Par MICHEL ROUCHE*
NOUS, EN FRANCE, nous avons du pain du vin et de la joie disait le roi Louis VII au roi d'Angleterre, Henri II Plantagenet, lequel se vantait devant lui d'être en outre duc de Normandie, comte de Bretagne, comte d'Anjou, comte de Touraine, comte du Poitou et duc d'Aquitaine. Le père de Philippe Auguste posait ainsi en termes de rapports humains et non point de dominations territoriales le problème de l'identité française au XIIe siècle.

 

Le même roi interrogea saint Bernard sur le symbole qu'il devait porter sur son casque maintenant que celui-ci était fermé et que l'on ne pouvait plus reconnaître l'adversaire à son visage. Et Bernard de lui indiquer la fleur de lys ; le lys dans la vallée (Cantique des Cantiques, 2, 1), signifiant la femme parfaite, celle qui a dit oui, Marie. En somme dans son esprit la France est une femme, la femme par excellence, celle qui sauve l'humanité. Et Louis XIII continua cette tradition en dédiant le royaume à la Vierge Marie. L'identité française serait-elle fondée sur un idéal catholique ou sur une domination territoriale ?
Mesurons tout d'abord les autres identités des pays européens. L'Angleterre, monarchie féodale centralisée, au contraire de la France, monarchie féodale décentralisée, s'est construite contre l'État fort de Guillaume le Conquérant (pas d'arrière-vassaux), si bien qu'à partir de la Grande Charte, la nation s'est bâtie contre l'État. L'Espagne et la Russie sont des nations qui furent édifiées par la guerre contre l'envahisseur, les Arabes ou les Mongols. La Pologne le doit au catholicisme dans le refus du luthéranisme prussien ou de l'orthodoxie russe. L'Allemagne et l'Italie, dépourvues d'État, se sont reconnues dans leur langue grâce à Luther et Dante. Mais la France a suivi un tout autre chemin, écartelée entre deux tendances. Elle est le seul pays européen où l'État a construit la nation.

I- LA TENDANCE UNIVERSALISTE
Elle remonte à Rome qui a convaincu les élites gallo-romaines des bienfaits de la paix pour tout l'univers connu : orbis terrarum. L'empire est universel, ouvert à tous les hommes pourvu qu'ils acceptent l'idéal d'un monde dont tous sont citoyens, sauf les esclaves et les Barbares. Depuis 212, l'édit de Caracalla a donné la citoyenneté à tous les habitants de l'Empire. Au contraire des Grecs, pour qui la citoyenneté est politique (jamais Aspasie la maîtresse de Périclès n'a pu obtenir la citoyenneté athénienne parce qu'elle était née grecque de Milet en Asie mineure), la citoyenneté romaine est sociale. Elle procède d'un idéal humaniste, une philosophie du bien propagée par un enseignement municipal qui fabrique des fonctionnaires au service de l'État : la res publica. L'élève romain est trilingue, possédant sa langue maternelle, gaulois ou punique, et maîtrisant le grec et le latin. Le philosophe et le médecin s'expriment en grec, le juriste et le soldat en latin. Le droit est universel. Nul n'est censé ignorer la loi ; nul ne peut se faire justice lui-même. Un corps de doctrine juridique apparaît soutenu par des jurisconsultes et deux Codes : Théodosien en 438 et Justinien en 539. Encyclopédisme et universalisme se confortent mutuellement, ce qui fait apparaître d'authentiques patriotes. De diverses ethnies tu a fabriqué une seule patrie fait déclarer à Rome le poète Rutilius Namatianus (De reditu suo, v. 63).
En 392 l'universalisme chrétien s'ajoute à l'universalisme romain avec la proclamation de la religion chrétienne comme religion d'État à la place du paganisme, car l'époque est incapable d'imaginer un État sans religion. Ce serait immoral et c'est pourquoi le judaïsme est reconnu comme la seule religio licita, le paganisme étant désormais une erreur. En cas de trouble dû au phénomène religieux, l'État peut intervenir pour rétablir la paix dont il est responsable. Or pendant et après la chute de l'Empire romain d'Occident, les hérésies se multiplient, tandis que les royaumes barbares prennent la succession de l'État romain et le maintiennent. C'est le cas du Royaume des Francs.
Clovis, en choisissant par son baptême à Reims en 499 l'orthodoxie catholique aux dépens de l'hérésie d'Arius, refuse un système politique chrétien totalitaire dans lequel le roi serait chef d'État et chef d'Église à la fois. L'État et l'Église restent donc distincts. De plus, il généralise le droit romain dans son royaume en y promulguant un abrégé de droit romain, le Bréviaire d'Alaric, qui perpétua les principes de l'humanisme romain jusqu'au Code civil de 1804, qui lui emprunta sinon sa lettre du moins son esprit. La continuité de l'État est assurée par les fonctionnaires. Le magister officiorum, sorte de Premier ministre de feu l'empereur, est continué par le major domus, le maire du palais. En revanche les Germaniques non encore christianisés, considérant que leur roi-prêtre est abandonné par les dieux si leurs femmes avortent et si les moissons ont versé, l'assassinent pour le remplacer par un autre. Onze princes mérovingiens ont ainsi disparu.

