Symbolique ou naturelle ? La question de la différence des sexes n'est pas anodine car elle conditionne la place du couple et de la famille dans la société. Pour Irène Théry, la réponse est nette : la différence sexuelle est essentiellement symbolique.
Pour préciser sa pensée, elle s'appuie sur les différentes positions prises dans le cadre du débat sur le Pacs. Sa lecture critique nous permettra donc de discuter le véritable enjeu qui, au-delà du débat médiatique et politique, touche à ces questions anthropologiques centrales.
Au moment même où les hommes et les femmes s'émancipent du modèle organique du couple qui a dominé cent cinquante ans de notre modernité, et où les rapports de genre cessent d'être identifiés à un pur destin biologique, voilà que la substantialisation des identités refait surface : on nous sommes avec insistance de nous définir, politiquement, hétérosexuels ou homosexuels. La confusion du sexué et du sexuel, qui rabat la différence symbolique des sexes sur l'hétérosexualité, fait de la sexualité une catégorie politique. Elle est directement opposée à la voie démocratique de la mixité, qui s'efforce aujourd'hui de penser l'égalité et la différence des sexes .
Pour Irène Théry, le débat " intellectuel " a été polarisé par deux positions extrêmes qui appartiennent à un même genre : celle des " néo-organicistes " dont le représentant type est Tony Anatrella ; celle des " identaristes " du mouvement homosexuel tels qu'Éric Fassin et Daniel Borillo. Ces deux courants de pensée se rejoignent paradoxalement dans l'identification de la différence des sexes et de l'hétérosexualité, les uns pour la défendre et manifester le danger de s'en écarter, les autres pour la combattre comme discriminatoire.
L'inégalité naturelle du modèle organiciste
Voyons comment Irène Théry reconstruit la logique du modèle organiciste, celui de la religion chrétienne, laïcisé après la Révolution.
Le sexué a tendance à s'y confondre avec le sexuel en cela que l'inégalité des sexes est posée comme une donnée de nature, elle-même liée à la différence des identités masculine et féminine, elle-même issue de la sexualité reproductive, elle-même donnée comme l'accomplissement de la sexualité humaine. De là un ordre moral matrimonial, qui n'admet la sexualité que dans le cadre du mariage (voire, dans ce cadre, seulement pour la procréation) et condamne (avec des degrés dans l'intolérance, et une double morale pour les hommes et les femmes) toute sexualité extramatrimoniale : sexualité adolescente, amour libre, adultère, homosexualité .
Cet ordre matrimonial a implosé en raison de l'égalité croissante des hommes et des femmes. Ce modèle est donc pour Irène Théry essentiellement inégalitaire, l'inégalité qu'il suppose étant justifiée par le recours à la " vérité " de la nature organique ordonnée à la reproduction. Après la rupture des années 1960 (introduisant une logique d'égalité très forte qui se poursuit encore aujourd'hui), comment établir de nouveaux repères communs pour ne pas sombrer dans le désarroi occasionné par un tel chamboulement quant au couple, la filiation et la différence des sexes ? C'est à un tel chantier qu'Irène Théry se consacre, c'est au nom de la promotion de ces nouveaux repères qu'elle a critiqué le projet du Pacs et a refusé la filiation pour les couples homosexuels. Au feu modèle organiciste doit succéder, selon elle, une compréhension de la différence des sexes instituée selon l'ordre symbolique. Celui-ci n'est évidemment pas nouveau mais il est temps de le reconnaître pour lui-même et de démasquer dans le modèle organiciste la " rhétorique " de la nature, nature qui est bien en réalité une fiction symbolique. L'ordre symbolique institue du sens permettant la vie en commun. Cette " tâche symbolique ", c'est au droit de l'assumer en faisant des choix clairs et respectueux des interdits anthropologiques fondateurs de la civilisation. C'est bien parce que le projet du Pacs refusait de choisir et, de ce fait, mélangeait tout qu'Irène Théry l'a combattu. Rappelons que sa proposition alternative était d'élargir le concubinage et ses droits à l'ensemble des couples homosexuels et par ailleurs d'instituer un " contrat de vie de couple " spécifique aux homosexuels. Ainsi le mariage, " institution articulant la différence des sexes et la différence des générations " resterait réservé aux seuls couples hétérosexuels. Une telle proposition a évidemment fait bondir les " identaristes " homosexuels accusant Irène Théry de discrimination.
