J'avais quinze ans et parlais avec mon père, européen convaincu et plutôt germanophile, de l'Europe et de notre histoire. Il me donna un livre, me disant : " Lis ça, tu comprendras tout.
" C'était Histoire de deux peuples, paru en 1915, dans son édition de 1933 " continuée jusqu'à Hitler ". J'ai lu et j'ai été ébloui, convaincu définitivement de la validité de " l'histoire longue ". Moi qui aimais la langue, la poésie et la musique allemandes, étais aussi passionné de culture et de langue latines, d'histoire romaine et gallo-romaine, je trouvai dans la vision de Bainville la validation de mon attachement à nos sources les plus anciennes. Par la suite, mon père me donnerait Conséquences politiques de la paix, publié en 1920, qui disséquait le traité de Versailles et d'où il paraissait que " la France au sortir de la grande joie de sa victoire, risquait de se réveiller devant une république allemande, une république sociale nationale supérieurement organisée, productrice et expansionniste ". Outre l'Allemagne et ses conquêtes à venir : couloir de Dantzig, Autriche, Sudètes, Bainville y évoquait le destin des nouveaux États issus de Versailles : Tchécoslovaquie et Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, future Yougoslavie, dont il prévoyait l'éclatement. Belle perspicacité !
Bainville était d'une indépendance totale
Je lus de Bainville d'autres ouvrages : Histoire de France, Napoléon, Histoire de trois générations, mais ne me suis jamais soucié de leur auteur. Les gens d'Action française se battront autour de son cercueil, mais lui-même ne s'intéressera jamais que médiocrement au mouvement maurrassien : " Bainville, rappelait le feu comte de Paris, en 1987, tenait la chronique de politique étrangère dans l'Action française, mais sans le sectarisme et l'outrance polémique de ses amis et voisins de colonnes. J'entends encore sa voix hésitante, cassée par le tabac. Il préférait s'exprimer dans ses articles et dans ses livres toujours clairs et lucides, souvent prophétiques. Il a donné, sur la politique internationale, des analyses qui me paraissent encore indispensables... Emporté par un cancer de la gorge, en 1936, il m'a terriblement manqué dans la période angoissante de l'immédiat avant-guerre . " Bainville ne collaborait pas seulement à l'Action française, mais encore à la Liberté, au Capital, à la Nation belge, à Candide, à l'Éclair de Montpellier, et même à la Nación de Buenos-Aires. Outre cette activité journalistique accaparante, il dirigeait la Revue universelle à quoi collaboraient les signatures les plus distinguées, comme les plus prometteuses ; et rédigeait ses essais historiques dont certains furent d'authentiques succès de librairie. En 1925, l'Illustration s'interroge : " L'élite française est-elle en péril ? " Parmi les arguments qui poussent la revue à l'optimisme, on lit : " Interrogez les libraires. Ils vous diront que le dernier livre de Jacques Maritain, Trois réformateurs, s'est si bien vendu qu'il a fallu renouveler plusieurs fois leur stock. Non moindre fut le succès remporté récemment par Explication de notre temps, de Lucien Romier. Et l'on se souvient en quelle vogue fut, à peine sortie des presses l'Histoire de France, de Jacques Bainville. " C'était, il est vrai, au temps où le terrorisme intellectuel n'interdisait pas à la droite réaliste de s'exprimer.