Le roi et la nation
Pour rendre l'État et le roi légitimes, l'Église inventa alors le sacre royal pour la première fois en 754. Oint par Dieu, le roi devint alors une personne intouchable, imbibée de sacralité. Depuis 792, date de la dernière tentative de régicide et qui plus est de parricide, par Pépin le Bossu sur la personne de son père Charlemagne, aucune tentative de meurtre sur la personne du roi n'eut lieu jusqu'en 1589. Il fallut les guerres de religion et l'anti-protestantisme pour qu'un dominicain, Jacques Clément, poignarde Henri III.
Dans aucun autre royaume européen où le sacre fut introduit, il n'y créa une telle immunité pour la personne royale. Seul le roi de France put se promener sans garde personnelle au milieu de ses sujets, au risque d'être bousculé et de se faire écraser les pieds lorsque, tel Louis IX, il distribuait des aumônes ou se faisait insulter par une vieille femme le traitant de roi de moines . Le roi a donc constamment le contact avec le peuple. Sa faveur et sa popularité sont tels que lorsqu'il voulut, avec Philippe le Bel, instaurer les états généraux pour voter des impôts, les électeurs répliquèrent à leurs députés qu'ils ne les avaient pas envoyés à Paris pour leur prendre leur argent mais pour soutenir le roi. Alors que depuis 1214, les Anglais n'avaient de cesse de contrôler eux-mêmes en tant que députés le vote de leurs impôts... Le système représentatif, et plus tard parlementaire à l'anglaise, n'a jamais marché en France, comme Louis XVIII et Louis-Philippe en firent l'amère expérience. Populaire, le roi est censé corriger les injustices. Le refrain le roi saura court encore à travers les cahiers de doléances en 1789.
Il faut dire que ce prestige avait éclaté grâce à trois improbables victoires qui eurent lieu en 1213-1214. La défaite de Pierre III d'Aragon à Muret empêcha la partie occitane du royaume de passer à l'Espagne, de même la victoire de La Roche-aux-Moines enleva l'Ouest au roi d'Angleterre, et le succès de Bouvines, le Nord à l'Empire romain germanique. Victoires sur trois fronts d'autant plus étonnantes qu'elle furent presque simultanées. Bouvines provoqua pour la première fois une vague de manifestations populaires tout le long de la route jusqu'à Paris.
L'État, détruit par les premiers capétiens entre 888 et 1030, venait d'être relancé et rassemblait de nouveau les vassaux dispersés. Il crée littéralement la nation grâce à la légitimité par le sacre comme le prouve celui de Charles VII en 1429, à Reims grâce à Jeanne d'Arc, en pleine guerre civile. La force d'une identité religieuse incarnée dans le roi est telle que malgré, ou à cause du traumatisme dû à l'exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793, l'opinion française lui a cherché des remplaçants sous la forme du vieillard sauveur à la place de ce gamin décapité à 39 ans. Songeons aux pleins pouvoirs confiés à Adolphe Thiers à 74 ans, à Georges Clémenceau à 76 ans, à Philippe Pétain à 84 ans, à Charles de Gaulle à 68 ans. C'est l'obscure recherche d'une légitimité incarnée que ce dernier a su expliciter par l'élection au suffrage universel du président de la République. Les Français sont d'incurables monarchistes.