L'égalité politique radicale des " identaristes "
Les identaristes représentent la ligne dure de la politique de reconnaissance gay en ce qu'ils refusent toute demi-mesure dans la logique menant à l'égalité absolue des sexualités . Selon eux, cette égalité est impossible tant que l'on continue à prendre la différence sexuelle pour point de référence normatif des problèmes touchant la sexualité. C'est bien en s'appuyant sur cette norme que la société refuse le mariage aux couples homosexuels et qu'elle interdit en droit la filiation homoparentale. L'institution soi-disant symbolique du masculin et du féminin est donc le cœur du dispositif organisant et normant les types de sexualité en les hiérarchisant. C'est cette exclusion au nom d'un savoir anthropologique que les " identaristes " dénoncent en déconstruisant ce pseudo-savoir qui est en réalité pour eux au service d'une stratégie de domination . L'" ordre symbolique " imposant des limites au juridique relève d'un processus anti-démocratique. Le droit n'est pas la transcription d'un ordre transcendant, il n'est que l'instrument et le signe d'une recherche politique de l'égalité .
Irène Théry, quant à elle, dénonce dans cette pensée une identification entre sexuel et sexué :
Il n'y a pas, écrit-elle en parlant de la conception identariste, de dimension sexuée de l'ordre symbolique commun, il n'y a que des sexualités en lutte. Ce qui opprime les homosexuels, ce n'est pas telle ou telle conception de la sexualité, ou telle ou telle institution de la différence des sexes et de la famille (par exemple le modèle matrimonial organiciste décrit plus haut), c'est l'hétérosexualité en tant qu'elle a partie liée avec la différence du masculin et du féminin .
Il y a donc dans cette conception une haine de tout donné vu comme antérieur au désir humain et par là venant le limiter et l'aliéner. Cette critique énoncée par Irène Théry reposerait-elle alors sur une théorie impliquant la reconnaissance d'un tel donné ? Si tel est le cas en quoi sa position se distingue-t-elle du courant organiciste ? Irène Théry ne cesse de répéter que ce donné qu'il faut accueillir est l'ordre symbolique. Celui-ci n'est-il pas une nouvelle figure de l'ordre naturel ? N'est-il pas d'ailleurs lui aussi thématisé dans une démarche spéculative, indépendante de toute considération directement politique et par là éminemment suspect d'entrer dans une dynamique discriminatoire ? C'est bien ce que pensent certains auteurs luttant pour la totale reconnaissance des gays . Il s'agit maintenant de s'interroger sur cet " ordre symbolique " au nom duquel Mme Théry renvoie dos à dos les " organicistes " et les " identaristes ".
Le pouvoir de l'ordre symbolique
Cette référence à l'ordre symbolique est récurrente dans la pensée d'Irène Théry. Elle n'a de cesse dans ses diverses interventions sur le couple et la filiation d'en appeler à cette notion investie d'un pouvoir décisif : celui d'instituer du sens et ainsi de fonder un ordre véritablement humain. Le symbolique est toujours opposé au fait, qu'il soit social ou biologique. Il ne renvoie pas d'abord à un ordre descriptif mais à une manière de relier entre eux, grâce à une représentation, des éléments par eux-mêmes insignifiants. Il est mise à distance de tout donné et par là permet d'accéder à un niveau normatif. Mais doit-on le considérer comme un en-soi idéal et intouchable ? Bref, comment en saisir l'origine ? À une telle question Irène Théry ne répond jamais. Il faut donc interroger la référence toujours citée par elle, l'œuvre de Pierre Legendre.
