CET INSTANT DELICIEUX où l'écrivain sait pouvoir se dire : " Je tiens mon sujet, je tiens mon titre ", Paul-Marie Coûteaux nous le laisse entrevoir dans le préambule de son dernier ouvrage (Le Génie de la France, Lattès ).
Il nomme De Gaulle, il nomme son génie, dont on perçoit qu'il est à la fois celui de l'auteur de l'Appel du 18 juin et celui du christianisme — un christianisme qui serait, selon la thèse de Coûteaux, la doctrine latente et le daïmon socratique du grand redresseur de la France (comme on parle d'un redresseur de torts).
P.-M. Coûteaux : De Gaulle, apologue
Chez la personnalité de type gaullien — dont il n'est pas interdit de penser qu'il est en son pouvoir de se décalquer, de temps à autre, au cours des siècles — s'exprime la doctrine de l'Église qu'en elle l'Histoire de France aurait imprimée : considérable découverte dont Paul-Marie Coûteaux retrace la généalogie dans ce premier tome – De Gaulle philosophe – avant de conter ses applications historiques.
Le christianisme a du génie ; il ne peut se répandre qu'à partir d'êtres de génie (intellectuel ou moral) : De Gaulle en a été l'apologiste incompris — et Coûteaux son Chateaubriand. Le nez sur le guidon de l'actualité, nos contemporains sont à cent lieues de ces vérités.
M. Guénaire : l'homme du pouvoir
L'avocat Michel Guénaire semble devoir être tenu pour une notable exception au sein des cénacles affairés. Dans la revue le Débat (n° 115), il faisait involontairement ressortir le caractère idéologiquement fou du libertaro-libertarisme des adeptes du madelino-cohn-bendisme . Il manifeste leur endurcissement dans l'erreur d'un mondialisme juridique tenu à la fois pour inévitable et bon, en analysant la common law comme le vecteur, l'instrument logique de ce que nous appellerons : alégalisme global. Il n'est autre qu'un nihilisme doux qui ne dit pas son nom, placé là, au cœur du droit, en opposition viscérale à son ennemi juré : la tradition romano-germanique. Son Déclin et Renaissance du pouvoir (coll. " Le Débat ", Gallimard) déplore la déperdition de la notion d'autorité, réhabilite sa valeur : l'homme politique du futur sera celui qui aura compris combien la démocratie ne peut s'exercer qu'en contrepoint d'un pouvoir qui sait pouvoir, autour d'un homme conscient de son autorité, de la validité de celle-ci , d'un homme qui inspire le respect, indice infaillible indiquant que les gouvernés se savent respectés. Certains points demanderaient à se voir éclaircis. Ainsi quand il dit que " la nation est un cadre de la cité à partir duquel peut s'exercer un pouvoir, mais elle n'est pas la cité où il faudrait retrouver les institutions politiques de jadis ". Plus loin, le christianisme — ou, plus précisément le monothéisme — paraît à l'auteur en affinité avec le principe de la mondialisation (comme on a pu dire, après Max Weber, que le calvinisme en avait de semblables avec le capitalisme). C'est là une allégation à examiner pour en découvrir l'inexactitude (cf. a contrario, Édouard Husson, " Israël ou l'empire " in Liberté politique n° 8, 1999). Michel Guénaire semble confondre mondialisme et universalisme (les deux concepts ne jouent pas sur le même registre ; cf. à ce sujet le philosophe et urbaniste chrétien Paul Virilio), christianisme et arianisme, ce dernier paraissant, lui, en parfaite empathie avec l'idée mondialiste et celle d'indifférenciation axiologique.