Quand il fut reçu à l'Académie française, quelques mois avant sa mort, le journal des Princes, Courrier royal, écrivit : " Peu soucieux de tirer à chaque ligne les conclusions de ses analyses, Bainville se contente de jeter sur les faits, la lumière d'une intelligence pénétrante qui force les esprits de bonne foi à prononcer eux-mêmes les réformes politiques nécessaires. De l'observation du passé comme de l'examen des événements quotidiens, il dégage une leçon permanente : pas d'ordre sans autorité forte, pas de paix sans autorité durable. Le parlementarisme et la dictature sont ainsi condamnés par lui . " Le comte de Paris me dirait : " Bainville était d'une indépendance totale. Au point que je me demande s'il était vraiment monarchiste. Je l'ai vu une dizaine de fois, à Bruxelles, surtout chez Daudet. Seul il s'exprimait avec une très grande élégance et une belle clarté. En présence de Daudet qui l'écrasait, il en venait en revanche à chercher ses mots, il bégayait. "
Dominique Decherf qui s'est attaché à retracer son itinéraire intellectuel, voit en lui " un libre pensant de l'histoire ". Pour Bainville elle n'a ni sens ni finalité, ne cesse d'être facétieuse. Ces facéties sont fruits de nos fautes de jugement : " Les hommes pensent d'abord. Ensuite ils se déterminent d'après leur manière de penser. C'est pourquoi il importe de penser juste. Les erreurs des gouvernements et des peuples sont celles de leur esprit. " Leçon majeure : à l'opposé de tout déterminisme, elle fonde notre liberté. Le scandale de notre condition, disait Bernanos, c'est la liberté que Dieu lui a donnée de se déterminer. À ce chef, le rapport de Bainville à Bernanos est évident. Une formule de Michel Déon résume Bainville : " Jamais homme ne fut plus simplement animé par l'expérience de l'histoire et la raison . " Ni idéologie ni système, une méthode de compréhension du monde.
Bainville n'est pas pur esprit. Il a l'ambition d'être reconnu, mais, par tempérament, demeure volontairement en retrait du monde. L'indique sa personnalité physique qui semble échappée d'À la recherche du temps perdu — " éternel jeune homme riche de 1900, frêle, court, mince, sec, nerveux sous une apparente insensibilité, à l'élégance discrète mais soignée, les souliers impeccables, le pli net, la coupe parfaite, la pochette blanche à peine devinée dans la poche de la veste, le col haut dernière survivance de l'autre siècle, la moustache qui avait, elle, suivi la mode, d'abord fournie, puis limitée à un filet courant sur le rebord de la lèvre, la raie au milieu de cheveux noirs plaqués ".
Un jeune homme germanophile
Le livre de Dominique Decherf est riche et pénétrant, l'information y est nourrie de références précises, et la place manque ici pour parcourir toute la carrière de Bainville. Aucune perception du monde n'est totalement originale : sa genèse est fruit d'apports. Voyons comment s'est formé, le clairvoyant et atypique Jacques Bainville, historien, dont Jean Dutourd soutient à juste titre qu'aujourd'hui, comme Rivarol, il " souffre d'un complot républicain du silence ". Cette approche suffit à donner d'ailleurs une idée du travail de Dominique Decherf.
Jacques Bainville est né, le 9 février 1879, d'une famille républicaine qui paraît ignorer le sectarisme et dont la fortune est toute neuve. L'enfant entre, à la fin du primaire, au lycée Henri-IV, où son père espère faire de lui un médecin. Lycéen curieux de sciences (il le restera), il préfère de beaucoup la littérature et, après son baccalauréat, s'inscrira en faculté de droit. Ses idées politiques l'emmènent déjà loin des convictions familiales. Il a dix-sept ans, quand il écrit : " Je ne vais pas dire que la monarchie est une nécessité que les événements contemporains proclament , mais je me révolte contre la tyrannie de tous quand ce serait pour cette seule raison que mon caractère rageur ne peut s'en prendre à personne. " Pour lui, comme pour Péguy, la République radicale n'a plus rien de la " république primitive ", qu'il se représentait à travers l'engagement de son père sous l'Empire. Le régime se perd en scandales, en affaires. D'ailleurs, son père (il mourra en 1902), s'il a gardé son idéal de jeunesse, a perdu toute illusion sur le régime en place. Cette naissance républicaine ne sera pas sans effet sur la carrière de Jacques Bainville ; il en conservera de nombreuses relations dans les milieux officiels de la République et sera l'ami écouté, sinon suivi, d'hommes aussi divers que l'ancien ministre Delcassé, le président de la République Millerand, Georges Mandel, bras droit de Clemenceau.
