" IL PARAIT EVIDENT que le conte n’est pas réaliste ; et pourtant, il nous dévoile ce qui est au cœur de la réalité. " Cette affirmation de l’écrivain Clive Staple Lewis trouve une force particulière avec l’œuvre la plus épique et la plus mélancolique de John Ronald Reuel Tolkien, le Seigneur des Anneaux.

Ce livre, récemment adapté au cinéma , est facilement catalogué parmi les œuvres pour adolescents " gothiques " et suscite une certaine méfiance dans le lectorat chrétien. Le nombre considérable de livres qui s’en inspirèrent – bons et moins bons – renforce cette impression. Rien n’est plus faux cependant que de rester sur cette première impression. Cette histoire s’adresse bel et bien à un monde d’adultes avec la finalité de faire comprendre le sort " eschatologique " du monde. Verlyn Flieger le note avec sérieux : " Tout comme les voyages de Gulliver de Swift, le monde imaginaire de Tolkien, avec son petit peuple, a éclipsé le sérieux de son thème, qui n’était rien de moins que la Chute, l’interpénétration du bien et du mal et la relation entre l’homme et Dieu. " Parmi les innombrables livres parus à l’occasion de la sortie du film, plusieurs ont mis l’accent sur la thématique religieuse de l’œuvre, et plus particulièrement sur son aspect catholique. C’est dire que la méprise est profonde s’il faut attendre une adaptation cinématographique pour que cette qualité soit (presque) reconnue. Gageons que nous aurons sans doute le même type de réveil tardif lorsque les Chroniques de Narnia de C.S. Lewis sortiront dans les salles obscures à la Noël 2005, et que l’on constatera qu’elles valent mieux que certains fades livres de catéchèse.

Les chrétiens auraient-ils peur de l’imaginaire ? À l’heure où une religiosité sans forme récupère les symboles chrétiens pour les faire servir à sa propre interprétation du monde et de sa relation avec Dieu, la question mérite d’être posée. À quelques décennies de distance, Tolkien ravive le débat en ramenant le lecteur aux réalités spirituelles via la faërie bien mieux que le flirt d’un certain clergé avec des artistes qui n’ont de chrétien que l’énoncé conceptuel.

Bien entendu, on ne peut être forcé d’aimer le Seigneur des Anneaux. La " faërie " est un genre littéraire particulier qui a ses émules et ses détracteurs. Une œuvre de cette ampleur ne peut cependant pas laisser indifférent. Le critique W.H. Auden déclarait : " Personne ne semble en avoir une opinion modérée : ou bien, comme moi, on y voit un chef d’œuvre, ou bien on ne peut pas le supporter. " L’œuvre de Tolkien semble ainsi soumise à la contradiction des temps. Grégory Solari, le responsable de la dynamique maison d’édition Ad Solem, souligne que pour y entrer, " il faut courber un tant soit peu notre rationalisme ". À dire le vrai, il faut accepter d’abord que notre imagination soit engourdie, puis de se faire prendre en main par un conteur qui, non seulement a un sens très profond pour la poésie et les langues anciennes mais, de surcroît, est habité par une foi profonde. C’est cette imprégnation de l’imaginaire de Tolkien par la foi chrétienne qui est décryptée avec brio dans trois livres parus à la fin 2002 et en 2003.

 

Une œuvre catholique

 

Tolkien lui-même l’affirmait : " Le Seigneur des Anneaux est une œuvre fondamentalement religieuse et catholique, inconsciemment d’abord mais consciemment quand j’en ai fait la révision. " Livre catholique parce qu’il décrit un monde que l’auteur a exploré à la lumière de la vérité, telle que les chrétiens la confessent. Didier Rance affirme que dans le Seigneur des Anneaux, sont semées toutes les " pierres d’attente " de la Révélation : nostalgie des origines, rôle central donné au choix dans toute sa radicalité, sa liberté, son sacrifice aussi car s’accompagnant toujours de la perte d’un bien. Mais le conte recèle bien d’autres allusions subtiles à la doctrine chrétienne : le sacrifice, le respect de la Création, l’Espérance, le recours à la Providence, sans compter l’exaltation de l’humilité , de la fidélité, de la famille, de l’honneur, tout autant de thèmes qui ont régulièrement valu à Tolkien de basses attaques de " fascisme latent ".

