LA DECONFITURE de Enron date d'à peine un an. Depuis, six méga-faillites ont été enregistrées aux États-Unis. La dernière en date, celle de Worldcom, est aussi la plus considérable : la société détenait nominalement et avant dépréciation cent milliards de dollars d'actifs et laisse une quarantaine de milliards de dettes ; sans parler des dizaines de milliers de personnes dont l'emploi est menacé.

 

Après l'éclatement de la " bulle Internet " et la disparition de nombreux acteurs de l'économie virtuelle du " click " qu'elle a entraînée dans son sillage, voici la deuxième vague d'une crise qui frappe à présent de plein fouet les secteurs de la téléphonie et de la communication, ainsi que les marchés financiers. L'économie réelle, celle du " brick and mortar ", ne semble pas encore touchée : la consommation progresse, le taux de croissance du PNB reste élevé, et les entreprises qui opèrent dans les secteurs traditionnels augmentent leurs bénéfices. Mais pour combien de temps ? L'effondrement des bourses qui ont perdu plus de la moitié de leur valeur en deux ans met à mal les portefeuilles des assureurs dont les ratios de solvabilité commencent à tangenter les minima réglementaires. Plusieurs grandes banques américaines, au premier rang desquelles se trouvent des noms aussi prestigieux que JP Morgan et Citybank, engagées sur les splendeurs déchues pour des dizaines de milliards de dollars, sont menacées de ne pas récupérer une bonne partie de leurs créances. La réaction en chaîne qui propagerait le désastre à l'ensemble de l'économie est bien près de s'amorcer.

En ouvrant le bal, la faillite de Enron s'apparente à celle de la Kreditenstadt, cette banque viennoise qui fut la première victime importante de la crise de 1929. L'analogie comporte néanmoins une différence : la réaction des autorités publiques a été ici très rapide. Elles ont vite pris la mesure du danger et adopté toute une série de décisions précisément destinées à remédier aux maux qu'elles pensent avoir identifiés. Au-delà de la " saga " d'Enron, l'affaire revêt en effet une dimension politique, au sens le plus large du terme et pas seulement en raison des liens personnels entre ses dirigeants et la classe politique ou des subventions versées aux machines électorales, ou plutôt une dimension de société.

Mon intention n'est pas ici d'ajouter un dossier à tous ceux qu'ont publiés journaux et revues, mais de poser des questions sur la pertinence même des approches adoptées, de rechercher les arrière-plans ou les présupposés qu'elles révèlent, et d'en débusquer les fondements. J'ai été frappé en effet par un point qui leur est largement commun : ces approches et les préconisations dont elles sont assorties ont toutes un caractère trop institutionnel, juridique ou formel pour n'être pas suspectes. Non que j'en récuse le principe, bien au contraire : les affaires, et la vie économique en général, ont pour caractéristique de reposer sur des contrats et donc de baigner dans le droit. Mais dans ce cadre se meuvent des individus sur le comportement et les motivations desquels il faut aussi s'interroger ; et par conséquent questionner les idées dominantes, celles que précisément on répugne à remettre en cause. Je livre donc par avance la clé de lecture de mon propos : on doit passer d'une analyse technique à une analyse comportementale de la crise actuelle pour en saisir les enjeux et avoir une chance de lui donner une issue positive.

Ma démarche partira néanmoins de ces aspects institutionnels, plus précisément de ceux qui concernent les instances de contrôle. Leurs défaillances ont été abondamment commentées au cours des derniers mois et ont suscité nombre de propositions de réformes, sans doute parce que la perception en est plus aisée et que c'est la matière naturelle des autorités publiques. Mais ils sont aussi les plus superficiels. En second lieu et quoique moins médiatisées à cause de leur caractère technique et ingrat, apparaissent les questions relatives à l'information financière, et d'abord les questions comptables : elles ont été l'occasion de bien des déviances ; elles ont suscité et suscitent encore une abondante littérature ; elles ne seront pas éludées. Essentielles au sujet, elles sont révélatrices d'un contexte, d'un état d'esprit, et ne sont bien entendu pas neutres : comme la langue d'Esope, elles peuvent désigner le meilleur comme le pire. Après ces deux séries de questions classiques, il me semble indispensable de pénétrer plus avant dans le cœur du système par deux voies qui se révèleront convergentes. L'une consistera à s'interroger sur l'absolu qu'est devenue la notion de marché, sur le sens de la " financiarisation " généralisée de l'économie qu'il induit et sur la responsabilité éventuelle qu'il aurait dans nos déboires : je suis convaincu d'y voir une cause majeure du dérèglement, mais encore faut-il savoir laquelle et pourquoi. Ce qui nous conduira tout naturellement à examiner l'autre, c'est-à-dire le comportement des chefs d'entreprise : sans vouloir les soumettre à une quelconque vindicte ni juger les personnes, il faut pénétrer leurs motivations et leurs ressorts pour autant qu'on puisse les déceler au travers de leurs actes. Ce faisant, je rejoindrai volontiers ceux qui, outre-Atlantique plus qu'en Europe, estiment que l'enjeu ultime, qui conditionne la survie du système, est celui de leur responsabilité personnelle.