Universaliste
L'État légitimé par le sacre ou le suffrage universel s'est voulu, de par l'héritage de la Rome des consuls et des martyrs, universaliste. L'idéal de chrétienté apparu dès 409 cherche à faire coïncider la loi civile avec la loi religieuse malgré les innombrables résistances de chrétiens rétifs. L'empereur Louis le Pieux fit inscrire sur ses deniers, seul vecteur publicitaire de l'époque, Respublica christiana, État chrétien. Par le concile d'Aix de 817, il donna à la prière une dimension universelle en généralisant la règle bénédictine dans tous les monastères. Contrairement à son père qui refusait de faire évangéliser les Vikings, il revient à une politique de la mission, libre de l'influence de l'État. Il assuma ainsi le risque de l'échec lorsqu'il laissa les premiers missionnaires s'aventurer seuls au Danemark et en Suède. Cette notion de liberté chrétienne fut développée par tous les grands évêques de l'époque carolingienne. Deux exemples suffisent : Jonas, évêque d'Orléans en 830, plaide pour la liberté du consentement des époux dans le mariage. Claude, évêque de Turin vers 828, estime que l'égalité de nature entre tous les êtres humains implique que l'esclavage n'est pas compatible avec le christianisme.
Cet universalisme change le sens géographique du terme Europe en une signification de civilisation. Les hommes de Charles Martel à Poitiers en 732 sont appelés Européens par les chrétiens espagnols. Charlemagne est qualifié de Père de l'Europe par les Irlandais. Les abbés de Cluny centralisent cette Europe depuis le Tage jusqu'à la Vistule : 1450 prieurés sont sous les ordres de l'unique abbé de l'ordre celui de Cluny. De même les 640 abbés cisterciens se réunissent chaque année en chapitre. C'est la première assemblée démocratique européenne digne de ce nom. En 1200 est fondée à Paris l'Universitas magistrorum et scholariorum, innovation considérable dotée de trois autonomies : 10.000 étudiants sur 200.000 habitants, avec 75% du corps enseignant extérieur au Royaume de France. Cette ouverture à l'autre culmine avec l'appel au roi saint Louis pour trois arbitrages internationaux, les premiers du genre.
Avec la crise de la chrétienté médiévale, l'universalisme connaît une forte éclipse, mais le relais et la succession en sont pris au XVIIIe siècle par la laïcisation des valeurs universalistes de la chrétienté. L'esprit des Lumières lui emprunte, sans le dire, ses valeurs. Le vocable de l'Être suprême, si cher à Robespierre, se trouve dans les sermons de Bossuet. Les termes de liberté, égalité, fraternité (il dit plutôt charité) sont dans les ouvrages de Fénelon. Pour les libertés politiques, sociales et économiques on pourrait faire la même analyse. Les propos de Condorcet sur l'esclavage poussent jusqu'au bout l'analyse de Claude de Turin. Bref les valeurs de la laïcité sont celles d'une fille naturelle du catholicisme, des valeurs chrétiennes décapitées du Christ, comme on s'en apercevra avec la rupture de la constitution civile du clergé. Mais avant 1791, catholicisme et déisme sont en état de tolérance. Cela se vérifie dans l'unanimisme de la fête de la Fédération le14 juillet 1790 où chaque délégation affirme librement son acceptation d'être française.
Logiquement la Révolution française prend la succession de l'universalisme catholique en faisant de la France la Grande Nation libératrice des peuples opprimés, répandant les droits de l'homme et le Code civil à travers l'Europe. Un idéal expansionniste et impérialiste aboutit à l'échec napoléonien. Même si la IIe République refuse d'être guerrière, la propagande républicaine n'en présente pas moins la France comme la lumière qui éclaire le monde dans un messianisme laïcisé. Cependant l'esprit chrétien universaliste ne faiblit pas. Au XIXe siècle, pour 600 millions de chrétiens dont 40 millions de Français, 75% des missionnaires catholiques dans le monde sont français. En même temps l'idée européenne est lancée : les États-Unis d'Europe, dit Ernest Renan, la communauté européenne, lance le prix Nobel de la Paix Aristide Briand à Genève en 1929, pour connaître avec les Pères fondateurs le lancement de l'Europe des Six en 1949 dans un esprit incontestablement chrétien. Au total la tendance universaliste d'un État qui a créé la nation n'a pas disparu malgré la tendance particulariste qui l'a contrarié.

