OUBLIEE SITOT QUE LUE EN DIAGONALE, caricaturée ou superbement ignorée par les médias, la Note doctrinale du cardinal Ratzinger " concernant l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique " (novembre 2002) demeure une pierre fondatrice pour replacer au centre de la réflexion et de l'action politique la question anthropologique.

" L'Église a conscience que si, d'une part, le chemin de la démocratie exprime au mieux la participation des citoyens aux choix politiques, d'autre part, il n'est possible que dans la mesure où il est fondé sur une juste conception de la personne. Sur ce principe, l'engagement des catholiques ne peut tolérer aucun compromis, car autrement, le témoignage de la foi chrétienne dans le monde, ainsi que l'unité et la cohérence interne des fidèles eux-mêmes, feraient défaut. " C'est le résumé de l'enjeu modulé par l'accent slave de Jean-Paul II au long de son pontificat. La connaissance existentielle du totalitarisme a imprimé son stigmate au plus profond de l'humanité du pape polonais et, pour l'espérance contre toute espérance qu'elle porte, sa " chanson " n'en finit pas de résonner dans les âmes. Sur la protestation morale contre l'oppression, le poumon oriental de l'Europe a encore beaucoup à nous apprendre.

Cet accent de vérité humaine propre à la slavitude, Vaclav Hável en exprime la sagesse à travers ce " scepticisme assez étrange, un peu mystérieux, nostalgique, souvent tragique, parfois héroïque, quelquefois légèrement opaque avec un rien de lourdeur, pour sa tendre cruauté et sa capacité à combiner une apparence provinciale avec une prévoyance universelle " : telle est la nuance propre au climat d'Europe centrale face à " l'insoutenable légèreté de l'être " révélée par l'expérience totalitaire à un Kundera pour qui " la météo de notre condition est le brouillard "... Kundera qui partage avec Hável la qualité de Moderne anti-moderne. Humanistes laïques et chrétiens se sont retrouvés dans le " dialogue polonais " et se retrouvent côté tchèque dans la Charte 77. À bien des égards, leur lutte contre le système qualifié par Hável de post-totalitaire trouve aujourd'hui un prolongement dans celle que chrétiens et vrais humanistes doivent mener contre le nihilisme de la démocratie laïciste. Depuis Munich, les Tchèques savent que " l'incapacité à risquer sa vie pour en sauver le sens mène non seulement à la perte de son sens mais à la perte de la vie ". Analogiquement, les chrétiens et les hommes de bonne volonté des démocraties du XXIe siècle se trouvent devant le même cas de conscience : du système post-totalitaire au système de la démocratie libertaire, la société de consommation développe les mêmes effets destructeurs de la personne. Dans un registre laïc, l'intuition de Vaclav Hável rejoint celle de la Note Ratzinger : il ne peut y avoir autonomie entre la sphère politique et la sphère morale où les chrétiens, autant et plus que tout autre, ont une parole à prononcer. Pour l'oublier, vient un moment où nos " petits pas vers la barbarie " appellent une dissidence. Mais qu'est-ce qu'un dissident ? Qu'est-ce qu'agir en dissident ? Interrogeons l'expérience laïque tchèque et croisons ses principes d'action avec ceux que Philippe Darantière a tiré de la Note Ratzinger dans son livre Pour une action politique catholique .

 

La défaite de la raison

 

L'âge moderne consacre la victoire de l'homo faber sur l'homo rationale, nous dit Hannah Arendt qui constate la justification de la violence, " accoucheuse de toute vieille société grosse d'une société nouvelle " selon Marx, comme facteur de fabrication et comme moteur de l'histoire . Le marxisme scientifique ou le racisme biologique sont la toile où s'inscrit nécessairement la politique dès lors que la science, et non plus la politique, devient le domaine principal de l'action. Hável en a une conscience forte : " [La science moderne] tue Dieu et s'installe elle-même sur son trône vacant, afin que désormais, ce soit elle qui décide de l'ordre de l'être, elle qui en soit l'unique gestionnaire légitime . " Mais devant la dissolution de la personne humaine, caractéristique des scientismes totalitaires, la science s'avère incapable de réveiller la responsabilité capable de sauver l'humanité d'un " méga-suicide ".