Sur la vie humaine sans précaution
La collection " Le Débat " chez Gallimard nous a aussi livré ces derniers temps un opuscule majeur sur l'issue fatale qui attend ces temps derniers, — les derniers du cycle de la métaphysique des droits de l'homme. Ouvrage effrayant s'il en est, mais dont l'effroi se lit, se ressent pour ainsi dire en creux. Du droit de ne pas naître , que cette remarque cinglante d'Olivier Cayla, selon laquelle " c'est chez Pierre Legendre (Sur la question dogmatique en Occident, Fayard) que se trouve le plus nettement affirmé le lien entre " individualisme libéral et nazisme ", présenté comme structurel, car participant d'une commune conception " bouchère " ou " chosifiée ", (notes p. 73,79). " Il manifeste le mieux, ajoute Cayla, l'hostilité [...] au principe de la liberté individuelle envisagé par la pensée moderne des droits de l'homme comme fondement de la démocratie. "
L'historien Edouard Husson n'est donc pas le seul à pressentir dans nombre de nos comportements apparemment les plus compassionnels, dans nombre de lois semblait-il édictées dans cette veine, une sorte de " nazisme mou " (voir Liberté politique n° 19, p. 26). Le professeur Lucien Israël, interrogé par l'atypique Élisabeth Lévy, confirme lui aussi l'irrecevabilité de l'euthanasie, tant sur le plan physique que métaphysique (les Dangers de l'euthanasie, éd. des Syrtes) . En application de la théorie des dominos, qui veut que lorsqu'on ouvre la boîte de Pandore, on doit s'attendre immanquablement à en voir sortir un jour ou l'autre quelque monstre imprévu au programme, peut-on surtout escompter que les prétendues barrières et autres " limitations " prévues seront très vite allègrement sautées ? Plus qu'en toute autre matière, le principe de précaution cher à Hans Jonas s'impose.
Géopolitique : les choses étant ce qu'elles sont
Ce principe — qui est aussi une morale " concrète appliquée " — trouve peut-être son cadre ontologique idéal dans l'essentialisme, cet essentialisme encensé par Coûteaux et que l'on retrouve dans cette somme géopolitique que constitue Constantes et Changements dans l'histoire du jeune Aymeric Chauprade (Ellipses) . Pour comprendre la dénaturation des infrastructures mentales à l'origine des politiques intérieures dépourvues de principes directeurs, il nous faut remonter plus haut, à l'échelon des superstructures qui, si elles ne sont plus respectées dans leur état (c'est l'occasion de l'écrire), ne s'avèrent plus aptes à contenir (dans les deux sens du terme) des gouvernements acceptables, viables et vivables, ayant pour horizon la sauvegarde du bien commun . La géopolitique, ce mélange de géographie humaine, physique, économique et de droit international mâtiné de platonisme (" Les choses étant ce qu'elles sont... " rappelle Coûteaux, après de Gaulle) apparaît donc comme l'un des premiers arts que nous devrions apprendre à comprendre, à défaut de pouvoir le maîtriser. Ainsi, en guise de premier exercice pratique de géopolitique appliquée, vous reporterez-vous à la contribution apportée par Aymeric Chauprade à la compréhension des causes de la dégénérescence yougoslave dans l'ouvrage collectif Les Balkans - La guerre du Kosovo – Forum du 29 novembre 1999 au Sénat (L'Âge d'Homme). À sa lecture, tout s'éclaire, et les autres tentatives d'explications moralo-médiatiques apparaissent-elles alors, après cet éclairage, de bien maigre pertinence.
Cette barbarie encore molle, euthanasique, nous pouvons en retrouver les ferments dans l'hétérodoxie protestante, nous voulons dire : dans ce qui demeure d'hérétique au cœur de la mouvance réformée au regard même de l'orthodoxie luthérienne et calvinienne, à savoir la Gauche de la Réforme, la Réforme radicale (expressions de leur spécialiste anglais, Williams, et qui date du début des années soixante). La folie humaniste contiendrait en germes, dans ses gènes, l'annonce des actions et exactions qu'elle ne manquera pas de commettre dès qu'elle peut se donner libre cours.
Un régime, pourquoi faire ?