II- LA TENDANCE PARTICULARISTE
La tendance particulariste de l'identité française apparaît par refus de la précédente et par désir de la dominer. Philippe le Bel, en faisant arrêter le pape Boniface VIII par Guillaume de Nogaret, a enclenché ce que les Romains appelèrent la captivité de Babylone et les Français la papauté d'Avignon (1309-1403). Cette mainmise des rois de France sur la papauté, outre le trouble qu'elle provoqua dans les esprits quand il y eut jusqu'à trois papes à la fois, vit naître un refus de l'autorité pontificale à l'intérieur du royaume de France sous la forme du gallicanisme qui visait à faire passer l'Église de France sous la direction du roi (Pragmatique Sanction de Bourges). Le conflit fut incomplètement résolu par le Concordat de 1516 qui n'en laissait pas moins la nomination des évêques au roi. Puis François Ier, en prétendant être élu empereur germanique, s'en prit à une autre forme d'universalisme, mais il échoua.
Ce particularisme du royaume de France apparut encore plus nettement avec le refus du roi Très Chrétien d'enregistrer le concile de Trente clos en 1565. Henri III s'opposa au décret Tametsi parce qu'il rendait obligatoire le libre consentement des époux au mariage et non celui des parents. Il fallut attendre la régence de Marie de Médicis en 1615 pour que le concile de Trente finisse par être appliqué. Quant aux guerres de religion qui ensanglantèrent le royaume, elles se terminèrent par l'édit de Nantes de 1598 qui instaura non sans mal la tolérance.
Là encore le royaume de France ne se comporte pas comme l'Angleterre ou l'Empire. En 1685 Louis XIV révoque l'édit de Nantes avec, sur le moment, l'approbation de toute l'opinion. À Rome, l'ambassade française au palais Farnèse s'illumine d'un brillant feu d'artifice, mais le palais pontifical, le Latran, reste silencieux. Et pour cause, la papauté vient non seulement de subir l'humiliation de l'affaire de la régale mais surtout la réaffirmation de l'insoumission de l'Église de France par la proclamation de la déclaration des Quatre Articles, manifeste des libertés gallicanes.
Cet absolutisme, ignorant la dimension universelle du catholicisme, s'accentue avec la centralisation de l'État. La continuité est totale entre la création des intendants par Louis XIII, leur renforcement par Louis XIV (l'intendant est le roi présent en la province), les représentants en mission de la Convention et les préfets de Napoléon. La politique du pré carré laisse partout la marque de l'État. Lorsque Lille est annexée en 1668, le tisserand Chavatte proteste car il ne veut pas obéir à un roi qui tient tête au pape. À Douai, les habitants protestent parce que l'intendant fait retourner les toits d'un quart de tour à la française . Strasbourg, occupée en 1681, perd son indépendance mais finit par se sentir française avec le maintien de l'édit de Nantes. En 1815, lorsque les Allemands de la rive gauche du Rhin sont obligés de choisir leur statut, Karl Marx né à Trèves choisit le vainqueur, la Prusse, mais les familles de Jacques Offenbach et Gustave Eiffel, émigrent pour garder la nationalité française. En 1871, 500.000 Alsaciens-Lorrains quittent leur pays dans le même but. S'affirme ainsi une caractéristique fondamentale de l'identité française, la volonté de faire partie d'un ensemble de valeurs partagées sur un même territoire, un choix personnel.

