plus faibles. La loi régissant les termes de l'échange n'est pas la même. Dans un cas, c'est la loi de l'offre et de la demande et dans l'autre, c'est le cœur de l'homme qui agit, avec le souci de son prochain.
La distinction des systèmes n'est donc pas tant dans la façon dont les biens et services circulent, par la contrainte ou par l'échange, que dans l'esprit qui anime cette circulation : le souci ou non d'autrui. Ce souci n'est pas neutre. D'un point de vue sociologique, tout d'abord : Jacques Godbout qualifiait de don " toute prestation de bien ou de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes ". Par définition, le don n'est pas un acte isolé mais s'insère dans un mécanisme d'échange. Et comme les sentiments qui l'animent créent des liens sociaux, c'est non seulement un échange économique mais encore un échange social. Parler du cœur de l'homme, c'est évoquer son ouverture à l'autre ainsi que sa capacité et son besoin de vivre au sein d'un groupe, de se sentir appartenir à une communauté. Animal social et politique, l'homme aspire par nature à une vie communautaire.
Nous appellerons donc " économie communautaire " un système économique dans lequel les termes de l'échange sont définis par un consensus entre des personnes vivant dans une relative proximité, sur la base d'une échelle de valeurs mettant la nature sociale de l'homme au premier plan, dans un esprit de solidarité et de fraternité, pour ne pas dire de charité.
Aujourd'hui, les régimes économiques nationaux apparaissent a priori comme une composition libérale-dirigiste, un mélange d'économie de marché plus ou moins libre et d'économie plus ou moins administrée. Dans l'ex-URSS, l'économie de plan prédominait mais il y avait tout de même une petite place pour l'économie de marché, à travers par exemple les marchés kolkhoziens. Dans les pays occidentaux, l'intervention de l'État, notamment l'État redistributeur, joue un rôle qui est loin d'être négligeable, même aux États-Unis. Ceci a pour conséquence de réduire le débat politique à l'affrontement État-marché, comme si la vie sociale de la communauté politique elle-même était sans valeur. Pourtant cette " économie relationnelle " (dite parallèle), familiale, amicale ou associative, souvent gratuite, peut prendre des proportions importantes : la part croissante que prennent aujourd'hui les sociétés de services à la personne montre surtout que celles-ci cherchent à se substituer à une relation d'échanges gratuits aujourd'hui défaillante, mais qui a toujours existé.
L'économie communautaire
Une condition impérative pour pouvoir parler d'économie communautaire est donc, comme nous venons de le voir, que les termes de l'échange au sein du groupe considéré soient régis par le consensus et non par la loi de l'offre et de la demande. Si dans ce village de l'Ardèche, le maire choisit, avec l'accord de ses administrés, de faire revivre une boulangerie dans laquelle les habitants s'engagent à venir payer la baguette de pain 5 F, alors qu'ils pourraient l'acheter 4 F dans une grande surface située à quelques kilomètres de là, les termes de l'échange sont bien le fruit du consensus et non de la loi de l'offre et de la demande. Ce qui ne veut pas dire que c'est " anti-économique " , car le franc de différence a bien une justification économique, celle du prix de la non-désertification, de la convivialité, etc. Les seuls mécanismes du marché n'auraient pas abouti au même résultat ; tant qu'un consensus s'établira autour de ce type de développement, la boulangerie comptera des clients, mais si l'esprit des habitants change, s'individualise, l'existence de la boulangerie sera menacée. Il y a bien deux logiques économiques différentes.
Alors réalité ou utopie ? La gauche fait souvent référence à " l'économie sociale ", " l'économie solidaire ", le " tiers-secteur " . L'économie sociale est un concept issu du xixe siècle, époque où la classe ouvrière, privée de protection sociale, avait suscité la création de diverses formes de caisses de solidarité, mutuelles, coopératives, etc. L'ensemble de ces structures représente ce qu'il est convenu d'appeler l'économie sociale. C'est une définition structurelle, mais qui ne traduit pas un fonctionnement économique spécifique, même si ses défenseurs se justifient en disant que les entreprises concernées se réclament d'une éthique particulière. On sait bien, en effet, que l'économie sociale est totalement partie prenante de l'économie de marché. En ce qui concerne l'économie solidaire, concept officiellement adopté par l'actuel gouvernement, on ne trouve nulle part une définition économique digne de ce nom. Il s'agit, là encore, au même titre que le terme de tiers-secteur, du regroupement arbitraire d'un certain nombre d'activités à caractère social, qui ne peuvent vivre que financées par l'État. C'est donc un volet de l'économie de plan, mais en aucune manière un autre système économique.
Toujours sur le plan laïc, il est intéressant de s'attarder sur les " SEL " (système d'échange local) : un groupe de personnes — généralement la centaine, habitant non loin les uns des autres — fonde une association dont le but est de gérer les échanges de biens et de services entre ses membres, la régulation se faisant au moyen d'une monnaie locale, portant un nom de circonstance (le " Grain de sel ", le " Pavé ", etc.). En France, on compte plus d'une centaine de SEL, et à l'échelle du monde quelques milliers. Peut-on dire qu'il s'agit d'économie communautaire ? Non, à proprement parler, car tout démontre que l'on reste dans une logique d'économie de marché. En revanche, il est possible de s'appuyer sur ce genre de structure pour amorcer une économie communautaire.