On comprend que Jean-François Colosimo, éditeur chez Lattès, ait aimé livrer au public Mike Dash et son Archipel des hérétiques, ou la terrifiante histoire des naufragés du Batavia (Lattès, avril 2002). Vous aurez là, par la même occasion, une illustration et comme un avant-goût des Possédés de notre temps (Mille et une nuits) que notre auteur dissèque avec le scalpel du théologien. Il nous montre combien le nihilisme est l'idolâtrie cachée au cœur des Lumières, leur moteur froid et l'astre mort de la course échevelée des deux cents dernières années. Curieusement — mais, à la vérité, ceci l'est-il vraiment ? — c'est avant même de prétendre atteindre derechef une République retrouvée (un régime où il n'est pas nécessairement allégué que le peuple exerce le pouvoir, mais, plus modestement, qu'il est exercé en son nom), vers laquelle nous devrions nous efforcer de tendre , car elle serait le plus à même de prévenir la barbarie que les esprits éclairés sont de plus en plus nombreux à subodorer ces temps-ci. Telle est la thèse de Marc Riglet-Chevanche (Gauche-Droite. Les jeux brouillés, éd. des Syrtes) qui décortique exactement les travers qu'un pays comme la France ne peut manquer de connaître lorsqu'il ne se soumet à aucun régime. Son livre, plutôt un livret d'opéra où se lit l'amère dénonciation de l'indifférenciation sémantique et sexuelle, mérite le détour avec un crayon. Méditez par exemple ce rappel à la réalité historique selon lequel
un monde où l'humanité se réconcilierait dans une même religion du droit, où les " amis de la terre " seraient proches de se substituer aux " damnés " du même lieu, où le réseau serré des bonnes âmes, des bons juges et des organisations non gouvernementales assurerait la " gouvernance " de la planète, ce monde n'existe pas. Pour le meilleur ou pour le pire, et en tout cas pour longtemps encore, le monde est constitué des peuples, des nations, des États. À ne pas vouloir considérer la réalité des conflits d'intérêts entre États, on s'interdit de les composer. À diaboliser les nations, on se coupe de la possibilité de leur concert.[...] Bref, à vouloir faire l'ange, on fait la bête.
Et ceci encore, que
c'est un trait de notre modernité que de se plaire à ressasser le passé comme mémoire et, simultanément, de vouloir s'alléger de l'Histoire comme enseignement. Pourtant, et même si celle-ci ne se répète pas, qui ne voit que l'Histoire éclaire, plus sûrement que les bons sentiments et leur traduction juridique, les tragédies de notre temps ?
Cependant, le diagnostic final de ce petit livre considérable devra, selon nous, se voir radicalement inversé : c'est bien parce qu'aujourd'hui le libertaro-libertarisme européiste a rompu tout lien avec le sens de la transcendance, s'est cérébralisé tout en déspiritualisant toutes choses au suprême, qu'il convient de rehausser la politique en mystique — la mystique républicaine ne constituant, dans ce schéma, qu'une étape, peut-être obligée, vers un plus grand bien.
Michel Mourlet. Droite-gauche : quel homme ?
Michel Mourlet complète, conforte et corrobore tout à la fois les fines analyses de l'ancien éditorialiste de Nice-Matin. Tout ce qu'on relève en fait de caractéristiques propres à la droite ou à la gauche, remarque-t-il, se rattache à ce qui constitue la charnière ontologique de l'être humain : d'un côté, le reflet du monde dans la conscience (= expérience, savoir, lucidité) ; de l'autre, le recul hors du monde par la liberté (= révolte, déracinement, chimères), à ceci près qu'on devra " insister sur le fait que ce ne sont ni la liberté, bien suprême, ni la révolte en soi qui sont mises en cause ici (par la notion de droite), mais leur irruption incongrue dans des domaines gouvernés par la nature humaine " (in M. Mourlet, Ph. de Saint-Robert, Pourquoi Chevènement, France Univers ).