Il en résulte une hébétude qui amène Arendt à penser que l'époque moderne s'achèvera " dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l'histoire ait connue ". L'humanité socialisée n'a pour ultime finalité que la préservation de l'espèce à quoi se consacre la société de consommation : " L'homme est sur le point de se changer en cette espèce animale dont, depuis Darwin, il s'imagine qu'il descend . " L'action des hommes de science, poursuit-elle, manque du caractère révélatoire de l'action comme faculté de produire des récits, et du devenir historique d'où jaillit le sens et l'intelligibilité. Il faut, en concluent les dissidents, dans ce contexte d'idéologie de la fabrication, refonder la politique sur la vita contemplativa. Et sur l'histoire qui est le choix du temps des hommes contre celui des robots. Telle est l'essence de la Charte 77. La figure de Jan Patočka, son martyr, s'impose dans le choix entre deux libertés, " celle de la vie créatrice et destructrice, irresponsable, et celle de l'esprit qui résiste aux puissances du monde et proteste contre le nihilisme de la vie ". À la source de la réflexion socratique, le tyran et le sophiste, falsificateurs du logos, préfigurent ces systèmes politiques modernes où le pouvoir idéologique ruine par avance toute recherche de la vérité. Patočka, qui fait le choix socratique du soin de l'âme, imprime à la Charte 77 l'impératif de " vie dans la vérité ", le leitmotiv de Hável.

 

Le Marchand de légumes

 

Le péché social du système post-totalitaire — c'est aussi celui de la démocratie consumériste — est un péché contre l'esprit ; dans sa Lettre à Gustav Husak, Hável remarque que " le fait qu'aucun roman tchèque nouveau susceptible d'élargir l'horizon de notre expérience du monde ne soit apparu aux devantures des librairies n'aura certes pas de conséquences apparentes. Mais qui sait comment cette lacune se manifestera dans l'atmosphère spirituelle et morale des années à venir ?... À quel point cette absence de connaissance de soi marquera ceux qui commenceront demain à se connaître ? "

Inhibiteur de liberté, le système post-totalitaire est stérilisateur de la culture : il retranche au lieu d'ajouter, ce qui, selon certains théologiens, est une définition du péché. En confondant le centre du pouvoir avec le centre de la vérité, il prend la forme d'une religion séculière héritière du césaropapisme byzantin, où l'idéologie fonde l'illusion d'une sur-individualité sur le mensonge généralisé. C'est l'apologue du Marchand de légumes qui place dans sa vitrine une banderole " prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! " Comme l'écrasante majorité des marchands de légumes, il se moque comme d'une guigne de l'avenir du socialisme à moustache humaine. Mais pour n'avoir pas d'ennuis, il l'affiche et montre ainsi qu'il est en harmonie avec la société. Pour Hável, c'est un signe sémantique adressé au pouvoir : " Je me conduis comme on l'attend de moi, je suis obéissant et j'ai droit à une vie tranquille . " Si l'on demandait au Marchand de légumes d'accrocher une banderole " J'ai peur, c'est pourquoi j'obéis sans restriction ", il se sentirait humilié. Le signe qui lui est imposé par l'idéologie, il l'accepte parce qu'il lui permet de dissimuler le fondement bas de son obéissance derrière l'instance supérieure de l'idéologie. " L'idéologie, poursuit Hável, est le simulacre de quelque chose de sur-individuel qui permet à l'individu de tromper sa propre conscience et de masquer au monde et à lui-même son modus vivendi sans gloire... et son aliénation . " L'individu n'est pas forcé de croire en son for intérieur à l'idéologie, mais il doit extérieurement lui faire allégeance et c'est ainsi que le mensonge s'étend sur toute la société. De ce mensonge établi, le politiquement correct de la démocratie laïciste est un parfait paradigme.