Celui-ci développe sa pensée en fécondant par la psychanalyse une théorie du droit vue comme le cœur de l'anthropologie fondamentale. Freud a montré que le sujet humain émerge du monde pulsionnel dans lequel il est englué grâce à l'affrontement et à la résolution du complexe d'Œdipe. Il s'agit de reconnaître sa place dans la suite des générations et simultanément de conquérir son identité masculine ou féminine, puisque le désir doit intégrer la différence des sexes. Ce n'est donc que dans une relation triangulaire que l'humain s'institue comme tel. L'élément Tiers (représenté par le père) est strictement requis pour qu'il y ait arrachement au magma informe qui tend à persévérer dans la fusion originelle avec la mère et qui donne l'illusion de la Toute-Puissance. C'est dans cette castration symbolique requérant l'instance paternelle de la loi que le sujet peut trouver sa place dans l'ordre généalogique et accéder à la reconnaissance de sa finitude. L'interdit de l'inceste est au cœur de la structuration de la société et de la culture humaines. C'est même parce que la société est déjà humaine que des sujets sont engendrés à l'humanité. Il y a comme une sorte de cooptation qui ne se réduit jamais à la reproduction biologique. Mais alors à partir de quel point de vue peut-on avoir une juste saisie du symbolique ?
À l'origine de l'ordre symbolique
La réponse de P. Legendre intègre l'apport de Lacan et de Saussure sur le rôle central du langage dans la création d'un monde de représentations distinct de celui des faits bruts et leur donnant un sens. Le langage est ce processus qui permet de se libérer de l'immédiateté de la chose en la nommant et par là, en s'en distanciant. Les mots créent donc un écart avec le réel qui leur permet de le signifier. Au cœur du langage, il y a cette fiction (le mot n'est pas réel au même titre que les choses) qui suscite un vide et permet de soutenir l'absence de la chose nommée. Dans et grâce à ce vide, l'homme se détache de cette fusion originelle avec le monde et se trouve intégré dans la société. Celle-ci est donc essentiellement structurée par le langage qui permet cet inlassable processus de symbolisation de l'immédiateté du biologique et du psychique. Cependant, il faut se situer à l'intersection du subjectif et du social pour saisir l'interaction située au cœur du symbolique :
Cette instance séparante du mot et de la chose — un espace tiers — ne vient pas se plaquer sur le sujet à partir d'une extériorité sociale en duel avec l'homme, mais la ternarité s'élabore dans le site subjectif même, comme un mouvement nécessaire au sujet afin qu'il assimile, de l'intérieur, la structure du signe, laquelle traduit l'édifice normatif du langage. En d'autres termes, la ternarité est un effet du langage et aussi sa condition .
Il y a donc une boucle autoréférentielle entre les éléments constituant le symbolique. C'est bien cela qui rattache Legendre à un certain structuralisme. Mais cela signifie-t-il pour autant que l'ordre symbolique est toujours déjà là ? Certes non, puisqu'il s'agit d'un processus d'arrachement et de constitution. Reprenant l'interprétation par Heidegger d'un fragment d'Héraclite, Pierre Legendre laisse entendre que le symbolique jaillit d'un fond radicalement antérieur et par là inaccessible à la raison.
Le commencement (subjectif et social) de l'homme est mythique. Si l'on conçoit clairement ce point de départ, alors les constructions mythologiques et religieuses de toute culture apparaîtront pour ce qu'elles sont : la projection du plus humain de l'homme. Précisément, c'est cela, quelque chose qui semble si éloigné de la Raison instituée — perçue comme un donné, alors qu'elle est un point d'aboutissement —, dont il nous faut concevoir le mécanisme et la fonction .
