CHAQUE CAMPAGNE ELECTORALE met en évidence le rôle fondamental du droit dans les États reconnus comme étant démocratiques, à l'instar de la France et du Canada. Certains thèmes montrent que le droit peut avoir une influence déterminante sur l'évolution de la société ; les questions de la famille et de la bioéthique sont remarquables.

Par exemple, le point de savoir s'il faut ou non modifier le droit positif du mariage pour inclure la possibilité pour deux homosexuels de se marier, à l'instar du couple composé d'un homme et d'une femme, pose le problème du fondement ou de la source et la nature du droit. Si l'on ne veut pas se limiter à une réflexion superficielle, cela implique d'envisager cette question dans le cadre de la philosophie du droit.

Les deux courants qui s'affrontent aujourd'hui et qui sont exprimés dans les deux ouvrages

cités , peuvent être résumés de la manière suivante : 1/ le droit émane-t-il de la volonté des personnes au terme d'un processus démocratique (Pr. Melkevik), 2/ ou le droit ne s'inscrit-il pas dans une ontologie de la personne (Pr. Trigeaud) ? Le caractère tranché de ces deux positions permettra de mettre en évidence leurs divergences et d'esquisser une réponse quant à la persistance de la question du fondement du droit qui semble être le critère de séparation de ces deux philosophies.

 

I- LE DROIT DEMOCRATIQUE

 

1/ La voie d'Habermas : le droit démocratique

 

Se plaçant dans le sillage de Habermas, le Pr. Melkevik expose une conception du droit qu'il qualifie de démocratique, c'est-à-dire qui ressort d'un processus où les citoyens, sujets du droit, se forgent une volonté et des opinions en vue d'autolégiférer. Les sujets du droit doivent être les auteurs du droit qui les concerne. L'État démocratique, par le processus délibératif qui le caractérise, contribue à cette auto-législation d'un droit qui fusionne la légalité et la légitimité, l'inscrivant dans une validité démocratique si l'on peut dire. C'est l'intersubjectivité communicationnelle qui ouvre sur le processus démocratique de projet d'un droit moderne, authentiquement démocratique, en tant qu'il est l'expression du consentement démocratique des sujets de droit.

Ce droit d'essence démocratique a une vocation cosmopolitique, étant donné qu'il ne peut être limité par le pluralisme des valeurs à l'échelle mondiale. En effet, le processus démocratique doit faire émerger une sorte de norme consensuelle qui, du fait même de son émergence démocratique , pose les jalons d'un droit mondial. L'auteur souligne à cet égard que la position habermasienne ne se confond pas avec celle de Kant : Le projet habermasien d'un droit cosmopolitique a quitté le carcan métaphysique de la "conscience" préconisé par Kant pour être rebattu à partir de la perspective d'un modèle communicationnel du droit (p. 151). L'auteur précise que comme chez Kant, Habermas élève au rang de symbole la perspective d'un humanisme juridique à la disposition de tout être humain : Cependant, au contraire de Kant, Habermas croit que cet humanisme est constitué par l'intersubjectivité communicationnelle et non par "la volonté universelle" donnée a priori (p. 141).

Les droits de l'homme établissent donc, selon l'auteur citant Habermas, le cadre d'une communauté cosmopolitique juridiquement valide : Ils définissent le cadre à l'intérieur duquel la législation normale doit évoluer (p. 140). Ce droit cosmopolitique est un objectif qui devrait aboutir dans un futur lointain (p. 152). Selon l'auteur, il ouvre la voie à une thématisation des enjeux planétaires, suscitant un espace public mondial d'où se décanterait un droit démocratique . Cela nous fait penser à un gigantesque forum d'où devrait ressortir du droit. Il n'est pas besoin d'être un habitué des Nations-unies pour prendre conscience de la difficulté de la tâche ! Les grandes conférences mondiales se concluent souvent sur des constats d'échec. Quoi qu'il en soit, il faut noter que l'auteur rattache son droit démocratique à un humanisme juridique dont les droits de l'homme sont le cadre. Au demeurant, l'auteur rappelle que Habermas sort la pensée juridique de tout discours de fondation pour n'envisager que le projet juridique moderne à l'aune de la démocratie. Ce faisant, il introduit la question de la démocratie au cœur même de la philosophie du droit. Elle devient alors notre seule source de légitimité et de légalité après le naufrage des discours de fondation (p. 99).