 

La vie dans le mensonge

 

Le mensonge gagne en menant une guerre permanente contre la société civile, entraînant une loi de gravitation qui veut que le système, de plus en plus schizophrène, considère comme une agression toute expression d'une vie personnelle qui s'affranchirait de l'idéologie, laquelle s'émancipe de la réalité au point " de déposséder le pouvoir et de devenir elle-même dictateur ". Et inversement, chacun se sent contraint, comme le Marchand de légume, de participer docilement à l'exercice d'un " pouvoir hautement anonymisé où chacun est l'esclave opprimé et l'oppresseur terrorisé... Le totalitarisme fait de tous non seulement ses victimes mais aussi ses réalisateurs ". La victime-instrument du système est commune au post-totalitarisme et à la démocratie laïciste. Car la critique de Hável ne s'arrête pas aux praticiens de la normalisation bureaucratique, d'ailleurs croisée par la consommation sur laquelle prospère " l'auto-totalitarisme " de la société ; elle s'adresse à la société de consommation qui devient l'horizon ultime des démocraties occidentales : " Ne sommes-nous pas, demande-t-il, une espèce de memento pour l'Occident, lui révélant ses tendances latentes ? " Les mécanismes de la culture de masse des démocraties occidentales aboutissent au " mandat d'arrêt contre la culture, contre tout ce qui est intérieurement libre " de la normalisation de Prague . Après 68, la grisaille — " la vie comme seul horizon de la vie " — s'est étendue de part et d'autre du feu Rideau de Fer. Hável en pointe le déficit fondamental : pour enraciner les droits de l'homme, la démocratie doit retrouver ses sources transcendantales.

La démocratie n'est pas première : ce qui est d'abord en cause est la définition même de l'homme. À la question de l'origine du déficit démocratique, Hável apporte une réponse sans équivoque : il s'agit de l'effacement de sa dimension spirituelle. " La relativisation des normes morales, la crise de l'autorité, la réduction de la vie à une course au profit matériel immédiat sans souci des conséquences pour la collectivité [...] ne vient pas d'abord de la démocratie mais du fait que l'homme a perdu son ancrage transcendantal, partant l'unique source de sa responsabilité et de son respect de lui-même . " Cette mise en exergue de la question anthropologique rapproche la pensée de Hável de la doctrine sociale de l'Église. Il évoque, sous la carapace de la " vie dans le mensonge ", la sphère cachée des intentions véritables de la vie, son ouverture secrète sur la vérité et sa capacité à dissoudre le vernis totalitaire. Cette sphère morale, à l'intersection du politique et du religieux, se trouve aussi au centre de la Note Ratzinger et de sa critique du relativisme laïciste : la vie dans la vérité appelle la splendeur de la vérité.

 

La " dissidence " havelienne

 

La Note Ratzinger vise l'idéologie post-moderne de l'homme en kit qui se pense source et fin de lui-même, délié de toute histoire et qui aboutit au vide du narcissisme libertaire et à la tyrannie de l'être pour soi ; la vie biologique devient le seul bien, garanti par l'autorité scientifique et sous anesthésie médiatique. Le triomphe de l'homo faber, c'est le triomphe de la force contre la puissance et c'est alors que la démiurgie de l'homme le replace devant le choix moral : " Ce n'est pas la résistance des choses qui enseignera à Prométhée la retenue où l'abstinence : il est irrésistible et ne trouvera qu'en lui-même la force de s'empêcher. En lui-même, c'est-à-dire dans la peur qu'il s'inspire à lui-même ", dit Finkielkraut pour qui c'est la démonie intérieure de l'homme qui rend le monde dangereux . La Note nous invite à refuser le politique réduit à une métaphore et à faire le choix de la plus longue mémoire pour retrouver les racines de la conscience. Elle nous place devant l'exigence de " cohérence interne " à la source de la protestation — ou plutôt de l'attestation — des dissidents de l'Est.