Sans doute faudra-t-il aborder des questions dont la technicité n'est pas familière à nos lecteurs. Complication supplémentaire : malgré des apparences d'un vocabulaire identique et une uniformisation culturelle évidente, les cadres juridiques de référence sont assez dissemblables de part et d'autre de l'Atlantique de sorte que les contresens sont fréquents et pernicieux. Beaucoup des exemples cités proviennent de là-bas et pourront sembler excessifs ou inappropriés à des Européens qui s'estiment plus protégés ou moins aventureux. Qu'on ne s'y trompe cependant pas : outre la contagion des effets, nous connaissons les mêmes symptômes bien qu'ils soient moins visibles ou qu'ils n'aient pas atteint le même stade de développement ; nous vivons dans le même monde et devrons régler les mêmes problèmes. Ces aspects techniques seront traités du point de vue des entreprises cotées en bourse puisque le scandale est venu par elles : faisant publiquement appel à l'épargne, elles sont porteuses d'une parcelle de l'intérêt général, qui va au-delà de la simple nécessité de faire de bonnes affaires dans la mesure où précisément le lien qu'elles ont noué avec leurs actionnaires repose moins sur un contrat égal et explicite que sur l'information qu'elles diffusent et la confiance qu'elles suscitent. Je m'efforcerai de rendre ces questions accessibles à des " honnêtes hommes " afin qu'ils saisissent combien elles imprègnent aujourd'hui le tissu social dans lequel chacun d'entre nous se meut quotidiennement, et pourquoi il est légitime de les aborder sous un angle un peu plus large que celui qui est habituellement utilisé.

 

1- LE RENFORCEMENT DES CONTROLES OU COMMENT EVACUER LE PROBLEME

 

Dans le contexte des faillites récentes il était inévitable que la question du contrôle exercé sur les entreprises vînt au premier plan. Souvenons-nous en effet que Enron a entraîné dans sa chute le cabinet d'audit Andersen qui, après avoir vérifié les comptes de la société des années durant, a détruit une partie des preuves des malversations dont il avait connaissance et auxquelles il avait participé pour les soustraire à la justice américaine. Les analystes financiers ont été également mis sur la sellette : quelques semaines avant le dépôt de bilan et alors que le titre avait déjà perdu plus de la moitié de sa valeur, et peut-être à cause de cela, l'analyste d'une des plus célèbres banques d'affaires, Goldman Sachs, avait publié une recommandation d'achat en disant d'Enron qu'elle était " still the best of the best ". Sans parler des agences de notations qui n'avaient rien vu venir et ont considéré jusqu'au dernier moment que la société honorerait ses dettes ; comme elles le disaient d'ailleurs de Swissair avant sa faillite l'an dernier ! Sur ce thème, trois familles de critiques et de réformes ont été évoquées, que je considérerai par degré d'extranéité croissante au regard de l'entreprise.

 

Encadrer davantage l'audit des comptes ou diversifier l'offre ?

La première voie de réformes concerne les auditeurs externes, qu'en France on appelle commissaires aux comptes. Le droit américain est très différent du droit français. Dans le premier, l'auditeur externe est unique, il est nommé par la direction générale, pour un mandat dont la durée n'est pas limitée mais qui peut être renouvelé discrétionnairement, tous les ans le cas échéant, mandat qui n'est pas incompatible avec des activités de conseil ; et il se contente de donner une opinion sur les comptes, à telle enseigne d'ailleurs que les cabinets d'audit se déchargent désormais systématiquement de toute responsabilité juridique sur la direction des entreprises en ce qui concerne la véracité, la sincérité et l'exhaustivité des informations comptables qu'ils révisent. Dans le second qui est d'origine législative, le commissaire aux comptes est nommé par l'assemblée générale des actionnaires à qui il doit rendre compte de ses diligences, pour un mandat de six ans qui est en principe irrévocable et qui est incompatible avec toute fonction de conseil ; il doit certifier que les comptes sont sincères et donnent une image fidèle de l'entreprise et de sa situation financière par une signature qui engage sa responsabilité ; il doit également dénoncer à la justice ou aux autorités de tutelle les irrégularités et les faits délictueux dont il aurait connaissance, et alerter celles-ci quand la pérennité de l'entreprise est menacée ; le tout sous peine de sanctions pénales. En outre, quand la société établit des comptes consolidés, elle a l'obligation de nommer deux commissaires aux comptes qui doivent en principe se partager le travail, permuter régulièrement les domaines qu'ils examinent, et établir une synthèse commune grâce à laquelle ils se contrôlent mutuellement.

La pratique est évidemment plus nuancée, dessinant une frontière plus floue entre les deux systèmes. D'un côté, les cabinets américains ont mis au point des méthodes rigoureuses quoique assez formalistes et constitué des équipes dont le niveau de compétence est mondialement reconnu. De l'autre, le cadre français se révèle à l'usage moins ferme qu'il n'y paraît : la nomination par l'assemblée générale se fait sur proposition de la direction générale ; bien que le mandat soit irrévocable, il est d'usage qu'en cas de changement de contrôle le nouvel actionnaire obtienne la démission des commissaires aux comptes en place pour faire désigner les siens ; avant de dénoncer des irrégularités à l'extérieur et de déclencher des foudres incontrôlables, ils y regardent à deux fois et ne manquent pas de rechercher un compromis avec la direction générale ; enfin, tous les cabinets d'audit ont séparé leurs activités de conseil dans des entités distinctes afin d'échapper à une incompatibilité parfois gênante alors qu'ils sont souvent les mieux placés par leur connaissance de l'entreprise pour lui donner les conseils éclairés qu'elle sollicite.