Germanophile, le jeune Bainville fait plusieurs séjours en Allemagne : à Francfort, Munich, Berlin. Il aime l'allemand, lit Heine avec délices, parce qu'à la fois, l'auteur de Die Lorelei est continuateur de la tradition, sait s'en détacher et moquer le romantisme et ses excès. Bainville découvre chez Nietzsche l'épanouissement du culte héroïque aperçu par lui chez Carlyle : " Dès la classe de philosophie, il est en mesure d'opposer à l'égalitarisme politique que sous-tend le kantisme, l'aristocratie intellectuelle des héros ". Par " héros ", Bainville, comme Carlyle, comprend " grand homme ". Prophète, poète, prêtre, homme de lettres ou roi, le héros selon Carlyle est d'une trempe intellectuelle d'exception : " Il ressemble au savant, rappelle Decherf, en possède le sens de l'intuition, la morale, l'esprit de déduction, la faculté critique et surtout la capacité de rattacher les effets aux causes et de ne s'attacher qu'aux faits positifs ". La pensée pure n'attire pas Bainville non plus. Sa germanophilie pourtant est sans rapport avec la très concrète puissance du Reich wilhelmien ; l'attire — disons : " une certaine idée de l'Allemagne " — l'héritage allemand, dont l'Empire paraît s'être coupé.
Lors de son séjour à Francfort, l'été 1897, il s'enthousiasme pour Wagner en qui il voit un politique autant qu'un musicien ; se plaît au naturalisme de Hauptmann qu'il oppose à la " vulgarité " de Zola, pour y avoir découvert un pessimisme à la Schopenhauer, comme chez les écrivains nordiques, Bjørnson, Ibsen. En 1898, c'est dans " l'Athènes de l'Isar ", qu'il passe l'été : il y est comme un poisson dans l'eau, fréquente des cercles intellectuels partisans du rapprochement entre la France et l'Allemagne. Il est là-bas quand est découvert le faux du lieutenant-colonel Henry qui conduira à la révision du procès Dreyfus. Sa correspondance témoigne qu'il a toujours cru Dreyfus innocent, se dit volontiers dreyfusard, mais la vérité qui éclate ne le fait pas changer d'avis sur Zola, Clemenceau et consorts. Il affirme que l'auteur de J'accuse " a cassé bêtement les vitres ", envenimé l'affaire qui n'eût pas tourné à l'excommunication réciproque, " si c'était un autre homme qui eût pris la cause en main ". Par un attachement spontané à la seule intelligence des faits, le futur compagnon de Maurras et de Léon Daudet, fuira toujours les excès et les intolérances.
Lui qui n'avait jamais accordé qu'un intérêt distrait à l'histoire, se passionne pour celle de l'Allemagne récente. Elle le conduit à s'intéresser à Louis II de Bavière. Le roi fou, bienfaiteur et victime de Wagner, sera la matière de son premier ouvrage. Pourquoi ? Wagner offre une partie de la réponse au jeune homme qui s'est plongé dans le Cas Wagner, de Nietzsche. La vie de Ludwig est une espèce de représentation dont Wagner, le démiurge du réveil de la Walkyrie, est le coryphée ; elle est un échec politique et humain, car si Louis, " jaloux d'égaler sa monarchie aux plus grands de l'Europe ", pensait comme Wagner que l'Allemagne, renaîtrait de sa culture, " l'Athènes de l'Isar " ne sera jamais la capitale des Allemagnes. La face du monde eût été changé si l'unité allemande avait pu être présidée par Louis plutôt que par Guillaume, à Munich non à Berlin. La victoire de 1871 n'a pas amené de " grand siècle " et les intellectuels bavarois déplorent " l'américanisation " de Berlin ! " Ce fut pour moi, explique Bainville, le point de départ de réflexions très salubres. "
Autre cause à ces réflexions, le décès de Bismarck en août 1898, après huit ans de disgrâce. " On comprenait, écrivait-il alors, que l'intelligence dominante de l'Allemagne nouvelle s'en allait. Une obscure anxiété régnait sur les Allemands. " Cette anxiété n'était pas vaine, aux yeux de qui lira en allemand, quelques mois plus tard, les mémoires de l'homme d'État défunt. Ce texte, Bainville, jusqu'à la fin de sa vie, ne cessera de s'y reporter. Le Chancelier de fer, tirant la leçon des siècles, y invite l'empereur Guillaume à demeurer fidèle à l'histoire sans chimères de sa dynastie. Bainville conçoit de cette lecture qu'il faut " changer radicalement la vision française de la culture, de la politique et de l'histoire allemande ". Les Français sont alors favorables au Kaiser, du seul fait qu'il s'est opposé à Bismarck ! Bainville observe que cet aveuglement a un précédent : l'admiration que la France dite des Lumières voua à Frédéric II.