 

Les circonstances du mensonge établies, il faut tirer des principes d'action. Dans la société post-totalitaire, émerge la figure du " dissident " que Hável barde de guillemets, car il en récuse l'étymologie : dissideo signifie se séparer, s'éloigner de... alors que le projet des dissidents n'est en aucun cas scissionniste, sauf d'avec le mensonge. Il cherche au contraire à s'inscrire dans l'espace public en régénérant cet espace détruit par le système. Il s'agit donc d'une opposition d'un type nouveau, différente de l'opposition purement politique d'un régime démocratique ou de la résistance éventuellement violente contre une dictature ; elle a plusieurs caractéristiques. Son projet part de l'homme, " de son rapport à lui-même, à l'univers et à autrui ", s'appuie sur ses droits (dans le sens où les entend Jean-Paul II) et respecte la légalité.

 

Il ne s'agit donc pas d'une résistance, qui supposerait une prise de pouvoir par des moyens illégaux ou violents, car dans le système post-totalitaire — comme dans la démocratie laïciste — il n'existe pas de frontière évidente entre population asservie et pouvoir usurpateur, chacun ayant sa part des deux postures ; les crises sont donc toujours latentes puisqu'il est impossible d'entrer en rébellion contre une société où tous sont parties. Comme dans la société démocratique, les conflits fondamentaux passent au cœur de chaque personne. Et nous voilà au cœur vrai de la modernité : du choix moral de chaque conscience dépend l'avenir de l'humanité ; " la liberté de la décision a pénétré jusqu'au cœur, la où il n'y a plus à distinguer entre le privé et le public ", nous dit Urs von Balthasar.

Nous revenons alors à l'histoire : le oui ou le non de la conscience individuelle doit être prononcé publiquement et cette décision ne peut être différée, puisque l'enjeu est la définition même de l'homme et son existence comme personne morale. Selon Hável, le " dissident " est précisément " un homme qui agit comme il considère devoir le faire et dont seule la logique interne de sa pensée, de sa conduite et de son travail l'amène finalement à une confrontation avec le pouvoir " .

 

Recréer un espace public

 

Contre l'anonymat totalitaire, la protestation doit être publique. Comme le Printemps normalisé de Prague, la tyrannie médiatique de la société démocratique ruine l'espace public et renvoie à la sphère privée tout débat moral qui excède les normes définies par l'imperium de l'événement. Le tir de saturation et le magistère médiatiques réduisent le politique à jouer les utilités sur les seules questions où il peut encore légiférer, les questions dites " sociétales ". " À mesure que l'on assiste à la privatisation de la vie publique, on observe une étatisation de la vie privée [...] qui va toujours plus dans le sens de ce relativisme moral érigé comme norme collective suprême . " Puisque la démocratie consumériste transforme " l'agora en bazar " — le marché est l'espace public de l'homo faber, observe H. Arendt — la priorité est de reconstruire un espace public qui jaillira de la vertu civique — l'arétè — ce courage qui distingue l'homme libre de l'esclave.

C'est l'une des principales leçons de la Charte 77 ; son but n'était ni de renverser le régime, ni d'abolir le système social, moins encore d'en remettre en cause la légalité, mais de renforcer le civisme " en exigeant que les lois soient appliquées et aient réellement force de loi, en attirant l'attention sur leur interprétation abusive, en militant en faveur de l'exercice effectif et du respect des droits reconnus sur le papier ". Il était de restaurer un espace public où le dissident proclame tout haut ce que tous pensent en privé. " Le dissident clandestin est un oxymore . "

 

Modèles de dissidence

 