Nationalisme
Il est vrai qu'entre temps, la Révolution et l'Empire ont déclenché les nationalismes européens et donc renforcé le particularisme français. L'affaire Boulanger (1889-1891) voit symboliquement et charnellement le nationalisme, idée de gauche, passer à droite, à travers les amours tragiques d'un général républicain, Georges Boulanger, et d'une comtesse catholique, Marguerite de Bonnemains. Elle annonce déjà l'Union sacrée de 1914, renforcée qu'elle est par les ouvrages de Maurice Barrès (la Terre et les Morts) et par les cérémonies du XIVe centenaire du baptême de Clovis en 1896.
Ulcérés d'être accusés par les anticléricaux d'être de mauvais citoyens parce qu'ils obéissent à Rome plutôt qu'à la mère patrie, les catholiques passent au nationalisme. Par un grossier anachronisme, le baptême de Clovis devient le baptême de la France. Le triomphe de la laïcité avec la séparation des Églises et de l'État en 1905 fut alors masqué par l'exaltation de la grandeur de la France, l'édification de l'Empire, l'animosité envers la perfide Albion et la haine du Boche. Un véritable mélange instable de France universelle et de France seule. On retrouve ici le ton de certain pamphlétaire du temps de Louis XIV, la France, peuple élu. Le mouvement de l'Action française fondée en 1900 va pour l'heure dans le même sens. Socialement, l'État républicain vient de refonder la nation. Sur les 23.000 officiers de l'armée française, les 8.000 nobles qui la composent ont serré les rangs. L'unanimisme de la victoire de 1918 le prouve mais il ne dura guère.
Trois hommes décorés le 14 juillet 1919, le maréchal Foch, le président du Conseil Clemenceau et le sergent Joseph Darnand symbolisent cette identité éphémère, le catholique, l'anticlérical et l'auteur du hardi coup de main qui s'empara du plan de l'offensive allemande de juillet 1918. Ce dernier tenta de convaincre les dirigeants de l'Action française de justifier leur titre en passant à l'action. Maurras, Pucheu, Daudet adressèrent à cette petite cervelle de baroudeur, assis à califourchon sur une chaise, trois discours bien sentis desquels il ressortait que le moment était mal choisi et qu'il valait mieux attendre. À quoi répondit l'intéressé : Vous êtes tous des c... On sait que son activisme le poussa jusqu'à la Milice et au peloton d'exécution. Mais son attitude est révélatrice de la crise de l'identité française exaspérée par le nationalisme et bientôt, en 1926, par la condamnation de l'Action française. Pie XI ne faisait alors que réaménager un décret de Pie X qui ne fut pas publié en janvier 1914 pour les raisons que l'on devine. Il provoqua une division profonde chez les catholiques. Or il ne faisait que réorienter l'identité française vers les exigences de l'ouverture à l'autre et non pas vers le repli sur une doctrine antichrétienne.
Cette tendance particulariste a connu son premier échec avec l'émeute du 6 février 1934 On sait comment les ligues attaquèrent le Parlement en partant de la place de la Concorde. Mais l'on oublie deux faits capitaux. D'une part, lorsque Renouvin (mort en camp de concentration) implora Maurras de descendre dans la rue avec son état-major, celui-ci refusa : Vous serez battus dit-il. D'autre part, le colonel de La Rocque, chef des Croix de Feu, avait consigné tous ses adhérents chez eux ce jour-là. Chrétien convaincu, La Rocque respectait la légitimité républicaine. Ce 6 février, le catholicisme gangrena définitivement le fascisme français. Par la suite, la tendance particulariste, la France seule ou la seule France, a constamment échoué, face aux totalitarismes, aux mouvements de libération des peuples, etc. Le général de Gaulle se plaça à la charnière des deux tendances universaliste et particulariste (le couple franco-allemand et la bombe atomique) sans que l'identité française puisse être claire dans un monde bipolaire. Il en est d'ailleurs de même aujourd'hui pour l'identité européenne qui va à la dérive, sans projet précis à l'instar de l'identité française qui ignore ses racines, oubliant les réussites qui l'ont faite.

Définir l'identité française
Le drame actuel est donc d'abord celui de l'ignorance. Les Français ne savent pas qui ils sont et d'où ils viennent. Lorsque Saint-Exupéry stigmatisait le Front populaire réexpédiant les Polonais en chemin de fer en s'exclamant : C'est Mozart qu'on assassine , il rappelait une constante de l'histoire de France. En 1848, Paris était, comme au XVIIIe siècle, une ville cosmopolite où se croisaient Frédéric Chopin, Henri Heine, Karl Marx et le général San Martin. La tendance de fond est une capacité à faire, comme Rome, de plusieurs ethnies une seule patrie . La tendance universaliste, romaine, catholique, laïque, est structurée par le plus ancien État du monde, apparu au IIe siècle, après celui de la Chine, avant celui du Japon. Cet État a créé la nation avant même la guerre de Cent Ans.
L'Église, unie à l'État en 392, lui fut postérieure. Elle n'a donc pu faire triompher complètement sa mission d'ouverture à l'autre qu'au cours de brillantes réussites, interrompues par une volonté de puissance qui tourna au particularisme anti-romain, anti-impérial, anti-clérical et finalement anti-chrétien lors de la Révolution.
L'identité française est donc le lieu d'un combat entre ces deux tendances. Pour avoir sauvé l'État par le sacre, l'Église est devenue un enjeu de pouvoir à posséder, en même temps qu'un modèle à suivre. La notion de pouvoir légitime et pas seulement légal, dont Charles de Gaulle joua habilement aux dépens de Philippe Pétain et d'un quarteron de généraux en avril 1961, reste le cœur de l'identité française. Le pouvoir est légitime parce qu'omnis potestas a Deo mais aussi parce qu'il est reconnu par tous. Les deux tendances se rejoignent ici au sens où les Français vibrent aussi bien au souvenir du sacre de Reims qu'au rappel de la Fédération du 14 juillet 1790, comme le disait si bien l'historien médiéviste Marc Bloch, mort pour la France le 2 mai 1944 à Cours (Rhône).

M. R.

*Professeur émérite des universités. A publié notamment chez Fayard les Racines de l'Europe (2003), Clovis (1986). Dernier ouvrage paru : Attila, La violence nomade (2009).

© Liberté politique n° 48, printemps 2010. Pour lire la version intégrale, avec l'appareil de notes et les graphiques, se reporter à la version papier.

 

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