Bainville passe à Berlin l'été 1899. La capitale du Reich entre alors de plain pied dans le xxe siècle. Le Berlin wilhelmien est un creuset formidable. La croissance y rassemble comme jamais capitalistes, venus de l'ouest, et prolétaires, de l'est. Les socialistes révolutionnaires, de Liebknecht à Bebel, ont fait une percée aux élections de 1898 ; avec Bernstein, la social-démocratie, cousine du travaillisme naissant, y montre le bout du nez. Bainville découvre Eugen Dühring, apologiste de ces vues et méthodes de Bismarck, qui faisaient écrire à Dostoïevski : " Le seul homme politique en Europe dont le regard génial pénètre au plus profond des faits, est sans conteste le prince de Bismarck. Le plus redoutable ennemi de l'Allemagne, de son unité, et du renouveau de son avenir, il l'a discerné dans le catholicisme romain et dans son monstrueux rejeton, le socialisme . " Dühring se targuait encore d'avoir été le fondateur du véritable antisémitisme. Ce lien entre antisémitisme et hostilité à Rome, on le retrouvera chez Hitler. Le jeune Français constate qu'à Berlin plus qu'ailleurs, l'Allemagne qu'il aime, celle, héritière des siècles, du Rhin, de la Bavière, est en voie d'extinction. Mu par l'expansionnisme prussien et comme le pressentait Bismarck, Guillaume conduit le Reich " où il doit aller, c'est à dire trop loin ". Bainville compare France et Allemagne. " Quand on vit dans un tel milieu d'avenir, l'Allemagne, écrit Decherf, combien l'affaire Dreyfus qui déchire la France en cet été 1899 du second procès de Rennes doit-elle paraître ringarde ! Les Allemands ne sont d'ailleurs pas de parti pris, comme le suppose les nationalistes français. L'antisémitisme et le respect de l'ordre établi sont très répandus outre-Rhin. Bainville demeure ferme sur ses convictions. S'il n'est pas du côté de la révolte contre les jugements, les lois et les coutumes, il ne saurait accepter cependant que le Droit et la Justice soient bafoués par ceux-là même qui en ont la charge. " D'un côté la République, les idées creuses, l'injustice et le désordre, de l'autre, la monarchie, l'ordre, la puissance. Bainville, surtout Bainville dreyfusard, ne balance pas !
Maurras paraît
Début 1899, il a lu Trois idées politiques, de Maurras, critique synoptique de Chateaubriand, Sainte-Beuve, Michelet. Bien des idées éparses du jeune homme prennent forme. Il remercie Maurras de lui avoir montré " la parenté intellectuelle entre Chateaubriand et Rousseau ". Sa vision de la monarchie s'en trouve ébranlée, comme excessivement romantique ? Il la corrige et avoue qu'il " se découvre grâce à Maurras ". Récuser Chateaubriand, c'est récuser aussi une forme souvent chimérique du génie français. Avant Maurras, Flaubert l'avait dit qui mettait l'ombrageux vicomte au rang des hommes, tel Voltaire, qui " ont tout fait (artistiquement) pour gâter les plus admirables facultés que le bon Dieu leur avait données ". Maurras s'insinue chez Bainville ; il ne le lâchera plus. Les deux hommes toutefois ne se sont pas encore rencontrés.
En 1900, Bainville participe au comité d'organisation du Congrès de la Jeunesse, lancé dans le cadre de l'Exposition universelle. Pour la Gazette de France, il cerne l'esprit qui règne sur ces jeunes gens et constate " le décès du vieil esprit républicain, du libéralisme doctrinaire comme du jacobinisme "héroïque", la volonté de renouveler le personnel politique voire les institutions ". Pourquoi se sentirait-il mal dans son époque ? Il y a alors quelques semaines que Bainville a rencontré Maurras. Il a vingt et un ans, Maurras, trente-deux. Éblouissement réciproque ! Maurras écrira, en 1933 : " Un tout jeune homme était devant moi et, je n'ai pas pu l'oublier après six lustres et demi, ouvrait des yeux immenses dont la flamme m'étonna. " À quelques semaines de l'Enquête sur la monarchie , Maurras qui s'emploie à convaincre ses amis du comité d'Action française des bienfaits du royalisme, comprend qu'il n'a nul besoin de les prêcher à Bainville.