Dans le monde unipolaire de l'après-communisme baigné par la nouvelle idéologie mondialiste, Ph. Darantière distingue trois modèles de dissidence : islamique, néo-conservatrice américaine et catholique (p. 91 sq.). Le modèle islamique, dont le domaine public mélange politique et religieux à l'instar des sociétés païennes antiques, n'est pas applicable aux sociétés occidentales. Les deux autres s'inscrivent dans la laïcité chrétienne. Du modèle néo-conservateur américain, inspiré par Leo Strauss et ses épigones, retenons qu'il remet au centre de la vie démocratique la pratique de la vertu et que, bonne nouvelle ! la vita bona à la cow-boy est capable de gagner la bataille des idées sur le relativisme des branchés de la Côte Ouest.

Reste un modèle qui a l'avantage du temps et de l'espace, le modèle catholique : 2000 ans d'âge —est et sera la seule mondialisation réussie — garantissent son expertise en humanité ; " à la fois multinationale — première structure virtuelle en réseau, modèle d'organisation prôné par toutes les multinationales — et première Internationale ", dit Ph. Darantière, l'Église est tout uniment communauté, douée d'un domaine public, et communion qui donne sa profondeur eschatologique à l'action politique. C'est ce que pressent Hável dans le rassemblement autour de Jean Paul II à Velehrad, le sanctuaire des saints Cyrille et Méthode : il est, dit-il, " le résultat logique du mode de vie socialiste, collectiviste et bassement matérialiste dont l'immobilité, la médiocrité spirituelle et la stérilité morale font tourner le regard des jeunes gens [qui] désirent sortir du mouvement mécanique de la société " et les mêmes causes engendrant les mêmes effets, le retour au religieux qui donne son horizon à l'agir moral et politique apparaîtra à terme comme l'issue logique à l'impasse du nihilisme démocratique.

 

Pouvoir et puissance

 

Pour Ph. Darantière, " la question de la prise de pouvoir comme préalable à la transformation de la société est aujourd'hui un contresens pour les catholiques ". Il rejoint encore en cela l'analyse de Hável pour qui le coup d'État politique n'est pas assez radical. Les marxistes repentis qui continuent à lire les réalités politiques selon la dialectique du dominant-dominé sont condamnés à un " ronchonnement à la Svejk ", en attendant les conditions objectives d'une révolution prolétarienne qui n'aura pas plus lieu que la contre-révolution maurassienne.

À la chirurgie, il faut préférer les médecines douces. La révolution havelienne est existentielle ; elle ne vise pas le pouvoir mais la puissance qui assure, dixit Arendt, l'existence du domaine public : elle est " ce qui maintient la cohésion des hommes après que le temps de l'action est passé et ce qu'en même temps ils préservent grâce à leur cohésion ". Elle suppose la pluralité des volontés unies dans l'action commune. Elle s'inscrit dans la structure de la société et en provoque la transformation interne. Pour l'avoir compris, les soixante-huitards ont réussi la " révolution des mœurs " et les Chartistes tchèques la Révolution de velours.

L'erreur des catholiques des XIXe et XXe siècles a été soit de rêver à la prise de pouvoir, soit de se réfugier dans la dissidence eschatologique, sans considérer que le pouvoir n'est qu'une représentation de la puissance agissante au sein de la société. Hável, au contraire, a vu dans la Charte 77 le moyen d'une reconstruction morale de la société par le " renouvellement radical de la relation authentique de l'individu à l'ordre humain : une nouvelle expérience de l'être, un nouvel enracinement dans l'univers, une responsabilité supérieure à nouveau saisie, une relation intérieure à autrui et à la communauté humaine ", c'est-à-dire par la libération des forces de la vie. Leur puissance peut détruire les façades à la Potemkine d'un pouvoir dont l'illusion idéologique masque l'entropie, mais elle peut aussi leur injecter la substance et la légitimité qui leur manquent.