Il se pourrait bien que la source de laquelle émerge la raison symbolique soit la " folie " antérieure à toute institution de l'écart structurant le rapport à soi et au monde naturel et social. Ce chaos premier doit donc être ordonné par la mise en place d'une instance tierce se portant garant de ces rapports multiples de signification. C'est là qu'intervient le rôle du mythe dont la religion est grande pourvoyeuse, et plus récemment dans l'histoire de l'Occident, le droit . L'enjeu est ici la place essentielle d'un fondement commun, c'est-à-dire non privé, comme garantie du maintien de l'ordre de la culture humaine. Ce fondement ne peut s'inscrire que dans la fiction, dans le mythe qui, suscité par la négativité de la mise à distance, permet l'institution des sujets humains.
Le principe théâtral
Legendre touche ici la racine du processus de symbolisation : celui-ci est indissociable de ce qu'il appelle le principe théâtral qui indique une mise en scène médiatisant la propre demande de l'homme.
Qui répond à qui, selon le montage ? Quelle est cette question qui n'attend pas de réponse ? Quelle est cette place, lieu désert ayant vocation de scène vide, d'où il est rendu raison du déchirement et qui, par l'effet de ce que le droit appellerait rétrocession, restitue au sujet sa question ?
La légitimation assurée par ce passage dans le lieu Tiers est en fait une autolégitimation, une sorte d'écho. Ce lieu vide mais à distance a le pouvoir de garantir le sujet en lui renvoyant son effet (l'image) transformé, par son passage, en cause. Il y a donc parfaite autofondation, non pas en cercle mais en spirale . L'homme a pour cause de se reconnaître dans son nom et de se voir dans son image. Le miroir et le signifiant fonctionnent comme des lieux vides qui, par leur mise à l'écart " théâtralisée ", c'est-à-dire fictive, légitiment le sujet et le font surgir de l'opacité. Ce qu'il faut saisir c'est que tout ce processus est construit, il est soutenu " à bout de bras " et n'existe que par cette lutte continuelle contre la positivité brute du donné informe en sachant domestiquer le vide, le néant. Cette créativité esthétique est la vérité du processus de symbolisation :
L'esthétique naît de l'insuffisance de la démarche discursive, elle affronte l'indicible dont elle fait langage. L'art transporte dans l'univers de la parole le point de néant, qui est aussi le point de butée de la représentation, assise et couronnement du langage ; l'art métaphorise le vide. [...] L'opérateur esthétique assume de faire exister le Rien, de produire la scène sociale comme scène du Tiers pour le sujet, à cette place structurale du Rien . "
L'ordre symbolique repose donc sur cette immense et grandiose fiction d'où toute normativité tire sa consistance. Il n'est donc pas à confondre avec un ordre naturel dont il serait la figure " branchée " .
Le présupposé dualiste et la mécompréhension du sens du corps
Cette dichotomie donné naturel/symbolique rend-elle compte de manière adéquate de l'unité ontologique de l'être humain ? N'est-elle pas la résurgence d'une pensée dualiste pour laquelle l'homme n'est homme que dans la mesure où il a transformé et humanisé la part de nature dont il provient ? La difficulté interne d'une telle conception est de penser l'origine de l'ordre à partir du désordre. Si c'est par un mouvement de création, d'où vient cette fécondité du magma naturel pourtant si méprisé ?