Mais en tout état de cause et quels que soient le pays et le cadre juridique dans lequel ils interviennent, les auditeurs externes sont totalement dépendants de l'entreprise qu'ils auditent pour mener à bien leur mission, d'une part parce qu'elle détient les informations dont ils ont besoin, d'autre part parce qu'elle les rémunère. Pourrait-on imaginer qu'il en soit autrement ? J'en doute. La question de la rémunération n'a pas trouvé d'autre solution : la prélever sur le résultat distribuable (le dividende) n'en est pas une puisque celui-ci n'est pas garanti et que la société peut être en pertes (cette formule aurait plutôt des effets pervers) ; la faire payer directement par les actionnaires serait techniquement très difficile. Le véritable enjeu en est le montant : il doit être suffisant pour que l'auditeur puisse déployer des moyens adaptés à la réalité qu'il lui faut appréhender. Négociation parfois difficile dans laquelle l'auditeur dispose cependant d'une arme absolue : le refus d'intervenir. À cet égard, la publicité de sa rémunération que proposent d'instituer certains réformateurs peut aussi bien renforcer sa main en le protégeant contre des pressions abusives à la baisse, que l'affaiblir si les références les plus basses font tâche d'huile. Quoi qu'il en soit, l'audit des comptes nécessite une collaboration étroite, intime même, avec la société dont il faut connaître précisément les activités, les clients, les fournisseurs, les process, les risques, et avec ses collaborateurs qui détiennent les informations et sont seuls à même d'exposer ce qu'ils font et comment ils le font. L'entreprise en est d'ailleurs la première bénéficiaire. Si la confiance ne règne pas entre les uns et les autres, il est peu probable que les auditeurs décèlent quoi que ce soit d'intéressant ou ne commettent pas de contresens sur ce qu'ils croient avoir vu. De la confiance à la connivence, le chemin est ensuite incertain et passe par des transitions floues que les règlements n'appréhenderont jamais.

Ajoutons-y un phénomène unificateur qui n'est pas mince : celui de la constitution de quelques réseaux mondiaux d'audit auxquels toutes les grandes entreprises, partout dans le monde, ont systématiquement recours. Ces réseaux répondent pour elles à une nécessité quand leurs activités s'exercent dans plusieurs pays : il est indispensable qu'elles puissent faire partout appel à des auditeurs formés selon des standards cohérents, travaillant dans des cadres techniques homogènes, aptes à consolider leurs informations sans entrave, pour disposer d'une synthèse qui ait un sens. Ce mouvement de concentration s'est évidemment accompagné d'une uniformisation des méthodes, elles-mêmes imprégnées d'un contexte américain qui ne s'adapte pas toujours avec bonheur à des cadres différents. Mais il pose un problème qui devient insoluble. Il y a cinq ans, ces réseaux mondiaux étaient au nombre de six, tous d'origine anglo-saxonne. Après la fusion intervenue entre Price-Waterhouse et Coopers, ils se sont réduits à cinq. La disparition d'Andersen dont les différentes branches nationales ont été absorbées par l'un ou l'autre de ceux qui subsistent les a réduits à 4. En France on compte en sus deux réseaux d'audience nationale et ayant constitué des partenariats avec des homologues étrangers pour répondre au défi lancé par les autres ; ensuite vient une cohorte nombreuse de cabinets plus modestes, souvent compétents, animés par des personnes de qualité, mais d'une surface insuffisante pour prendre en charge le commissariat aux comptes de sociétés dont les activités s'insèrent dans un cadre comptable très technique ou de groupes de grandes dimensions, a fortiori s'ils exercent des activités à l'étranger. Dans ces conditions, comment peut s'exercer concrètement le choix des entreprises ? Répondre que les " big six " devenus " big five " puis " big four " se livrent entre eux à une concurrence féroce (et réelle) pour gagner des mandats n'est pas suffisant. Du fait du double commissariat aux comptes et de leur intervention obligatoire dans toutes les opérations importantes de rapprochement, de fusion-acquisition, d'augmentation de capital, on retrouve toujours les mêmes partout, d'un côté ou de l'autre, de sorte que se matérialisent un oligopole de fait et des liens réciproques par lesquels tous se tiennent sans échappatoire possible ; d'où résultent des rapports équivoques et des conflits d'intérêts dangereux. En pratique, l'indépendance des uns par rapport aux autres, quel qu'en soit d'ailleurs le sens, auditeurs et audités étant logés à la même enseigne, est devenue un leurre. J'incline donc à penser que l'urgence réside moins dans l'édiction de nouvelles règles (du moins en France où le cadre juridique me semble adéquat pourvu qu'il soit correctement appliqué) que dans la restauration d'une véritable diversité de l'offre : si les pouvoirs publics ont à intervenir, c'est prioritairement sur ce terrain de la concurrence et du fonctionnement d'un marché un peu particulier mais essentiel.

 

Haro sur les analystes ou maîtriser son propre jugement ?