De la même façon, Ph. Darantière constate la rémanence des idées chrétiennes dans la société démocratique grâce à l'engagement militant des fidèles dans des œuvres multiples : " la fonction qu'ils remplissent n'est pas de s'opposer frontalement au pouvoir en place mais de créer de multiples situations concrètes permettant le développement de la puissance d'une chrétienté en acte " (p. 119). Ainsi, se développent dans la société des structures parallèles polymorphes qui permettent l'expression de la " vie dans la vérité ", tels le samizdat, les représentations théâtrales ou les concerts privés comme ceux des Plastic people, ce groupe de rock qui parlait " d'angoisse métaphysique et du désir de salut " et dont la condamnation pour hooliganisme a donné son premier élan à la Charte 77. Telles les initiatives multiples des chrétiens d'aujourd'hui qui créent d'innombrables structures d'accueil pour les plus faibles, les plus pauvres ou les blessés de la vie, des radios libres ou des écoles indépendantes de l'idéologie pédagogique d'État.

 

La stratégie du levain dans la pâte

 

Les chrétiens se trouvent face à ce paradoxe de la démocratie qu'un Churchill du XXIe siècle pourrait définir comme le pire des régimes puisqu'ils doivent le combattre sous sa forme laïciste, à l'exclusion de tous les autres puisqu'il est promu par le magistère de l'Église. Comme les " dissidents ", ils se trouvent devant la nécessité de donner substance et légitimité à un pouvoir idéologique qui en est dépourvu en l'inscrivant dans le précepte évangélique du Christ venu non pas pour abolir mais pour accomplir.

Ph. Darantière en tire une intéressante leçon de politique tirée de l'Évangile à partir du texte de saint Jean sur la guérison de l'aveugle-né (Jn 9). Jésus nous y enseigne la transgression de l'Esprit face à la Loi défendue par les Pharisiens, car la Loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la Loi, comme l'impose l'inversion totalitaire. Il met les Pharisiens en face de leurs contradictions par des procédés très modernes de " mise en situation " et de " captation de l'émotion " (p. 111-113), mais il est aussi " présence insaisissable " : il occupe l'espace public mais se dérobe et tient en respect par son autorité le pouvoir des Pharisiens. Il est enfin celui qui convertit : Il nous enseigne à dénouer les contradictions du discours convenu des Pharisiens en agissant de l'intérieur. C'est la " stratégie du levain dans la pâte " (p. 114 sq).

Jésus fait usage d'un explosif puissant car la " vie dans la vérité " trouve des alliés potentiels dans chaque conscience. Pour cette raison, cette " sphère cachée " est très dangereuse pour le pouvoir : il est impuissant devant ses manifestations qui le prennent au dépourvu et engendrent de sa part des mouvements de panique et des réactions inadéquates. En face du plus emblématique des droits démocratiques, le droit à l'erreur, qui inscrit le mensonge dans la loi et corrompt ainsi le pouvoir politique, il faut libérer la puissance qui gît dans les profondeurs de la société et dans les consciences individuelles, " dans la sphère cachée des intentions véritables de la vie, son ouverture secrète sur la vérité ", dit Hável. Et telle est la force de la vérité que le pouvoir en place " ne s'appuie pas sur ses propres soldats, mais sur les soldats de l'ennemi, ceux qui vivent dans le mensonge mais peuvent être à tout moment atteints par la force de la vérité ".