L'Enquête sur la monarchie posait cette question : " Oui ou non, l'institution d'une monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée, est-elle de salut public ? " En substance Bainville répondit : " Si la monarchie doit l'emporter en France, elle doit convaincre une pluralité de Français. La monarchie reçoit, grâce à Maurras, de brillantes adhésions intellectuelles. Mais le problème se situe au niveau des masses dont l'ignorance naïve est sans limite, et les philanthropes excellent à l'exploiter. C'est ainsi que le mot de décentralisation, et la chose même, paraissent toujours trop théoriques et trop lointains au grand nombre ". Rappelant que le programme de Belleville, de 1869, sans corps de doctrine, avait recueilli l'assentiment populaire grâce à la dénonciation de quelques abus criants, Bainville propose quelques mesures propres à parler aux humbles — dont " la simplification dans l'organisation judiciaire et la création de livres fonciers pour faciliter la transmission des propriétés ". La France est peuplée de très petits propriétaires. C'est en leur inspirant confiance que la Restauration a une chance de voir le jour. À côté, le nombre des prolétaires accessibles à la sirène socialiste, est insignifiant. Sur ce point capital, les élections de 1902 lui donnent raison : la victoire des radicaux n'entraîne pas une " socialisation " de la politique républicaine, mais un regain d'anticléricalisme.
Bainville illustre et traduit en suggestions pratiques, les thèses éthérées de Maurras. Maurras aime les idées, Bainville, arriviste, veut des résultats. Le feu comte de Paris se demandait si Bainville était monarchiste ; Dominique Decherf répond : " La monarchie était pour lui comme un chemin de traverse, d'abord pour rattraper notre retard sur l'Allemagne, ensuite pour faire carrière. Bainville suit Maurras un peu comme Sancho Pança suit Don Quichotte de la Manche. "
Maurras, Bainville et l'Allemagne
Bainville comblait Maurras, n'était qu'il était devenu monarchiste par le détour de l'Allemagne. Maurras, germanophobe viscéral, ne pouvait l'admettre. Il entreprend de " reconstruire " Bainville et le monarchisme de Bainville, lui montre que Nietzsche, en dépit de ses attraits aristocratiques est resté " fils de pasteur jusque dans sa violente réaction contre le christianisme " ; lui rappelle que l'Antéchrist est dédié à Voltaire ; le convainc que son culte du héros est " séduisant mais dangereux et peu fécond ". L'enfant de Martigues, voit combien la Méditerranée manque à ce " petit parisien qui ne connaît que le nord du Bassin parisien et l'Allemagne " : il l'envoie en Provence, au printemps 1901 ; Bainville est émerveillé, mais se remet vite — n'étant pas homme à se laisser façonner.
Maurras s'entête : Heine subit le sort de Nietzsche. Nietzsche était marqué par ses origines protestantes ; Heine, par son ascendance juive. " La poésie est lyrisme et élévation " soutient Maurras ; Heine est certes poète, mais " que dissimulent ces railleries de soi-même et d'une douleur l'instant d'avant magnifiée " ? Maurras répond : " La névrose juive a fait de Henri Heine un poète malsain, un poète à déconseiller et à éviter. " Bainville concèdera la répudiation de l'auteur, mais ne renoncera pas à tous ses vers. En raison notamment de leur musicalité — celle de l'allemand. Maurras va détourner Bainville de cette langue. Quel mépris il a pour la structure de ses phrases, avec son verbe principal rejeté à la fin, qu'il faut attendre, pour que " l'intelligence arrive au sens et que l'énigme soit résolue ". Maurras convainc Bainville que cette lourde structure est " largement responsable du malentendu franco-allemand ". Étudier l'allemand ? " Sans charme et qui plus est sans valeur éducative ", finira par admettre Bainville.