Avec les esprits profonds du siècle, la jeune philosophe Corine Pelluchon confirme dans un excellent article (" Sur la gauche et la droite - Raisons philosophiques et éclairage symbolique ", Commentaire n° 97, printemps 2002) la validité de pareilles appréhensions du clivage droite/gauche. Pour la philosophie politique classique, pour Léo Strauss, relève-t-elle,
il s'agit de savoir quel type d'homme (c'est nous qui soulignons) nous allons façonner en prenant telle ou telle décision, en votant telle ou telle loi. Cette rupture entre la philosophie politique classique et la pensée politique moderne se retrouve dans l'opposition entre la droite et la gauche. [...] Pour les Modernes, pour la gauche, la loi est là pour cautionner des pratiques que l'on rencontre de plus en plus au sein d'une société. [...] Tout retard des institutions sur les pratiques existantes est le signe d'une volonté réactionnaire. [...] Chez les Modernes, l'individu, qu'il soit érigé en maître de sa pensée, en sujet de droit ou que le chaos de ses désirs en fasse un être éclaté, devient l'autorité, le critère et la mesure de toutes choses.
C'est ce qui faisait écrire à Léo Strauss que les Lumières d'aujourd'hui " ont pour nom obscurcissement ".
René Girard. Le problème : " le monde se déchristianise "
Il nous faut comprendre les raisons de l'inexorable avancée de la barbarie libérale, comprendre pourquoi, ainsi que le soutient le prix Nobel Maurice Allais, " une mondialisation précipitée et anarchique ne peut qu'engendrer partout chômage, injustices, désordres et instabilité ", pourquoi celle-là " n'est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable ", pourquoi après que " les perversions du socialisme ont entraîné l'effondrement des sociétés de l'Est, les perversions "laissez-fairistes" d'un prétendu libéralisme nous mènent à l'effondrement des sociétés libérales ", pourquoi un professeur de médecine à l'image d'un Lucien Israël qui saisit le mystère d'une " matière [qui en vient] à se penser elle-même à travers le cerveau humain " est bien plus proche de l'orthodoxie monothéiste mosaïque, voire judéo-chrétienne que nombre de prétendus " croyants " (cf. Jean-Yves Boulic, Ceux qui croient au Ciel et ceux qui n'y croient pas, Grasset), pourquoi, en somme, une pitié dévoyée permet de présenter l'innovation morale en tous domaines, comme le seul et véritable humanisme, le seul viatique vers le bonheur terrestre.
Ne nous étonnons pas si René Girard (certes avec beaucoup d'autres de la veine du professeur Philippe Bénéton, par exemple) cerne promptement l'origine du mal.
Il y a, dit-il, un totalitarisme sournois qui condamne le christianisme en lui reprochant son manque d'ardeur et ses persécutions, tout en cherchant à se réapproprier le souci des victimes. Il imite le christianisme, mais s'éloigne de la Bible. Cette imitation est la forme moderne de l'Antéchrist. Cette imitation du christianisme, cet abandon de l'Esprit-Saint — au rôle pourtant primordial, car lui seul permet de renoncer à la rivalité mimétique — me font dire que le monde se déchristianise. Et c'est bien là le problème ! Aujourd'hui, les mécanismes sacrificiels sont dénoncés ; mais, en brandissant la victime comme valeur absolue, en s'éloignant de la Bible, on retombe dans un autre totalitarisme .
Cet " autre totalitarisme ", la Hollande en est le terrain d'application, d'expérimentation par excellence. Disons-nous le bien : cette Hollande dit respecter au suprême la nature de l'homme et pratiquer l'eudémonisme à grande échelle. Et l'Allemagne, dont le récent passé l'établit gardienne de l'intégrité de l'approche orthodoxe, elle aussi prétend légiférer dans le cadre de l'ordre naturel (ce qui conduit à s'affilier d'un même mouvement à l'ordre supranaturel). Lorsque l'Allemagne et la fédération de médecins Hartmannbund (42.000 membres) envisagent de traîner les Pays-Bas devant la Cour de justice des communautés européennes pour avoir voté une loi libéralisant l'euthanasie dans ce pays et pour voir condamnés les propos de son ministre de la Santé, favorable à la distribution de pilules mortelles pour les candidats au suicide, elles s'attachent à empêcher l'extension d'un fléau qui " dégrade le personnel médical au rang d'auxiliaire de la mort au nom d'un acte prétendument libéral ".