S'agissant des analystes financiers, la question est plus simple. En théorie, il en existe deux catégories : ceux qui se situent du côté de la vente, c'est à dire du placement du papier émis par les entreprises qu'ils cherchent à promouvoir, et ceux qui se situent du côté des investisseurs qui sélectionnent les meilleures cibles. En pratique, ils sont souvent confondus et ambivalents pour trois raisons : d'une part ces équipes sont coûteuses car elles doivent être nombreuses et dotées d'un large éventail de spécialistes de haut niveau ; d'autre part leurs rémunérations proviennent non des entreprises étudiées mais des commissions qu'encaissent les banques d'affaires, les sociétés de bourse et autres intermédiaires par lesquels transitent les flux d'achat ou de vente en bourse qu'elles ont vocation à susciter ; mais en sens inverse, même s'ils s'adressent au public des investisseurs potentiels, les analystes sont nécessairement spécialisés sur des secteurs d'activités, voire des entreprises déterminées, avec qui ils finissent par nouer des liens qui sont au moins de connaissance. Ils peuvent donc se trouver structurellement en conflits d'intérêts sans pouvoir résister aux pressions soit de leur employeur qui a du papier à placer soit des entreprises qui attendent d'eux des commentaires positifs : la transaction pénale qui a coûté 100 millions de dollars à Merryl Linch l'an dernier pour avoir orienté des analyses à son profit l'a bien mis en lumière. Il était temps que soient édictées des règles déontologiques protectrices de leur métier : notamment en vue dissocier leur rémunération des opérations financières réalisées par leurs employeurs, de les séparer par une " muraille de Chine " d'avec les services qui sont chargés de les réaliser, et de donner une certaine publicité aux situations limites par la mention d'une relation d'affaires parallèle à l'analyse publiée. Ces mesures devraient suffire si deux autres aspects, qui ne me semblent pas moins importants, sont également traités.

Le point clé de leur activité ressortit à la qualité de leur matière première, c'est à dire de l'information comptable et financière émise par les entreprises. L'erreur de jugement commise par l'analyste qui recommandait Enron à l'achat quelques semaines avant sa chute, comme 17 sur 18 de ses confrères, ne s'explique pas autrement. Cette qualité est étroitement dépendante du référentiel comptable utilisé et de sa mise en œuvre ; on y reviendra. S'y ajoute évidemment un sens critique et une aptitude au jugement qui ne se mettent pas en équation mais résultent des qualités personnelles de l'individu, du climat intellectuel dans lequel il travaille (comment résister aux modes, aux engouements, aux schémas tout faits ?) et de l'expérience acquise : il faut s'être trompé pour ne pas recommencer. À cet égard, je suis tenté de penser que ce n'est pas une fonction de débutant, contrairement à ce qui se pratique souvent.

Une deuxième considération essentielle est en général omise : le lecteur a tendance à rechercher des certitudes alors que l'analyste ne lui livre que des opinions. Plus encore, ces opinions expriment un point de vue particulier qui, s'il est perdu de vue, peut conduire à des erreurs. C'est à l'investisseur de former son propre jugement et de tirer les conclusions des analyses qu'il reçoit : nul ne le déchargera de sa responsabilité ultime, quel que soit l'alibi qu'il recherche. Déterminante donc est la diversité de l'offre d'où résultera une diversité d'appréciations et une véritable capacité de choix ; elle seule permet d'arbitrer entre les analyses sérieuses et objectives, et celles qui sont superficielles ou de complaisance.

Les agences de notations dont les études reflètent plus directement les préoccupations des créanciers, se rattachent à une problématique semblable. Elles ont une fonction précise, se prononcer sur la solvabilité d'un émetteur à l'échéance des dettes émises ; mais elles le font d'une part moins au profit de l'investisseur en capital que du prêteur, à un moment déterminé, dans une situation donnée, et d'une façon inévitablement rétrospective ; elles ne prédisent pas l'avenir, et notamment pas si, quand et comment se produira un retournement, quel qu'en soit le sens. Ce serait méconnaître leur rôle que d'en attendre autre chose. Mais comme leurs notes et les études qui les sous-tendent, souvent très fouillées, sont publiées et qu'elles ont effet direct sur le coût du crédit, les émetteurs y sont extrêmement attentifs. Trop peut-être, car ces agences sont dans une situation ambiguë à leur endroit : à l'inverse du cas précédent, leur rémunération leur est versée précisément par ceux qu'elles sont chargées d'apprécier ; certes ils ont besoin d'une notation pour placer leur papier ; mais le risque de perdre leur client tempère inévitablement, fût-ce de façon inconsciente, les ardeurs excessives des agences. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles ont arrêté les notations " sauvages ", c'est à dire non sollicitées et bâties sur la seule information disponible dans le domaine public, qui avaient cours il y a quelques années. Or les agences d'envergure mondiale et au champ de compétence universel ne sont plus qu'au nombre de trois, toutes américaines et soumises à la seule surveillance de la Security Exchange Commission SEC : c'est à cette aune que se mesure la fragilité de l'équilibre qui s'est instauré, fait tout à la fois d'uniformité culturelle, mais aussi de consensus, voire de langue de bois. En fin de compte, la diversité des sources d'information, qui constitue la meilleure garantie d'une réelle indépendance de jugement pour l'investisseur, n'est plus assurée et pose le même problème que la concentration des cabinets d'audit.

 

Pour les autorités publiques, des pouvoirs à utiliser plus qu'à accroître

 

Le troisième volet institutionnel concerne les autorités de régulation, et plus précisément celles que l'on appelle les " gendarmes des bourses ", telles que la Commission des opérations de Bourse (COB) en France, ou la SEC aux États-Unis. Chargées de protéger l'épargne publique et donc d'assurer aux épargnants qu'ils ne sont pas trompés sur la qualité de ce qu'ils achètent, elles sont déjà dotées d'importants pouvoirs : d'une part un pouvoir réglementaire en vertu duquel elles fixent les règles d'information, qui ne sont pas seulement formelles mais aussi de fond, auxquelles les entreprises cotées doivent se plier ; d'autre part un pouvoir coercitif puisqu'il leur appartient en premier ressort de vérifier que ces règles sont respectées en apposant leur visa sur les documents publiés, quitte à prononcer ensuite des sanctions.