Bonald, Tocqueville, Fustel de Coulanges, Sorel...
À Cannes, Bainville a rencontré Frédéric Amouretti, qui fait campagne en faveur de l'autonomie des provinces redessinées en fonction de la géographie humaine et dotées d'assemblées souveraines comme dans les États de l'Ancien Régime. Amouretti a connu Fustel de Coulanges, qui s'était passionné pour l'histoire allemande, et, dédaignant l'histoire contemporaine, s'était plongé dans l'étude de la longue durée et des mentalités. Fustel de Coulanges était convaincu " que la vérité historique, démontrée par la recherche critique, pouvait faire taire les divisions ", car " l'histoire mal connue divise, l'histoire bien connue unit. "
Fustel voulait réviser l'histoire de France, Maurras aussi qui, après lui, croyait préférable à l'historiographie libérale en vigueur depuis le début du xixe siècle, de remonter au plus haut — à " l'hellénisation des Celtes, puis la romanisation des " barbares ", la francisation des gallo-romains et le rôle joué par les " barbares ", non pas envahisseurs mais défenseurs du monde romain, installés aux frontières ". Ce faisant, disait-il, on retournait contre l'Allemagne la thèse des grandes invasions ". Fustel de Coulanges qui estimait ne pouvoir expliquer la défaite de 1870, sans remonter aux origines , est mort en 1889, mais son esprit plane sur l'Action française. En 1905, le mouvement maurrassien lance l'Institut d'Action française, comme une sorte de contre-Université. Bainville s'y voit confier une chaire Amouretti (mort en 1903) : il y donnera, un cycle de conférences : " Histoire philosophique de la formation de l'unité allemande ", première esquisse d'Histoire de deux peuples, après un premier cours en 1906 sur " la politique réaliste ", et avant un retour historique en 1908-1909 sur la question polonaise, saisie comme un des aspects de la question d'Orient.
Autre inpirateur de Bainville, Albert Sorel. L'homme qui inaugura l'enseignement de l'histoire diplomatique à Sciences Po, a publié, entre 1885 et 1892, l'Europe et la Révolution française ; puis à la veille de sa mort en 1906, quatre nouveaux volumes consacrés au Consulat et à l'Empire. Sorel qui, d'une série à l'autre, a perdu bien des illusions sur la République, privilégie les facteurs de continuité — ce qu'il appelle les " traditions nationales ".
Comme Tocqueville dans l'Ancien régime et la Révolution, il montre que dans l'histoire diplomatique, la Révolution a prolongé l'Ancien Régime. " La "synthèse nationale", écrit Dominique Decherf, que Sorel voulut théoriser se situe au double plan des fins et des moyens. Les fins : la défense des frontières naturelles, en l'occurrence le Rhin, voulues par l'Ancien Régime, conquises par la Révolution et auxquelles l'Empire et aujourd'hui la République ne peuvent renoncer sans se renier. Les moyens : "la modération dans la force" des Lionnes, Choiseul, Vergennes et Talleyrand. "
On songe à Bonald aussi, dont Vues sur l'Europe, de 1815, annonce Bainville et qui, un siècle avant lui, lit l'avenir à la lumière du passé . Bainville n'est pas diplomate de profession, il cherche donc à s'initier aux " techniques ", aux " pratiques ", rencontre les " légistes " qui les ont théorisés depuis les origines : conseillers du Prince, guides de l'opinion. Cette initiation lui permettra bientôt de tenir (vraie gageure) à l'Action française, comme André Tardieu, à l'origine secrétaire d'ambassade, au Temps, la chronique diplomatique.