L'auteur se place dans le sillage de Habermas qui engage la philosophie du droit sur le chemin d'une conception de la politique délibérative (dos de couverture). L'État de droit démocratique est donc autre chose que ce qui est défendu par le positivisme, la normativité (Kelsen), le sociopositivisme (Weber). C'est un État où les sujets de droit s'impliquent dans le projet de droit démocratique, créant des mouvements sociaux, et s'engagent dans des luttes politiques, afin que leurs préoccupations soient prises en compte (p. 99).

 

2/ L'objection au droit rawlsien qualifié de "Vrai-Droit moral"

 

Melkevik réfute la pertinence de la philosophe développée par Rawls. Pour lui, Rawls ramène le droit à son fondement moral — une certaine vision du bien, de l'équité, du raisonnable — de sorte qu'il ne provient pas d'un processus démocratique, mais repose sur le postulat d'un droit étatique existant, lequel véhicule de manière voilée certaines valeurs occidentales. En cela, Rawls ne peut prétendre fonder une nouvelle version du jus gentium, un droit des gens mondial puisqu'il fixe des a priori moraux. Si donc Habermas et Rawls puisent chez Kant de nombreux éléments, leurs voies sont divergentes. Pour Melkevik, au lieu de nous enivrer de la beauté ou de l'esprit de justice des concepts, assumons plutôt le risque d'être éclairés par la raison et l'argument des autres (p. 86). Dans le même sens : La représentation de la Déesse du "droit" tenant l'épée à deux mains qui orne (ou défigure) nos Palais (ou Temples) de justice n'est rien d'autre qu'un affront, voire une honte (p. 180). Pour Melkevik, avec son Vrai-Droit moral , Rawls n'a-t-il pas effectué une nouvelle transmutation de la théorie dite de "droit naturel" ? (p. 179). Pour l'auteur, Rawls utilise l'image d'un Droit-Pouvoir pour mieux justifier un Droit-Moral . Or, selon Melkevik, ce Droit-Moral nous ramène vers une justice imaginaire. Il ne s'agit plus de philosophie mais de l'expression d'une foi philosophique (p. 182). La problématique de la pluralité fait éclater et s'effondrer la théorie d'intuition morale de Rawls.

À un Vrai-Droit moral défendu par Rawls, l'auteur oppose un droit démocratique évoluant dans un cadre humaniste .

 

II- LE DROIT FONDE SUR L'ONTOLOGIE DE LA PERSONNE

 

En opposition avec Melkevik, Trigeaud développe une conception philosophique du droit qui ne trouve pas sa source dans un processus démocratique , étant précisé qu'il ne faut pas comprendre cette assertion sur un plan de régime de gouvernement, mais qui se fonde sur une ontologie de la personne, puisant à la source de la philosophie première de l'être.

 

1/ L'homme qui vit

 

L'auteur met en évidence la nécessité de rendre compte de l'homme intégral, concret, source et finalité du droit à la fois, sans s'arrêter au personnage, cet homme abstrait ou générique, caricature de l'homme réel. Il inscrit le droit dans un droit premier , ou droit personnalisé , unité anhistorique qui transcende les genres (p. 326) et qui puise au mystère de l'identité "essentielle" au cœur de l'existence (DP, p. 210). Le droit premier peut en appeler ainsi au témoignage de ce qui fait le droit ‘droit', ce qui le fait être ce qu'il est et le destine au dépassement de ses structures dans la direction de la personne et du vivant (DP, p. 20). Pour l'auteur, nous semble-t-il, le droit a pour essence d'imposer au politique un ordre ontologique qu'il s'agit de respecter si l'on ne veut pas subvertir la nature des choses, c'est-à-dire placer le politique avant l'ontologique, la volonté avant la vérité. Aussi, l'État, le politique viole le droit s'il l'assujettit à ses vues comme s'il était un moyen entre ses mains (J & H, p. 49). Le droit (premier) se doit de faire l'effort de remonter à l'universel et de tenter d'en capter la substance unique (J & H, p. 328) afin d'être ancré dans un réalisme ontologique.