Ces pouvoirs sont exercés et se révèlent efficaces. La SEC a récemment confirmé avoir contraint nombre d'entreprises américaines à modifier leurs comptes quand ils n'étaient pas conformes aux règles en vigueur. La COB est également intervenue cet hiver avec succès auprès de Vivendi Universal d'une part pour obtenir que le traitement comptable de la cession de BskyB soit conforme aux standards français, d'autre part pour protéger un commissaire aux comptes qui lui avait révélé le problème.

Cependant, outre la concentration des cabinets d'audit et des agences de notation, toutes ces autorités sont en réalité confrontées à une même difficulté : celle de la normalisation et de l'uniformisation de règles comptables qu'elles ne maîtrisent pas. La mondialisation de l'économie oblige les grandes entreprises à publier leurs comptes dans tous les pays où elles sont implantées, et à les traiter conformément aux règles applicables localement. Il en résulte des divergences de présentation qui peuvent modifier sensiblement l'apparence des résultats et des bilans, jusqu'à les rendre illisibles. Unanimement ces autorités réclament moins un renforcement de leurs propres pouvoirs qu'une révision des règles comptables en vigueur qui se sont révélées insuffisamment rigoureuses, et leur unification pour que leurs interventions soient plus efficaces. Elles confirment ainsi, comme je me suis efforcé de le montrer précédemment, que l'approche purement institutionnelle de la crise actuelle est insuffisante.

 

II- LA TRANSPARENCE FINANCIERE, UN POINT DE PASSAGE OBLIGE VERS UN CHANGEMENT DES MENTALITES

 

C'est sans doute la première fois dans l'histoire économique que les questions comptables, et plus généralement d'information financière, sont au cœur d'une crise majeure Tous les déboires récents d'entreprises, qu'ils aient ou non débouché sur un dépôt de bilan, comportent une telle question au seuil de leur déclenchement : ce fut le cas d'Enron ou de Worldcom, mais aussi de Vivendi, de Xerox et de bien d'autres qui ont dû corriger leurs comptes en urgence. Est ainsi révélée la prépondérance prise par l'information économique et financière, sa régularité, sa pertinence, son honnêteté, illustrant ces deux vérités désormais établies en vertu desquelles la comptabilité (et ce qui l'accompagne) est bien le langage commun de la vie économique, et qu'elle n'est pas neutre mais conditionne la confiance qu'on peut accorder aux opérateurs. Mais, contrairement aux idées reçues, la comptabilité n'est pas un langage univoque. Il y a beau temps qu'elle ne se réduit plus à additionner les recettes d'un côté et les dépenses de l'autre pour mesurer la richesse de l'entreprise ; la fermeté des concepts s'est diluée dans la sophistication croissante des opérations. D'où l'existence de corps de règles très nombreuses, aux nuances complexes et parfois hermétiques, aux objectifs contradictoires, et néanmoins revêtues d'un formalisme rigide qui exaspère la plupart des chefs d'entreprises : à tort puisque à ne pas vouloir s'en mêler, laissant cette cuisine à leurs directeurs financiers sur l'air de " débrouillez-vous, je ne veux pas le savoir, seul le résultat compte : faites-moi de beaux résultats... ", certains se trouvent aujourd'hui confrontés aux pires difficultés.

Si la presse a souvent parlé de " manipulations comptables " à propos des faillites récentes, il convient de s'entendre sur les mots : autant qu'on le sache, certaines s'apparentent bien à des fraudes pures et simples ; mais beaucoup ressortissent à ce qui relève d'une " utilisation intelligente des textes ", où la régularité formelle masque une réalité délicate à appréhender. C'est pourquoi la question de la normalisation comptable est passée en quelques mois au centre des préoccupations des décideurs économiques. Je voudrais en montrer ici sommairement certains enjeux et quelques limites.

 

Réalité économique et valeur de marché sont comme la langue d'Esope

Dire qu'il faut normaliser davantage le cadre comptable emporte aisément l'adhésion. Interrogés sur ce sujet, tous les chefs d'entreprises le confirment ; mais si l'on en croit un récent sondage, quatre d'entre eux sur cinq souhaitent que la convergence se fasse sur le système qu'ils utilisent, les Américains sur les US GAAP et les Européens sur les normes IAS . L'enjeu n'est pas seulement celui du confort personnel des uns ou des autres : il est aussi économique comme vont le montrer deux exemples que j'ai retenus non seulement parce qu'ils ont récemment défrayé la chronique mais surtout parce qu'ils se situent au cœur de notre problématique.