Lettres d'Allemagne sur la Hollande
Mais les penseurs de l'orthodoxie seront enclins à tiquer : cet adverbe " prétendument ", ils le savent erroné. Le président de Hartmannbund, Hans-Jünger Thomas, par-delà, voit l'Europe " menacée par un retour à la mentalité du surhomme ". Nous nous trouvons, bons Européens, en plein délire mental, plus victimes de la confusion des idées que de celle des sentiments. Car la Hollande se dit libérale. Elle se dit libérale, et donc elle l'est en vérité. Et tandis qu'elle fabrique de l'homme, du bon-homme (juge-t-elle), elle sera intarissable sur son exécration du surhomme. Par la voix d'un ancien ambassadeur auprès de l'Unesco, elle disait vouloir porter plainte pour violation des droits de l'homme contre les dirigeants de l'Argentine de 1976 à 1983. Ce, précisait-il, afin de prévenir une occulte et néfaste influence de l'entourage du futur roi de Hollande à son endroit (c'est dire qu'on croit là-bas à certaines valeurs, qu'on y croit dur comme fer, au point de songer à prendre toutes dispositions afin de préserver la seule vertu qui vaille encore au bas pays : la vertu idéologique).
Cette Hollande vous démontrera qu'elle seule applique, et avec toutes les bonnes volontés dont l'homme est capable, cette Charte européenne des droits fondamentaux. Attitude qui conforte cette remarque de Finkielkraut : " Le discours de la tolérance généralisée ne tolère au fond que lui-même. L'esprit démocratique destitue tous les modes de pensée antérieurs ou extérieurs à ce qu'il affirme . " L'Allemagne, quant à elle, tradition sous le bras, remplie du souvenir du souffle dévastateur de son histoire (et pas uniquement de la sienne), avec aisance vous montrera que sa collègue européenne viole ladite Charte — froide, implacable dans la conscience qu'elle serait dans son bon droit.
Par son comportement en la matière — en toutes matières — par son approche matérialiste de la vie et même proprement cupide (le livre de Mike Dash regorge d'exemples de cette cupidité viscérale identifiée, déjà, et au plus tard au XVIe siècle) la Hollande aura révélé (ou exactement confirmé car son esprit rampant, immanent, par la voie de ses prophètes nous était déjà apparu sous sa véritable nature) in concreto l'idée qu'elle se faisait de son protestantisme.
L'orthodoxie protestante, telle qu'elle s'incarne en Allemagne, dans le luthéranisme, en exprimant " une position beaucoup plus proche de Rome que des frères réformés " (La Lettre d'Allemagne, 26 avril 2001, op. cit. supra), trouve son application politique en prenant l'exact contre-pied des conceptions libérales enracinées dans les pays d'ancienne obédience calviniste (comme la Suisse et les Pays-Bas), aujourd'hui frappés d'ébriété libertaire (voir, concernant l'Allemagne, la remarquable étude " Bioéthique-l'Allemagne au bord du Rubicon " in Documents-revue des questions allemandes n°4/2001 ; La Lettre d'Allemagne n° 414, 6 juin 2002). En Europe occidentale, au travers des différentes approches législatives de la mort (dénomination qui traduit d'emblée une bien étrange vision de la vie) se dessinent, ou plutôt se gravent pour l'avenir les lignes qui, tôt ou tard, fractureront métaphysiquement (quand ce ne serait pas physiquement) cette Europe et recomposeront son paysage protestant — le continent libéral n'en finissant pas de dériver toujours plus loin de ce bloc qui l'a vu naître. Une surintendante luthérienne de Munich résumait les divergences internes au protestantisme en plaçant le débat sur le seul plan qui soit le sien, ce plan particulièrement protestant de la grâce, s'interrogeant : " Mais quelle idée la reine Béatrix des Pays-Bas, qui dit approuver la nouvelle loi (libéralisant la pratique de l'euthanasie), se fait donc de la "grâce de Dieu" dont se réclame pourtant, là-bas, la fonction monarchique ? " (cf. L. d'A., op. cit. supra).