Pour Trigeaud, il s'agit de promouvoir une éducation à l'essentiel, de lutter contre le refus suicidaire d'une métaphysique de l'existence et de la vie (DP, p. 199), de favoriser une lumen mentis, que la raison reçoit de l'esprit qui l'illumine, lui révèle l'existence, la "vraie vie" dont elle procède, et lui apprend à aimer . (J & H, p. 330). En un mot, il y urgence à réhabiliter la métaphysique . En ce sens, il n'y a de droits de l'homme, et plus généralement de droit, qu'à la condition qu'ils en respectent le fondement ontologique : une conformité à la nature humaine , c'est-à-dire une personne qui incarne à la fois l'universel et le singulier, renvoyant à l'unicité même : La Personne divine.

L'absence de fondement ontologique, qui ne peut être que l'être , révèle les dérèglements du politique, de la démocratie. En s'affranchissant du substrat philosophique dégagé par l'histoire, le droit s'engage dans la voie du nominalisme délibéré (p. 229) et postule un panjuridisme dangereux, qui en vient à régir ce que les personnes ont de plus intime. La liberté est en cause. Pour l'auteur, il faut surtout tenter de rétablir cet ordre des priorités, attribuant au droit, à la politique et à l'État une fonction hiérarchique sur un plan axiologique. Au droit, puisant à l'éthique et la métaphysique de l'être, participe le politique et l'État en ce qu'ils vont devoir assurer la protection de ce droit, et si nécessaire, lui donner les moyens de le respecter. L'État, la politique sont des moyens, non des fins. La République au sens de structure de la politique, et non de forme de gouvernement, ne peut ravaler le droit (privé) au rang de simple instrument (J & H, p. 241). Le droit est au dessus de la politique.

La République, fidèle à sa raison d'être, se doit donc de contribuer à l'établissement d'un ordre de droit, lui-même découlant d'une justice de l'être. En ce sens, la République est foncièrement libérale dans la mesure où elle doit contribuer à promouvoir la liberté des personnes, laquelle liberté ouvre à la vérité de la personne. Ainsi, la politique d'esprit démocratique se trompe quand elle oublie de voir dans la personne, le droit, des données préalables à son exercice. Elle devient hégémonique et empiète sur le droit lorsqu'elle entend définir la justice. Par exemple, en posant l'égalité en lieu de la dignité selon le processus communicationnel au sens habermasien, elle commet une erreur fondamentale puisque l'être demeure singulier à son origine, d'où la priméité de la dignité sur l'égalité (J & H, p. 240 : l'égalité est au service de la dignité, et non l'inverse .

 

2/ La normativité de l'être

 

Le droit fondé sur une ontologie de la personne, dans sa dimension singulière et universelle, postule une axiologie-normativité de l'être. La politique lui est philosophiquement ordonnée. Le droit n'est donc pas un projet , mais plutôt une recherche de ce qu'est la personne, dans ses dimensions individuelle et communautaire. La justice du droit a vocation en quelque sorte à rendre hommage à la personne. La justice n'est pas un mot vide de sens, mais l'essence du droit. La quête de justice du droit est une voie d'accès à un authentique humanisme. Pour l'auteur, si processus il y a, c'est celui qui doit inciter le philosophe à se mettre en recherche de la vérité, et, la tradition de l'intelligence aidant, à soutenir une conception du droit qui puise à la source de cette Vérité.

La démocratie n'est la source de la vérité, du droit tel qu'envisagé par l'auteur, qu'en tant qu'elle permet une libre recherche . La démocratie n'inspire pas le sens. Elle est un moyen. Non une fin, sauf à devenir hégémonique ou totalitaire. De plus, le processus communicationnel ressemble à s'y méprendre à la Tour de Babel.