Déterminer, en premier lieu, si un démembrement d'activité doit ou non entrer dans le périmètre des comptes consolidés pour mieux exprimer la réalité économique d'un ensemble complexe d'entreprises liées entre elles au sein d'un groupe est d'une importance majeure comme l'a montré l'affaire Enron : une bonne partie de ses manipulations consistait à créer une entité juridique distincte sous forme d'un trust ou d'un partnership, de préférence dans un paradis fiscal, d'y associer des banques amies ou des personnes physiques (les dirigeants d'Enron eux-mêmes ou leurs conseils) à un niveau tel qu'elles en avaient apparemment le contrôle quasi exclusif, à faire acquérir par cette entité un actif dont elle devenait ainsi le propriétaire apparent, Enron n'en étant que l'exploitant, et à faire financer cet actif par voie d'emprunt. Selon les normes IAS et une vision économique des choses, ces démembrements auraient sans aucun doute dû être consolidés : ils n'étaient jamais qu'un pseudopode d'Enron. Mais l'application littérale des normes américaines offrait une échappatoire : en effet, pour objectiver au maximum leur mise en œuvre et réduire les marges d'interprétation, leurs rédacteurs ont multiplié les seuils, plafonds, indices et autres critères chiffrés, de sorte que les dirigeants d'Enron n'ont eu qu'à se glisser à l'intérieur de ce formalisme. En particulier, la société détenait systématiquement moins de 3% du capital desdites entités, seuil à partir duquel un actionnaire est supposé participer aux pertes, grâce à quoi elle s'estimait dispensée de les reprendre dans ses comptes consolidés et en tirait deux avantages : d'une part la valeur souvent excessive à laquelle ces " véhicules " avaient acquis certains actifs n'avait pas à être décotée par une provision qui eût grevé le compte d'exploitation du groupe, d'autre part leurs emprunts ne s'additionnaient pas à l'endettement d'Enron qui demeurait ainsi apparemment raisonnable. Quand la faille est apparue publiquement, l'approche économique de la comptabilité a de nouveau prévalu et révélé à la fois l'existence d'actifs surévalués et une sous-estimation des dettes de plusieurs milliards de dollars.

À dire vrai, la plupart des compagnies aériennes utilisent le même mécanisme, font acquérir leurs avions par des entités juridiques ad hoc, qui les financent au moyen d'emprunts accordés par les banques et les leur louent. Avec deux différences majeures cependant : tout d'abord ces montages ne sont pas occultes mais officiels ; ensuite les avions sont des biens tangibles et servent de gage aux banques créancières qui peuvent s'en saisir en cas de difficulté, si elles ne les détiennent pas déjà par le contrôle effectif desdites entités, et les relouer à d'autres ou les vendre (c'est ainsi que Swissair a perdu une partie de ses avions lors de sa faillite). Dans ce cas, le formalisme juridique peut prévaloir sur l'approche dite économique sans fausser la perception de la réalité. Faut-il donc privilégier systématiquement l'interprétation économique des opérations sur les cadres juridiques utilisés, au risque d'arbitraire et d'une déconnexion d'avec les mécanismes qui fonctionneront efficacement en cas de difficulté, ou préférer un strict formalisme qui est plus objectif mais peut se contourner plus aisément ? La réponse n'est pas évidente, ni sans doute univoque : selon les cas l'une ou l'autre solution s'imposera, en fonction de la nature des opérations, des mécanismes adoptés et du droit applicable.

Le second exemple porte sur la valorisation des actifs d'une entreprise. Les normes US GAAP font en général prévaloir la valeur de marché, quelle que soit la nature de ces actifs, qu'ils soient réels ou financiers, qu'ils servent à l'exploitation et soient détenus de façon durable ou qu'ils aient vocation à être cédés : elles se placent en effet du point de vue d'un nouvel actionnaire qui, au moment où il entre, entend être totalement déchargé du passé et donc des coûts historiques. Méthode radicale et a priori saine qui oblige donc à déprécier immédiatement toutes les survaleurs , et qui de plus en fait transiter le coût au niveau du résultat d'exploitation (le fameux EBITDA des analystes). C'est cette méthode qu'a appliquée Vivendi Universal dans la présentation de ses comptes 2001 pour satisfaire le marché américain et purger les valeurs excessives de ses acquisitions antérieures. Mais cette vertu est apparente, voire répulsive : car avant de dégrader le résultat d'exploitation on y regarde à deux fois, surtout quand existent de solides arguments contraires. En effet, quelle est la valeur de marché d'un actif, à supposer que celle-ci équivaille à sa valeur réelle ? Il est en pratique très difficile de répondre à cette question pour la plupart des actifs d'exploitation (sièges sociaux, usines, centres de recherches, marques, portefeuille de crédits d'une banque), mais aussi pour une filiale stratégique voire pour une " start-up ", alors que précisément l'entreprise n'a pas l'intention de les vendre : malgré l'appareil de chiffres et de critères de référence dont on l'entoure, la subjectivité et les circonstances de l'appréciation y occupent une place prépondérante. À l'inverse les normes européennes en vigueur privilégient en général le coût historique et son amortissement sur une durée correspondant à celle de l'utilisation, et en font passer la charge ou la dépréciation après le résultat d'exploitation dont la consistance n'est ainsi pas altérée. Solution moins moderne et plus éloignée de la réalité économique ? Ou solution plus prudente car plus objective et plus permanente ?

Selon que l'on privilégie l'une ou l'autre, l'image donnée de l'entreprise peut être sensiblement différente. Ici, la référence systématique aux valeurs de marché équivaut à mesurer la richesse de l'entreprise avec un étalon élastique : elle aggrave la volatilité financière au détriment de la continuité de l'exploitation et de la compréhension de la formation du résultat ; elle privilégie l'investisseur opportuniste au détriment de celui qui s'inscrit dans une perspective à long terme. Est-ce vraiment souhaitable ? Comme les statistiques, par excès de ses raffinements et des changements incessants de référence, la comptabilité peut devenir un nouvel art de mentir en donnant l'apparence de la vérité : à l'expérience, l'exactitude absolue est illusoire et mieux vaut la continuité dans l'application de méthodes claires et robustes pour donner une information sûre, comparable dans le temps et compréhensible par tous. Au fond, l'extériorisation de pertes par Vivendi Universal a consisté moins à traiter un problème comptable qu'à jouer un coup de poker sur la réaction des marchés : joué et perdu !