Bismarck et la France
En septembre 1905, sept mois après la visite de Guillaume II à Tanger et quatre après le renvoi de Delcassé en quoi il voit une capitulation de la France, Maurras publie un article qui deviendra Kiel et Tanger. L'auteur y offre la vision d'une France qui " pourrait manœuvrer et grandir " dans un monde qui ne va pas seulement dans le sens de l'unification, mais également de la désintégration. En résulterait un univers " composé de deux systèmes : plusieurs empires avec un certain nombre de nationalités, petites ou moyennes, dans les entre-deux ". À côté, un article de Bainville retrace " les origines allemandes de la Troisième République ". À la lumière des mémoires de Bismarck, de ceux du vicomte de Gontaut-Biron, ancien ambassadeur à Berlin, il apparaît que " la République est un legs du protectorat bismarckien ", que " la constitution de 1875 peut être considérée comme l'acte additionnel du traité de Francfort ". Bismarck redoutait le rétablissement en France d'une monarchie catholique qui eût partie liée avec l'Autriche, eût bénéficié de l'appui de Rome et l'eût appuyée : elle était contraire aux intérêts de l'Allemagne. La vraie raison du refus du comte de Chambord de remonter sur le trône de ses pères, ce n'est pas le drapeau blanc, mais bien qu'Henri V ne pouvait accepter le traité de Francfort et qu'il lui aurait fallu préparer aussitôt la revanche, à quoi l'opinion française n'était pas prête... D'où la formule de Gambetta : " Y penser toujours, n'en parler jamais ! " Selon Bainville, les républicains ont préféré le succès de leur parti à l'intérêt du pays ; il y a eu, de leur part, " complicité inconsciente, naturelle et spontanée avec l'ennemi ". Plus : " Les Républicains ont sacrifié la France à leur parti. Ils ont préféré la lutte anticléricale, sans voir qu'elle nous coupait du reste de l'Europe. " La République coupait la France du monde des monarchies et de la table des conférences : notre pays n'avait plus aucune audience.
Pourquoi ce rappel ? Parce qu'en 1906, la France est assez dans la même situation : le " combisme " triomphe, au mépris du monde extérieur. Même cause, même effet. Delcassé est seul à y songer, qui se cramponne au quai d'Orsay " pour que l'on ne fît pas aux Affaires étrangères ce qu'André faisait à la Guerre et Pelletan à la Marine ". En mai 1906, il est remercié ! Pour Bainville, le renvoi de Delcassé résout la contradiction sous-jacente depuis Gambetta. Pour l'Action française, la République a perdu sa légitimité ; Bainville — dit Decherf — " voit tout de suite comment elle pourrait la retrouver : de l'extérieur et par l'Union sacrée " — comme en 1792 !
En 1907, Bainville dédie son Bismarck et la France (tiré de chroniques données à la Gazette de France) à Proudhon et aux zouaves pontificaux : le premier parce qu'en toute liberté d'esprit il renoua avec la politique des rois et combattit le principe des nationalités ; aux soldats du pape, parce qu'ils sont tombés en défendant la cause française contre l'unité italienne. " Cet accord du soldat et du critique, dit-il, c'est un des plus beaux exemples de l'entente naturelle et spontanée qui, en vingt circonstances, s'est faite au xixe siècle entre les plus traditionnels et les plus libres esprits " — à l'écart des doctrinaires !
Pour lui et ceux qui sont fidèles à notre histoire, la vraie, la France doit s'appuyer à l'étranger sur des forces dites de droites, de la contre-révolution, car ce sont celles qui se rencontrent avec l'intérêt national, forces conservatrices de l'ancien ordre européen qui profitait à la France : la papauté, les monarchies traditionnelles, les vieilles élites francophones. On croirait lire Bonald. Suit ce constat : " Plus extrême elle est vers la droite, plus une idée a de chances d'être conforme à l'intérêt français ? Nous avons entendu un jour Camille Pelletan expliquer devant un auditoire populaire qu'il ne fallait jamais craindre de voter pour le candidat avancé parce que plus un député est rouge, plus on doit être sûr qu'il servira bien la République. Aujourd'hui surtout que le divorce entre la République et la Patrie est consommé, que la République poursuit toutes sortes de fins contraires à l'intérêt national, il n'est pas moins vrai de dire que plus un homme est "blanc", plus une idée est de droite, plus on peut être assuré que la France se trouvera bien de l'homme et de l'idée. "
Bainville qui a vingt-huit ans, dispose désormais de sa méthode de lecture de l'événement. Avec elle il appellera en vain l'attention de ses compatriotes sur les lendemains de la paix de 1919. Par elle, Hitler en France n'aura pas d'adversaire plus sainement, plus raisonnablement déterminé, plus lucide. Les autres, à gauche, plaideront en aveugles, moins pour l'intérêt du pays que pour les chimères, insanes et plus ou moins criminelles elles aussi, qui ont nom socialisme, communisme, pacifisme, internationalisme et autres " ismes ", qui, ignorant superbement l'histoire, firent, à des degrés divers le jeu de Staline et de cet empire, dont Bonald avait noté qu'il " s'agit(ait) prodigieusement pour étendre son influence, et [qu'] aucune puissance, depuis les Romains, ne montr[ait] une plus grande force d'expansion ".