Soit le donné n'a en lui aucune potentialité et, de lui, rien ne peut venir, soit il est beaucoup plus riche de virtualité qu'on veut le laisser entendre et alors il serait intéressant de trouver un autre modèle d'articulation avec le symbolique construit. Penser ce lien en terme de négativité, d'arrachement comme le fait Legendre n'en donne pas une vision assez souple. La négativité fonctionne dans un schéma univoque et dialectique dans lequel l'altérité ne peut être comprise que comme extériorité. Or il est possible de penser une réelle altérité dans une continuité avec un donné de départ ayant le potentiel de cette réalisation. Le corps humain n'est pas réductible au corps animal. Identifier, ainsi que le fait toujours Irène Théry, donné biologique et animalité, c'est rater la disposition intrinsèque du corps humain à participer à un développement propre à son espèce. Certes, le corps humain est un potentiel qui doit être reconnu et accueilli dans un monde humain déjà actualisé, mais il n'en est pas moins signe et instrument de la subjectivité en développement. Il est, en effet, orienté vers l'acquisition de déterminations spécifiques à l'être humain. Ces orientations sont reçues par l'être humain et si leur plasticité permet une pluralité de réalisations, elles ne peuvent être niées absolument. À l'opposition donné biologique/construit symbolique, nous préférons la relation potentiel reçu/réalisation. Le point de départ du processus n'est pas un fardeau dont il faut se décharger , mais une promesse qu'il faut découvrir, se réapproprier et actualiser librement. Les présupposés d'Irène Thèry relève d'un dualisme hérité de la pensée cartésienne et galiléenne fort contestable et qui nous paraît largement dépassé par les travaux contemporains de Merleau-Ponty et Henry. Fort de cette mise en évidence des principes de la critique menée par Théry, nous pouvons envisager ultimement une nouvelle donne, rendant à notre avis mieux compte des réels enjeux mobilisés par le Pacs.
Premier clivage : identaristes contre différencialistes
Irène Théry repère deux courants qu'elle oppose au sein d'un principe commun. Mais cette opposition ne nous apparaît pas logiquement assez rigoureuse. La différence divisant un genre commun doit être exclusive et complète. En effet, aux identaristes devraient s'opposer les différencialistes, dans le genre concernant la structure de la sexualité humaine ; et aux organicistes devraient s'opposer les volontaristes, dans le genre de l'origine du sens de cette sexualité. Dans une telle reconfiguration, quels seraient les réels face-à-face ? Les identaristes homosexuels se retrouveraient contre Théry et... Anatrella ! Leur point commun à tous deux, n'en déplaise à Irène Théry, c'est leur identique reconnaissance de la nécessaire et originelle structuration du sujet humain par la différence masculin/féminin. À cela, rien d'étonnant puisque ils partagent une même référence, directe pour Anatrella, via Legendre pour Théry : la psychanalyse. Leurs opposants communs ne se sont pas privés de le rappeler et de récuser dans un même geste l'utilisation à leurs yeux frauduleuse de cette pratique thérapeutique, transformée pour la cause en savoir dogmatique promulguant des normes anthropologiques . Les identaristes ont une approche résolument politique du discours des sciences humaines sur la différence sexuelle, dénoncé comme légitimant un ordre inégalitaire, discriminatoire et source d'homophobie. Il doit avoir, selon eux, l'affirmation d'une radicale indépendance de la volonté refusant tout diktat d'un ordre considéré comme non-transformable par les sciences descriptives . Cette volonté ne doit être limitée que par le désir et le vivre-ensemble démocratique. Puisqu'il appartient à l'essence de celui-ci d'être égalitaire, il convient de se battre pour supprimer toute discrimination en raison de l'orientation sexuelle, dans la suite logique de ce qui s'est passé pour la religion, pour la race et pour le sexe. Ce primat donné à la volonté politique et cette mise en évidence, par la déconstruction des discours scientifiques, que le soi-disant donné naturel ou symbolique n'est qu'une manœuvre au service de la perpétuation d'une domination, implique qu'en fait, dans ce domaine, tout est construit. Mais ne retrouve-t-on pas ici une thématique analysée plus haut chez Legendre ? Si tel est le cas, il faudrait reconnaître des présupposés communs à Irène Théry et aux lobbies homosexuels. Cela est assez manifeste lorsque l'on considère notre deuxième distinction opposant les organicistes et les volontaristes.
Deuxième clivage : les organicistes contre les volontaristes
Pour ceux-ci, le donné biologique n'indique aucun sens. C'est un matériau à construire en fonction d'une volonté qui ne reçoit pas d'orientation antérieure à elle, qu'elle accueillerait et assumerait librement en la réalisant. Cette volonté est créatrice et ne fonctionne que par mise à distance du donné grâce à la fiction. Il est intéressant de remarquer qu'aussi bien Irène Théry que les promoteurs de l'égalité pour les gays (par exemple Marcela Iacub) s'appuient sur les mêmes travaux du juriste Yann Thomas . Celui-ci a manifesté la très grande liberté du droit romain relativement à la nature allant jusqu'à soutenir que la nature est une institution sécrétée par et pour le droit . Mais n'est-il pas paradoxal de prétendre, comme nous le faisons, que deux courants qui n'ont cessé de s'affronter relève d'un même principe ?