 

L'art et la manière, ou le devoir de raison garder

Dans bien des cas cependant, la norme est claire : tout dépend de la façon de l'utiliser, avec des conséquences qui dépassent parfois très largement les limites de l'entreprise et se répercutent sur l'ensemble des acteurs.

Un exemple, à nouveau.

Il existe un débat aussi vieux que la comptabilité, celui du classement des dépenses en investissements ou en charges. Les principes sont partout identiques, mais l'application pratique est parfois aléatoire. Pour la seule année 2001 Worldcom a ainsi transféré en investissement 3,8 milliards de dollars correspondant à des commissions payées à d'autres opérateurs ainsi qu'à des frais de maintenance et de réparation sur ses réseaux. Les montants seraient beaucoup plus importants (on parle à présent de 7 milliards de dollars) si l'on retraitait les années précédentes. Ce n'était pas forcément illégitime s'il s'agissait de dépenses dont la durée de vie et le profit escompté devaient s'exprimer sur plusieurs années. Mais il s'agissait apparemment de dépenses courantes ou à durée de vie faible : cette option était alors clairement contraire aux règles comptables, a motivé la correction intervenue sur ses comptes et enclenché la chute qui s'est ensuivie.

Le point que je veux souligner est ailleurs.

En pratiquant ainsi, la compagnie a donné l'apparence d'une marge opérationnelle plus élevée qu'elle n'était en réalité, croissante au fil des années alors que ses revenus stagnaient, de sorte que ses concurrents imaginaient qu'elle avait trouvé la martingale qui lui permettait de réduire effectivement ses coûts. Ils se sont épuisés à tenter de réaliser les mêmes performances en multipliant les acquisitions, en procédant à des investissements de productivité sans rapport avec les besoins et en se lançant dans une guerre tarifaire ruineuse. Worldcom a ainsi entraîné tout le secteur des télécommunications dans une course aux surcapacités et à l'endettement au terme de laquelle se trouve l'abîme.

Dans une économie mondialisée, les pratiques des acteurs dominants ont un impact non seulement sur leurs propres entreprises, mais aussi sur la façon d'agir de leurs concurrents. C'est pourquoi on ne peut plus se contenter d'un référentiel comptable uniforme, applicable dans sa généralité à tous. L'idée est maintenant admise de créer, en complément du référentiel standard, des référentiels professionnels qui permettraient aux acteurs d'un même métier d'appliquer des règles du jeu identiques et adaptées. De tels standards professionnels existent déjà pour les banques et les compagnies d'assurance et font l'objet de normes réglementaires dont l'édiction est apparue nécessaire à l'issue de la crise de 1929, et dont le respect est assorti d'une surveillance par des autorités publiques : la sécurité des déposants et des assurés méritait bien ces entorses au libéralisme. Les autres secteurs professionnels trouveraient là un champ de recherches utiles afin de normaliser, sinon de moraliser, la concurrence entre leurs membres et surtout d'éclairer leurs partenaires au premier rang desquels se trouvent les épargnants dont on sollicite les fonds et qui ont par conséquent droit à une information sûre, claire et compréhensible, mais aussi les créanciers, les salariés, etc.

Il faudrait néanmoins franchir un pas de plus, ou plutôt remonter une pente sur laquelle nous sommes entraînés. Comme l'indique leur intitulé, les normes comptables américaines ne sont que la compilation des " pratiques généralement acceptées " et, jusqu'à présent, n'ont aucune autre valeur contraignante que celle que leur octroient les praticiens qui les élaborent, les entreprises qui les appliquent et les auditeurs qui s'y réfèrent : ce qui explique pour une large part leur caractère beaucoup plus pointilliste et divers que celles auxquelles nous sommes habitués. Elles n'ont pas échappé à une dérive classique qui se manifeste lorsque les spécialistes ont seuls la main : celle du raffinement et de l'ésotérisme qui se traduisent par une relative instabilité et qui ont nui à leur clarté et à leur rigueur. Que la commission européenne se soit engagée dans cette voie en sous-traitant à l'IASB l'élaboration des normes comptables européennes n'est pas rassurant, alors même que le Congrès américain, en réaction aux errements constatés, vient de faire machine arrière et a créé une agence publique indépendante chargée précisément de les examiner, de les valider et de les rendre obligatoires. En effet cette matière est devenue trop importante pour être laissée entre les mains des seuls techniciens : ce n'est pas attenter au libéralisme que de rappeler qu'il appartient à l'autorité publique de fixer les règles du jeu dans une société policée, et de le faire en passant l'avis des professionnels au crible de l'intérêt général.

 

La comptabilité ne dit pas tout

Il est une illusion dont il faut se garder : celle du chiffre synthétique qui résumerait à lui seul la totalité de la situation d'une entreprise et auquel on pourrait se référer avec une confiance absolue. Elle a pourtant envahi le monde des affaires mais suscite plus de déboires que de clarté.