Maistre : " Hors de l'Église, l'Évangile est un poison. "
Nous pourrions sans difficultés vérifier que le programme " politique " (au sens d'administration des choses de la Cité et de projet insufflé dans la direction que l'on donne à la gestion de ces affaires) des Vaudois, hussites, anabaptistes et autres sectaires composant la nébuleuse de la gauche de la Réforme était le plus " social ", le plus radical dans son socialisme, qu'il confinait parfois à un communisme primaire, généralisé (à la Gracchus Babeuf), prônant la polygamie. L'obsession d'appliquer concrètement une idée (cf. la saga de Thomas Muntzer in E.G. Léonard, Histoire du protestantisme, Puf). Or, les mouvements réformateurs radicaux, doctrinalement parlant, n'étaient-ils pas les moins orthodoxes ? L'intransigeance de leur foi pratique se combinait avec une distorsion doctrinale maximale avec le modèle original — ce relâchement de la doctrine n'exclurait-il cependant pas une toute aussi forte et sévère vigilance dans le respect de ce relâchement !
Cette liberté que prenaient les Radicaux avec l'orthodoxie se conjuguait – quand elle n'en était pas le pendant, la cause et la conséquence – de manière plus marquée que chez les protestants orthodoxes, avec la critique de la notion même de toute Église institutionnelle. Le comportement des Radicaux illustre, aux yeux de l'orthodoxie, l'éternelle actualité de la mise en garde formulée par Joseph de Maistre à la fin du XVIIIe : " Hors de l'Église, l'Évangile est un poison ". Cette maistrienne assertion (puisqu'elle situe l'endroit de la dissension orthodoxie/libéralisme et détermine en grande partie sa rigueur) ne rejoint-elle pas incidemment la principale objection des Églises orthodoxes orientales et slaves à l'encontre du protestantisme, à savoir que ce dernier insiste beaucoup trop sur le message chrétien, ce, au détriment du statut de son auteur — le Christ vrai Dieu, vrai homme, et son Église —, ces éléments-là (fondamentaux) donnant tout son crédit à la valeur du message évangélique ? Il nous faut nous apercevoir que le rejet de l'Église, filtre et interprète du message, dans les faits transforme le philtre de l'amour universel distillé dans la Bonne Nouvelle en un poison pour le monde. Hors de l'Église, point de salut comme l'ont bien compris, en leur temps, les Luther et Calvin orthodoxes. Et, en dehors de la grille interprétative de l'Église, nul doute que l'Évangile empoisonne son monde et qu'il pave l'enfer où il conduit ce monde de toutes les bonnes intentions avortées.
Roland Hureaux. Sur la réduction hygiéniste de l'humanité
La Réforme radicale, antichambre du libéralisme moderne, donc ! Vestibule de la société actuelle avec son étrange alliage de libéralisme doctrinal et de cérébralisme des mœurs. Le journaliste Eric Zemmour disait avec justesse que l'esprit actuel de la société procède d'une sorte de revanche de la Réforme – un retour de la réforme qui n'a cependant aucun lien, bien au contraire, avec ce qu'on appelle, de nos jours, les Re-réformés – sur la Contre-Réforme : apologie de la transparence, puritanisme, nouveau moralisme (comme Mauriac parlait de moraline) adossé au rejet de la Morale. " Dans Rome, Naples et Florence [...], Stendhal écrit : "Les jésuites sont beaucoup plus favorables aux beaux-arts que le méthodisme", relève Gabriel Matzneff, qui ajoute : "aux beaux-arts et à la liberté des mœurs sans laquelle il n'y a pas de beaux-arts". " (Mamma, li Turchi !, La Table Ronde, p. 264). Ainsi, plus encore que les idées qui en résultent, les schèmes métaphysiques mènent-ils le monde. Le libéralisme, dans la magnificence de son essence, se ramènerait à l'application au sein de la société des hommes des principes et croyances propres à la Réforme radicale, lesquels se sont d'autant plus souplement prêtés à application que cette Réforme-là avait rompu les ponts avec le noyau de base de l'orthodoxie (vertige de la transcendance).