Les expériences de l'économie du don
Dans l'univers chrétien, une expérience mérite qu'on s'y attarde. Il s'agit de " l'économie de communion ", un concept né au sein du mouvement des Focolari. En voici une présentation, par sa fondatrice, Chiara Lubich :
Il y a quatre ans, je me suis trouvée au Brésil. Là-bas, j'ai constaté que les personnes adhérant à la spiritualité de notre Mouvement étaient près de 200.000, et j'ai vu que parmi elles, il y avait encore des pauvres que nous ne réussissions pas à aider, malgré la communion des biens complète, le partage du superflu et la culture du " donner ".
Alors est née, en particulier parmi les jeunes, une idée, fonder des entreprises, ou bien orienter des entreprises déjà existantes, dans un projet. C'est-à-dire que ces entreprises à naître, ou celles qui veulent se relier à ce projet parce que, par exemple, elles sont déjà dirigées par des membres du Mouvement, partageraient leurs bénéfices en trois parts : une part pour le développement de l'entreprise ; une part pour former des " hommes nouveaux ", parce que, sans " hommes nouveaux " éduqués par l'Évangile, on n'arrive à rien dans ce domaine, parce qu'il faut des gens qui sachent aimer, qui sachent donner ; [...] et une part pour les pauvres qui ne parviennent pas encore à trouver un emploi ou à subvenir à leurs besoins, ou n'ont pas de maison, pas de quoi s'habiller, pas de quoi mange .
Actuellement, dans le monde, plus de 700 entreprises participent à ce projet d'économie de communion. Celui-ci se présente d'abord sous la forme d'entreprises mettant en œuvre un certain partage des biens avec des personnes dans le besoin, extérieures à l'entreprise. Mais on ne doit pas oublier une caractéristique essentielle de l'économie de communion, le développement d'une " culture du don " .
L'économie de communion intègre dans sa perspective la construction progressive d'un réseau humain diffusant et pratiquant cette culture du don, et en ce sens elle a une vocation communautaire. Cependant, d'un strict point de vue économique, elle se positionne à l'intérieur, et non en dehors, de l'économie de marché. Elle exprime en quelque sorte la vision d'une transformation de l'économie de marché en une économie " humaine ", et ce par une transformation des esprits. Donc une entreprise de l'économie de communion ressortit de l'économie de marché, mais la redistribution des bénéfices qu'elle promeut peut servir à développer l'économie communautaire.
Une expérience déjà ancienne, mais qu'il est intéressant de rappeler ici, est celle bien connue des communautés amishes, aux États-Unis. Elles représenteraient de l'ordre de 200.000 personnes, vivant en communautés agricoles. En France une expérience semblable, mais à plus petite échelle, s'est développée au sein des communautés de l'Arche fondées par Lanza del Vasto. Plus généralement, le mouvement chrétien des communautés nouvelles, telles que celles des Béatitudes et " last but not least " tous les monastères, sans oublier les familles et la production domestique, procèdent d'une telle économie communautaire ou, plus précisément, d'un modèle mêlant économie de marché et économie communautaire : une partie de l'activité sert à la consommation interne et une autre à la vente.
Dans le monde profane, de nombreuses tentatives de vie communautaire ont été tentées, plus particulièrement au cours des deux derniers siècles. On y trouve aussi bien le courant du socialisme utopique (Owen, Fourier) avec les phalanstères que les premiers khiboutzim israëliens. On a coutume de dire que ces expériences se sont soldées par des échecs. La réalité est plus nuancée. Ceci est vrai dans la mesure où leurs promoteurs ont rêvé d'une vie relativement autarcique, ce qui ne peut conduire qu'à une impasse. À l'inverse, certaines de communautés de fait ont réussi dans la mesure où elles se sont intégrées dans l'économie nationale et mondiale. Autrement dit, l'échec n'est pas tant venu des structures que de leur absolutisation.
Le débat porte donc sur l'importance relative que chacun des trois systèmes (marché, plan, communauté) prend dans notre régime économique. Il y a place, en effet, pour trois projets de société qui peuvent se distinguer selon la priorité accordée à l'un des systèmes dans l'économie de l'ensemble. Sous ce rapport, on peut effectivement parler de " troisième voie ", non pas dans le sens d'alternative à l'économie planifiée et à l'économie de marché, mais dans la perspective d'une construction d'un régime économique accordant une plus grande place à l'économie communautaire.
Reste aux acteurs de l'économie communautaire d'établir la faisabilité de cette perspective. L'enjeu est important. L'économie communautaire tend à favoriser l'auto-production au niveau local, dans les limites du possible, des produits de première nécessité, en particulier les produits alimentaires. Cette dynamique entraînerait une redistribution géographique de l'activité économique : une manière de mettre en œuvre le principe de subsidiarité et d'en prouver la pertinence.
g. j.