Ce paradoxe n'est qu'apparent car il n'y a en fait qu'une différence de degrés, et non de nature, dans l'utilisation de ce principe. L'arrêt à tel ou tel degré apparaît dès lors comme le plus souvent arbitraire et se pose alors la difficile question des limites et de leur justification. On peut d'ailleurs supposer, en lisant à travers les lignes, que Legendre n'approuve guère les conclusions qu'Irène Théry tire de sa propre pensée . En effet, rappelons que celle-ci milite pour la reconnaissance du couple homosexuel dans le cadre du concubinage et d'un " contrat de vie de couple ". Sa position qui pourrait dans un premier temps paraître équilibrée, bien qu'inconfortable politiquement, se révèle en réalité d'une grande vulnérabilité théorique ; vulnérabilité dont la cause est chez Legendre lui-même .
En effet, elle repose sur un principe dont le déroulement ultime abouti à reconnaître le bien-fondé des revendications absolues des gays. Ce principe, c'est que l'humain est ontologiquement une fiction d'ordre esthétique et qu'il n'est pas arrimé à un potentiel orienté. Dès lors, en s'arrêtant en route, Irène Théry provoque les foudres de ceux qui étaient partis du même point qu'elle. En refusant l'accès au mariage et à la filiation aux couples homosexuels au nom de l'ordre symbolique, elle ne peut rendre raison de cet ordre en en manifestant son statut indisponible. Nous avons en effet vu que chez Legendre l'ordre symbolique est construit par la mise en scène du Tiers vide, garant du sujet fini mais par lui fictivement arraché au magma opaque. Si le cœur de ce processus est la fiction esthétique, pourquoi ne pas instituer des droits totalement déconnectés de tout donné biologique différencié ? Legendre démonte le mécanisme des montages pour montrer leur effet structurant et civilisateur ; mais le roi est nu, il n'est donc plus impressionnant et ne fonctionne plus. La modernité n'a cessé de déconstruire et de manifester que ce que l'on croyait intouchable parce que transcendant était en fait d'origine humaine. Il est dès lors bien difficile de continuer à le prendre au sérieux et de donner un statut aussi performant aux légitimations des interdits civilisateurs. Ceux-ci ne font donc plus le poids devant une revendication politique dont l'objectif est l'égalité vue comme indifférenciation et qui, s'appuyant sur une connaissance poussée du mode d'emploi des montages fictionnels, peut l'utiliser en vue de les démonter . La différence des sexes est alors ramenée à ce magma dont il faut se détacher pour accéder à l'humain. La volonté désirante enfin saisie dans son autoréférence peut se projeter dans une construction esthétique de soi-même .
Redécouvrir le langage du corps
Théry et Legendre pensent pouvoir légitimer la différence des sexes par la nécessaire différenciation à l'origine de l'humain. Or le nom commun ne réfère pas à la même réalité. La différenciation renvoie à la négativité s'arrachant du donné naturel, mais en elle-même elle n'est pas source de détermination qualitative. Comme telle la négation de quelque chose de positif ne suscite pas une nouvelle entité enrichie, mais plutôt une privation. On ne peut identifier toute action volontaire à une négation. L'action portant sur un donné va le transformer, c'est-à-dire apporter une qualité nouvelle qu'il n'avait pas mais qu'il pouvait recevoir. Bref, la prise en compte de ce donné est requise pour que l'acte soit réellement fécond. On comprend ici que l'on peut parler de continuité entre le donné et le réalisé car le donné a déjà une forme le déterminant pour une part et le disposant à d'autres reprises postérieures.