Tout d'abord parce qu'il est un domaine où la comptabilité a les plus grandes difficultés à trouver son chemin, celui du " hors-bilan ". Elle a été conçue pour retracer des avoirs et des dettes certains, ayant donné lieu à des flux réels. Mais les entreprises sont de plus en plus liées par des engagements conditionnels qui présentent la particularité de ne se réaliser que dans certaines hypothèses : par exemple, la garantie donnée par une banque de se substituer à son client si celui-ci vient à défaillir vis-à-vis d'un créancier (pour partir d'un cas très simple), ou bien l'obligation de rembourser avant terme un emprunt imposée à l'emprunteur si celui-ci voit sa notation abaissée par une agence ou si le cours de ses actions descend en dessous d'un certain seuil (c'était le cas d'Enron), ou encore l'obligation faite à une entreprise qui a cédé une participation d'en racheter les titres si la cible n'effectue pas le parcours attendu par l'acheteur ou si des circonstances défavorables la pénalisent (il semble que ce soit le cas pour Vivendi). La comptabilisation de ces engagements hors-bilan est aujourd'hui trop sommaire alors que les montants en jeu peuvent être considérables. Les banques en sont grosses consommatrices, elles dont les engagements hors-bilan de leurs activités de marché peuvent s'élever au double ou au triple de leurs bilans, et se trouvent sans doute à la pointe de la technique ; mais elles ont atteint les limites des référentiels existants et sont quotidiennement confrontées à cette difficulté. Dans les entreprises industrielles ou commerciales, le risque est encore plus grand de ne pas savoir mesurer la portée des engagements pris. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles toute déconfiture commence par une aggravation du passif : se révèlent alors des engagements qui, au cours d'une exploitation continue, ne se seraient sans doute pas matérialisés, mais que l'accident rend exigibles. En rendre compte exactement se heurte à des difficultés sérieuses, à la fois pour des raisons techniques en raison de l'aléa qui préside à l'occurrence du risque, mais aussi parce que chaque opération appelle une appréciation spécifique à faire au cas pas cas. Mais pour être difficile, le progrès n'en est pas moins indispensable.

Parallèlement et pour contrer l'illusion évoquée, un second progrès doit impérativement être exigé. Quelle qu'en soit la qualité, les chiffres ne peuvent pas tout dire : ils sont trop réducteurs. Bien sûr, les analystes y remédient par toute une série de ratios tirés du bilan et du compte d'exploitation qui expriment, souvent avec justesse, certaines réalités : la rentabilité des capitaux investis, la couverture des dettes par les fonds propres, la génération du cash-flow, etc. Mais ce que met en lumière la crise actuelle, c'est l'absolue nécessité pour les entreprises d'expliquer bien davantage ce qu'elles font, pourquoi et comment elles font, et donc de se résoudre à une transparence beaucoup plus grande sur leurs activités sans se retrancher derrière de mauvais prétextes. Exigence qui n'est au demeurant que la contrepartie de l'appel à l'épargne publique : la bourse n'est pas qu'une vache à traire ! Pourtant la plupart ont le sentiment de publier déjà des rapports annuels très complets et documentés. À l'expérience, sous couvert de se protéger des concurrents et sans même envisager d'y avouer des choses contestables, étant également admise la technicité inévitable du contenu, on y pratique largement la restriction mentale et le rideau de fumée, on y escamote ou minimise les mauvaises nouvelles, et on évite de révéler les secrets de sa réussite.

La révolution culturelle reste à faire. Il n'est que de voir quelles résistances se sont opposées en France à l'application d'une loi récente votée par la majorité socialiste, certes confuse et inutilement complexe, mais obligeant à faire figurer dans les rapports annuels la liste de tous les mandats d'administrateurs détenus par les dirigeants, ainsi que leurs rémunérations et le montant des stock-options qu'ils détiennent . De ce point de vue, la pratique américaine n'est guère plus satisfaisante : si on y a moins de pudeur sur les rémunérations, on n'est pas plus disert sur la consistance précise de l'exploitation, la façon dont les acquisitions sont réalisées, les montages effectués, en un mot sur tout ce qui risquerait de ternir l'image ou de tempérer les louanges. Quel que soit le pays, assister à des présentations publiques de comptes ou à des " road-shows " au cours desquels un directeur financier cherche à vendre son entreprise à des investisseurs est édifiant : le brio des propos, l'aspect chatoyant des documents et des projections, le caractère mirobolant de perspectives dont on ne détaille pas les conditions de réussite y masquent souvent la maigreur de l'information pertinente. Je suis tenté de considérer qu'il y a même un rapport inverse entre l'une et les autres : le flamboiement doit faire fuir.

En d'autres termes, si l'on veut " coller à la réalité " de l'entreprise, c'est plutôt dans ce domaine que les progrès sont à faire. Les chiffres sont une bonne chose et ont une vertu : ils obligent à compter, surtout quand ils s'inscrivent dans la continuité et que leur lecture n'est pas entravée par des changements permanents de méthodes ou de périmètre ; mais plus encore les explications dont ils sont entourés. Les autorités de tutelle peuvent y contribuer en étant plus exigeantes ; les auditeurs aussi ; mais c'est principalement aux dirigeants qu'il appartient de faire cet effort s'ils veulent récupérer la crédibilité qu'ils sont en train de perdre.

 

FR. DE L. L.

 

À suivre dans le prochain numéro de Liberté politique : " L'autre affaire Enron : le symbole d'une dérive infernale des marchés (II) ".