La stratégie du levain dans la pâte n'a donc pas pour objectif de changer les structures sociales ou politiques mais de refonder une culture. L'extraordinaire Révolution de velours tchèque en atteste la formidable puissance potentielle et nous laisse entrevoir ses applications dans les circonstances nouvelles de la démocratie laïciste, car les trois composantes du post-totalitarisme — dominer-mentir-contraindre — s'y retrouvent : elles sont à la source de la contre-culture qualifiée par Jean Paul II de culture de mort. Il faut retrouver les trois piliers d'une culture humaine authentique : la promotion de la vie, l'éducation, des lois justes, et considérer leurs implications politiques. Ce sont les trois piliers de la " vie dans la vérité "

 

L'insoutenable gravité de l'être

 

Subvertie par le laïcisme libertaire, la démocratie devient un piège diabolique. À l'inverse d'autres régimes de moindre liberté, " elle ne reconnaît plus l'existence d'une vérité morale fondant la distinction du juste et de l'injuste par delà toute convention humaine ". C'est l'existence même du bien et du mal qui est remise en cause et les chrétiens, censés représenter l'ordre moral, sont poussés hors jeu démocratique au motif d'intolérance. Cependant, selon l'excellent syllogisme de Jean-François Mattei, " si la thèse du relativisme est vraie, alors elle est fausse, puisque d'autres thèses, dont elle reconnaît par principe la validité, en nient la pertinence " : l'admettre reviendrait à fonder la démocratie sur le mensonge absolu et c'est contre ce possible suicide de la démocratie devenue totalitaire que le magistère de l'Église nous met en garde jusqu'à prôner l'objection de conscience.

La condition de la liberté, c'est la recherche de la vérité. Commentant le discours de Soljenitsyne à Harvard, Hável constate que la " gravitation " des démocraties occidentales interdit aux citoyens de se défaire de leurs aliénations, à cause du caractère illusoire des libertés non fondées sur la responsabilité. Contre ces démocraties procédurales, il tient le pari d'une " révolution existentielle : une perspective de reconstitution morale de la société, un renouvellement radical de la relation authentique de l'individu à ce que j'ai appelé l'ordre humain — et qui ne peut être suppléé par aucun ordre politique... une nouvelle expérience de l'être, un nouvel enracinement dans l'univers, une responsabilité supérieure saisie à nouveau, une relation à autrui et à la communauté humaine ".

La leçon d'humanisme de Vaclav Hável nous resitue sur la ligne de faîte du politique, charnière entre l'éthique et le religieux, entre la promesse du salut et sa réalisation dans le temps, entre le déjà-là de la rédemption et le pas-encore de notre incarnation. L'histoire de l'État est " une histoire qui conserve le genre humain sans le sauver, qui l'éduque sans le régénérer, qui le corrige sans le sanctifier ".

Mais à l'heure où le politique s'efface devant la démocratie totale et son relativisme absolu, l'État n'est-il pas plus que jamais ce katékhon de l'épître aux Thessaloniciens, celui qui retarde la venue de l'Impie ? Encore faut-il pour la conservation de l'État, comme le recommande la Note, relier le devoir social de religion et le droit à la liberté religieuse, c'est-à-dire à la possibilité offerte aux chrétiens de féconder spirituellement l'action politique et de l'ancrer dans la durée en étant pleinement cohérents avec leur foi.

Dans sa conclusion, Philippe Darantière rappelle la vénérable théorie des deux glaives, temporel et spirituel : elle nous impose de nous servir de ses deux tranchants pour transformer l'amitié politique en charité politique. À nous de méditer la leçon du témoin — martyr — laïc de cette amitié qu'est Vaclav Hável, animé de l'esprit de cet autre témoin, Jan Patočka, qui a scellé son enseignement philosophique par son engagement pour la Charte 77 et par sa mort dans les locaux de la police communiste. L'invocation humaniste à saint Socrate des Chartistes et son attestation laïque dans l'action révèle une compréhension existentielle des enjeux du politique et de l'histoire qui a trop souvent échappé aux chrétiens, ces dernières décennies. L'action non-violente des dissidents donne une présence réelle aux valeurs éthiques qu'ils ont défendues et prouve que puissamment et profondément incarné, le levain fait son œuvre. Aux chrétiens de donner au visage temporel de l'amitié le sourire éternel de la charité.

 

EM. TR.