" Un prophète n'est vraiment prophète qu'après sa mort, et jusque là il n'est pas un homme très fréquentable ", disait Bernanos . Plus d'un reconnaît aujourd'hui à Bainville des dons de prophétie : pour la période 1900-1940, à tout le moins, et l'on sait comme il a mal été entendu. Il ne serait pas inutile sans doute de le relire aujourd'hui dans le cadre de l'Union européenne, où l'Allemagne se taille la part du lion. Bainville est moins un prophète pour une époque que le fin connaisseur du passé, moins novateur qu'héritier, on l'a vu ici : il a appris à connaître l'âme des peuples de l'Europe, chez lesquels il a identifié des constantes. Sa méthode est universelle et ressortit à la sagesse des nations. Depuis des siècles, le sage chinois voit dans le passé " un miroir de l'avenir ". En témoignent l'historien, Sima Guang, des Song, et son Miroir complet pour l'illustration du gouvernement. Juste retour des choses : c'est à Bainville et à la vision de l'histoire longue que je dois de comprendre la Chine du xxie siècle commençant, qui, même " communiste ", est bien plus fidèle à son passé que la République jacobine à l'histoire de la France.
x. w.
(Encadré)
Dominique Decherf a publié, chez Bartillat aussi, la Guerre démocratique, Journal inédit de Bainville pour les années 1914-1915. Ouvrez-le au hasard et lisez : surprise à chaque page ! Trois exemples :
5 novembre [1914]
– La lecture du Livre bleu, où le gouvernement de Sa majesté britannique a recueilli tous les documents diplomatiques qui le concernent depuis le début de la crise austro-serbe jusqu'à la déclaration de guerre à l'Allemagne, cette lecture pose à l'esprit toutes sortes de doutes et de questions. On finit par se demander si cette guerre a été tant que cela voulue et provoquée par l'Allemagne.
29 décembre [1914]
– Hier les Anglais ont attaqué le port allemand de Cuxhaven à la fois par mer et " par air ". Le Times triomphe à ce sujet : " Pour la première fois dans l'Histoire, des appareils aériens et sous-marins se sont trouvés engagés de part et d'autre. " Le même jour, d'ailleurs, un Zeppelin jetait des bombes sur Nancy, tuait des femmes et des enfants. On songe alors à ce poème où le vieil Hugo (" Plein ciel ", dans la Légende des siècles) annonçait à l'humanité un avenir meilleur par les ballons dirigeables :
Nef magique et suprême ! Elle a, rien qu'en marchant,
Changé le cri terrestre en pur et joyeux chant,
Rajeuni les races flétries,
Établi l'ordre vrai, montré le chemin sûr,
Dieu juste ! et fait entrer dans l'homme tant d'azur
Qu'elle a supprimé les patries.
Hélas, pauvre Hugo ! pauvre prophète de la démocratie !
17 février [1915]
– Demain l'Allemagne commence son " blocus sous-marin ". Elle ne doit plus ménager aucun navire, fût-il sous pavillon neutre, qui approchera les côtes anglaises. L'efficacité du blocus est plus que douteuse. Ce qui est certain, c'est que le mécontentement contre l'Allemagne grandit, s'étend de toutes parts. L'Allemagne semble s'en moquer, même s'en enorgueillir. Elle est déjà fière de tenir tête à " un monde d'ennemis ". Devenir l'ennemie du monde ne l'effraie pas : il serait plus beau de succomber seule contre tous. L'Allemagne exaltée vit un étrange roman qui ne nous promet pas une pacification prochaine... "
Il faudra en effet attendre le 8 mai 1945 !
Partout, dans ces 390 pages, même lucidité et même mordant, même froide hauteur aussi.
x. w.