 

III/ RELEVE DES DIVERGENCES FONDAMENTALES ET PERSISTANCE DE LA QUESTION DU "FONDEMENT"

 

1/ Des divergences fondamentales

 

Au travers de ce bref exposé, le lecteur aura suffisamment pris conscience des différences entre les deux auteurs pour qu'on n'y revienne pas en détail. Retenons que :

a/ Les deux conceptions sont démocratiques puisqu'elles supposent une liberté notamment de penser. Mais, l'une postule un dialogue politique , tandis que l'autre est davantage de l'ordre de la connaissance. À l'intersubjectivité communicationnelle répond l'objectivité ontologique .

b/ Les deux conceptions ont une vocation universelle : la première démocratique en ce qu'elle projette l'existence d'un droit cosmopolitique. La seconde métaphysique en ce que qu'elle se fonde sur l'existence d'une vérité de l'être. L'une est par nature relative , tandis que l'autre cherche à ne pas l'être.

c/ Les deux conceptions renvoient à l'humanisme. La première en tant que cadre , la seconde en tant que fondement . La première ouvre un espace de création encadré, la seconde ordonne la création humaine.

 

2/ De la persistance de la question du fondement

 

Le fondement sous le vernis démocratique. La notion de droit démocratique ne nous convainc pas. Elle nous paraît d'ailleurs montrer elle-même ses limites. En effet, alors que le droit démocratique se prétend ouvert à toutes les cultures et se réclame d'une conception foncièrement libérale, refusant la problématique du fondement [clé du problème, cf. infra], il ne peut toutefois éluder la référence à l'humanisme juridique, aux droits de l'homme. Ce cadre dans lequel le droit démocratique peut évoluer montre l'incohérence de cette conception qui fixe des limites alors qu'elle se veut libre de tout conditionnement moral.

À cet endroit, il faut indiquer que la morale n'est pas autre chose qu'une expression de l'agir humain, de l'homme en action, vivant. La morale, bien entendu, n'est pas substantiellement une somme d'obligations, de contraintes. La morale (ou l'éthique, si l'on tient les termes pour synonymes) est le trait d'union entre l'essence et l'existence. Elle témoigne de l'être de l'homme, en exprimant certaines de ses valeurs, en informant l'homme sur ce qui lui permet de devenir ce qu'il est selon la formule léguée des Grecs.

Ceci étant, le droit démocratique nous paraît une illusion non dénuée de dangerosité. En effet, son relativisme est d'une part un facteur de positivisme nonobstant la dénégation de Melkevik ; d'autre part, il n'exprime toujours qu'une autolégislation dont on se demande bien d'où elle émane : le spectre du pouvoir n'est qu'éloigné, il ne disparaît pas. Un auteur aussi peu suspect d'ontologisme que le Pr. Goyard-Fabre, rappelle dans un son ouvrage, Qu'est-ce que la démocratie ? : La liberté ne prend sens dans une démocratie que dans les limites de la nature humaine et qu'elle est placée, comme telle, sous le signe du réalisme et de la finitude .

 

De la finalité au fondement. En refusant toute interrogation fondamentale sur le droit, le droit démocratique ne peut donc, sans se contredire, s'inscrire dans un cadre humaniste déduit des droits de l'homme . Soit il existe un sol ontologique sur lequel le droit prend son fondement, soit il n'existe pas. Dans le premier, se dégage une onto-axologie. Dans le second, tout est possible. Le droit est vide de sens s'il n'est pas pourvu d'une finalité. Cette finalité ne se manifeste pas tant dans un but à atteindre qu'elle ne s'y origine. Autrement dit, la finalité du droit n'est pas à venir, elle est d'ores et déjà présente et inspire le droit existant. La finalité trouve sa vérité dans le fondement. En tout état de cause, l'absence de réponse définitive [à la question du fondement] n'est sans doute pas la preuve de l'absence ou de l'impertinence de la question .

 

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La première des démocraties est d'abord celle qui commence par respecter l'homme en tant qu'homme. Le droit démocratique ne peut donc qu'être un droit qui puise, dans la vie des hommes, sa nourriture. Et qui débouche sur une authentique solidarité, fruit des liens réels entre les hommes .

 

B DE B.

 

 

* J.-M. Trigeaud, Justice et Hégémonie, La philosophie du droit face à la discrimination d'État, Ed. Bière, coll. Biblio. Ph. Comp., Ph.D. 22, 2006 (nous nous référerons aussi à son précédent ouvrage : Droits premiers, Ed. Bière, coll. Biblio. Ph. Comp., Ph.D. 20, 2001.

** B. Melkevik, Rawls ou Habermas, une question de philosophie du droit, Bruylant, Presses de l'Université de Laval (Canada), coll. Diké, 2001.