La fin de l'esprit religieux réalisée dans le libéralisme a pour fin un activisme social qui, dénaturé, si ce n'est perverti par un Évangile sans cadre et coupé de son origine (un Christ dûment pourvu de son vrai statut), se transforme en socialisme (c'est-à-dire en l'amour du Tout, d'une caste ou d'une classe) au détriment de la rétribution du mérite et de la valeur de chacun – toutes notions dont, par ailleurs, on nie la consistance. Roland Hureaux (Le Temps des derniers hommes, Hachette Littératures, p. 271-272) exprime bien ce mouvement de sublimation laïque qu'entreprend parfois l'énergie spirituelle (au sens de spirit) :
Le mouvement militant qui soutient l'action de l'ONU était animé au départ de bonnes intentions. Inspiré de l'humanitarisme protestant, il se traduit par un investissement quasi-religieux. Comme les philanthropes victoriens, dont ils dérivent (c'est nous qui soulignons) en ligne droite, ses promoteurs investissent toute leur passion religieuse dans ce qu'ils considèrent comme un fléau : hier l'alcool ou l'ignorance, aujourd'hui la surpopulation ou les maternités non désirées. [...] La composante hédoniste du néo-malthusianisme n'en est pas moins animée de la même volonté de réduction hygiéniste de l'humanité et, quelque part, de la même haine de la vie .
La tyrannie libérale
L'indéfinition libérale — cet infini factice —, la liberté totale qu'elle imagine donner par principe à tous les hommes transparaissent à un moment ou à un autre dans son imposture crue. Alors que la Hollande veut faire croire le contraire, on ne peut qu'admettre qu'en régime libéral règne bien la tyrannie d'un credo de fer, plus dur, plus contraignant que le credo orthodoxe (cf. Alain Besançon, Roland Hureaux, Philippe Bénéton).
Au pays de l'immanence, l'orthodoxie est perçue comme une mécréance. Celle-ci, et son synonyme, y sont mal vus. À l'avenir doivent-elles s'attendre à se voir progressivement sanctionnées. Tout dégagé des contingences doctrinales (et, ainsi, du souci de la vérité) que veut bien nous apparaître de prime abord l'adepte du système hollandais, celui-ci ne cache pas moins une dague sous ses habits. Il croit à ce qu'il vit, empli d'une foi bien plus ardente que celle du pauvre orthodoxe récitant ses litanies. Le premier agit ; il ne tolère qu'à la façon de ces fauves faussement assoupis qui vous saute dessus lorsque votre corps s'engourdit, les manières d'autrui. Sa tolérance n'est que l'antichambre de sa colère. Et elle sera d'autant plus froide et implacable qu'il ignore qu'il est le diable. Le libéralisme est donc l'idéologie-type, qui réalise à tout coup ce que contient son cariotype : l'annonce de la régression de la compréhension du mot liberté, avant de parvenir à sa pure — oui, pure, surtout très pure et simple répression. Si, aux Pays-Bas, on assiste à l'éclosion de communautés ecclésiales re-réformées, qui tentent d'appliquer ce que la doctrine originelle voulait sur terre réaliser, force est de prendre acte que ce ne sont pas celles-ci qui dominent la société. Elles forment quelques taches colorées au milieu d'un puzzle grisaillé. Elles figurent ces spécimens provisoirement préservés par l'idéologie de l'État dominant, comme ces Amish de Pennsylvanie qui paraissent se sentir bien chez eux, entre eux, alors qu'alentour tout, pourtant, se ligue contre eux.
A contrario, le caractère désuet, retardé de ces re-réformés ne confirme-t-il pas la persistance, mieux, l'exubérance en Hollande des principes révélés par les Lumières du XVIIIe ? Les idéaux de la Révolution française de 1789 ne s'épanouissent-ils pas au suprême dans ce bas pays du nord de la France ? La circonstance, selon l'historien François-Georges Dreyfus, que le calvinisme, tout particulièrement en Hollande, était naguère le vecteur de la contre-révolution, conjuguée au fait qu'un succédané de calvinisme (qui renie son Maître et son enseignement) lui succède majoritairement dans le cœur et l'esprit des gens, que ce calvinisme-là soit devenu son contraire et comme le porte-parole du progressisme le plus fou, si ce n'est de la Révolution dans toute son expression, semble bien la marque de la réalité du combat frontal qui se déroule en secret et dont l'issue déterminera l'orientation et le sens que les démocraties occidentales donneront à leur destin.