C'est ce qui se passe relativement à la différence des sexes. Le corps humain est toujours déterminé masculin ou féminin, mais cette détermination n'est ni un destin aliénant la personne ni un donné brut (mâle/femelle) à nier. Celle-ci s'inscrit dans un organisme, dont le sens étymologique (organon = instrument) indique qu'il est au service d'une ou plusieurs tâches. Cette orientation se réalisera par sa réappropriation subjective, réappropriation médiatisée par l'environnement social. Ce processus est de part en part humain, mais il est aussi d'une grande complexité et par là influençable et malléable. On ne peut donc que critiquer une vision aussi réductrice de l'organicisme qui serait par lui-même inégalitaire parce qu'exclusivement lié à la reproduction. C'est oublier que la notion d'organe n'a de sens que relativement à un but auquel il est disposé, but qui est celui de la personne dans son unité assumée. De plus, considérer comme le fait Irène Théry que le modèle mis en place au début du xixe siècle était inégalitaire parce qu'il était organiciste, c'est se préparer à affronter pour les mêmes raisons les foudres des lobbies gays discréditant toute référence à une différence par elle-même source d'inégalité. En effet, la reconnaissance d'un donné humain inscrit dans le corps et disposé à être réalisé n'empêche en rien l'égalité au sein du couple. C'est bien encore le refus de ce même donné qui l'amène à penser la complémentarité dans la différence comme une subtile hiérarchisation liée à des rôles définis. C'est ne pas voir que la différence des sexes est l'appel à un accomplissement du couple indissociable de la réalisation de chacun de ses membres. Le corps humain est signifiant ; seul celui qui l'écoute peut profiter de sa pédagogie. On peut enfin remarquer l'impossibilité qu'a Théry de proposer un modèle cohérent jusque dans ses fondements de la différence des sexes. C'est bien parce que celle-ci est d'abord inscrite dans le corps biologique que l'enfant peut se repérer dans la constitution de son psychisme. La quête éperdue de leur origine biologique par les enfants adoptés est le signe que le biologique n'est jamais réductible à de l'insignifiance. Théry critique beaucoup mais elle ne propose pas une réelle et nouvelle articulation du biologique et du sens.
Les ultimes retranchements de la modernité
Nous avons essayé de distribuer d'une nouvelle manière les différentes positions prises concernant les enjeux soulevés à l'occasion du Pacs. Il nous est apparu que les lignes de fracture théoriques n'étaient pas forcément là où les positions publiques le laissaient supposer. On nous accusera peut-être de rejeter de manière monolithique et réductrice la modernité vers la post-modernité. Il nous semble que celle-ci révèle de manière éclatante les germes contenus dans celle-là, mais qu'un soubassement judéo-chrétien rendait encore peu féconds. La liquidation, accélérée par la révolution culturelle des années 1960, de ce qu'il en restait permet de comprendre que cette révolution (post-moderne) rentrait en consonance profonde avec les principes de la modernité. Ceux-ci ont pour point commun de valoriser toute construction humaine au détriment d'une référence à un donné antérieur sur lequel l'entendement humain aurait à se régler et que la liberté viendrait réaliser. On retrouve ce primat du construit notamment dans trois domaines qui touchent notre sujet : 1/ dans les sciences humaines et sociales, où la méthodologie implique une construction de l'objet de connaissance ; 2/ dans les sciences et les technologies de la vie, où le corps humain est de plus en plus considéré comme un matériau à transformer au gré de la logique de la recherche ou de la demande sociale ; 3/ dans les sciences juridiques et politiques, où le droit est conçu comme une fiction, signe et instrument d'une démocratie radicale des mœurs.
Et si la revendication jusqu'au-boutiste des gays mettait la modernité devant les conséquences ultimes de ses choix ? Si tel est le cas, une critique ne peut s'élaborer qu'en identifiant les racines philosophiques de cette modernité. Il y a fort à parier que la question des méthodes de la connaissance du réel surgirait alors comme l'une des plus importantes.
th. c.