On se reportera Aux sources de l'erreur libérale (B. Guillemaind et A. Guyot-Jeannin dir., L'Âge d'Homme) pour mieux reconstituer le curriculum vitæ de ladite erreur et on méditera ces extraits de l'Archipel des hérétiques (op. cit. supra) pour tout comprendre.
Cornelisz (meneur et instigateur de la Terreur sur l'île de Batavia) dut recevoir une éducation aussi éloignée que possible de l'orthodoxie calviniste (p. 41). [...] Ces groupes de foi anabaptistes avaient en commun un certain nombre de dogmes. Ils s'opposaient résolument à toute idée de prédestination, croyaient au libre-arbitre et considéraient le baptême des enfants comme une mascarade. [...] Pour les catholiques comme pour les calvinistes, ces idées étaient des hérésies mais, en 1520, on avait une autre bonne raison de craindre les anabaptistes : tous sans exception attendaient la seconde venue du Christ, qui devait se produire dans les quelques mois ou années à venir – et en tous cas de leur vivant (p. 57). [...]
Les sectes anabaptistes attiraient les éléments les plus radicaux – des hommes violents et dépossédés, n'hésitant pas à user de la force pour atteindre leurs objectifs. Elles constituaient une menace pour l'État (p.58). [...] Cornelisz était un adepte de l'antinomisme, dangereuse théorie selon laquelle les lois morales cessent de s'appliquer lorsqu'on atteint l'état de perfection spirituelle. Aucun autre système religieux – ni le judaïsme, ni même l'islam – n'inspirait une telle terreur aux autorités de l'Église réformée de Hollande (p. 65). [...] Cornelisz semble donc avoir été un libertin — mais non des plus puristes, puisqu'il éludait les aspects spirituels de cette doctrine — pour ne s'attacher qu'à la promesse d'affranchissement total de toute loi morale.
Ces ramifications doctrinales entre le protestantisme libéral appliqué dans la Hollande contemporaine et ses origines tirées de la Réforme radicale qui portent la signature d'un libéralisme dévoyé ou, plus précisément, celle d'une idée dévoyée de la liberté, trouvent leur point d'orgue dans cette découverte d'un grand historien anglais : la piraterie fut en grande partie composée de réformés ou de huguenots radicaux exilés en Amérique centrale. Ils vivaient cette piraterie comme la manifestation première, brute mais essentielle de cette contre-société qu'ils entendaient constituer face au pouvoir de la royauté anglaise (cf. exposition sur la piraterie, Musée de la Marine, place du Trocadéro, Paris).
Sociologie de la souveraineté
Il conviendrait à ceux qui rêvent encore d'Amsterdam — on veut dire du traité d'Amsterdam — qui, à l'instar d'Emmanuel Le Roy Ladurie (cf. préface d'E. Le Roy Ladurie à Xavier Walter, Un roi pour la France, F.-X. de Guibert, p. 16), imaginent qu'un Robert Schuman se serait reconnu dans l'Organisation de Bruxelles (M. Allais), de se rappeler de " l'origine théologique des concepts juridiques, notamment ceux qui définissent l'idée de souveraineté " et que " l'image métaphysique qu'un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l'évidence en matière d'organisation politique. Établir une telle identité, voilà ce qu'est la sociologie de la souveraineté " (Carl Schmitt, Théologie politique I ) .
Oui, la Hollande, la Zélande, toutes ces Provinces-Unies sont, en effet, pays tombés bien bas. Il demeure de cette Hollande du XVIIe siècle les Ruysdael, Vermeer et autres Rembrandt, ceux-là seuls qui nous permettent encore de la voir en peinture.
H. DE C.