Comment Tolkien s’y est-il pris pour faire un livre catholique puisqu’on ne voit rien à première vue ? Tout simplement en enlevant toute référence à quoi que ce soit de " religieux " dans le monde qu’il a imaginé. Beau paradoxe et à bien y regarder, en enlevant les saillies religieuses, c’est toute l’histoire elle-même qui devient religieuse et symbolique. La " religion " n’est pas un élément rapporté au folklorique mais devient la substance même de l’histoire de la Terre du milieu en portant la trace de réalités qui lui sont bien supérieures. Le biographe de Tolkien répondit de façon limpide à la question :

 

Certains se sont interrogés sur les rapports entre les contes de Tolkien et son christianisme, et ont trouvé difficile à comprendre comment un fidèle catholique pouvait décrire avec une telle conviction un monde d’où Dieu est absent. Mais il n’y a aucun mystère. Le Silmarillion est l’œuvre d’un esprit profondément religieux, qui ne contredit pas le christianisme mais le complète. Aucun culte n’est rendu à Dieu dans cette légende mais Dieu est pourtant présent, plus explicitement dans le Silmarillion que dans l’œuvre qui en est sortie, le Seigneur des Anneaux. L’univers de Tolkien est gouverné par Dieu, " Unique ". En dessous de lui dans la hiérarchie, on trouve les " Valar ", les gardiens du monde, qui ne sont pas des dieux mais des puissances angéliques, elles-mêmes sacrées et soumises à Dieu. […] Tolkien donna cette forme à sa mythologie pour qu’elle paraisse étrange et lointaine, mais en même temps, qu’elle ne soit pas un mensonge. Il voulait que ces contes légendaires et mythologiques expriment son propre point de vue moral sur l’univers, et, en tant que chrétien, il ne pouvait situer ce point de vue dans le cosmos en omettant le Dieu qu’il vénérait. En même temps, pour situer ses contes dans le monde d’une façon " réaliste ", des croyances explicitement chrétiennes auraient perdu toute couleur. Ainsi Dieu est présent dans l’univers de Tolkien, mais il reste hors de vue .

 

Le souci de réalisme faisait rejeter à Tolkien la conception d’histoires comme le cycle arthurien. Comme il l’expliquait lui même, la féerie est trop somptueuse, fantastique, incohérente, répétitive et intègre explicitement la religion chrétienne, ce qui lui semblait funeste. Il ajoutait que le mythe et le conte de fée doivent, comme tous les arts, " refléter et contenir en leur solution des éléments de vérité (ou d’erreur) d’ordre moral et religieux, mais pas explicitement, pas sous la forme connue du monde “réel primaire” ".

Catholique ? " C’est parce que c’est comme ça que marche le monde aux yeux de Tolkien " renchérit Orson Scott Card, fameux ¾ et très bon ¾ auteur de science-fiction, tandis qu’Irène Fernandez ajoute avec force que " dans le Seigneur des Anneaux, la perspective chrétienne est essentielle, qu’on y adhère ou non, et on ne peut l’ignorer qu’au prix d’un grave appauvrissement de la lecture ". Le catholicisme ne saute donc pas aux yeux, n’est pas voyant mais il est la graine cachée qui donne ce parfum très vivifiant au conte.

 

La liberté du choix face au Mal et le devoir de résistance

 

Le genre que Tolkien créa fut si nouveau qu’on lui fit fréquemment le reproche d’inciter à échapper à la réalité. Curieux reproche à l’encontre d’une œuvre de fiction. En fait, Tolkien vise les réalités supérieures spirituelles, pas les réalités formelles et matérielles, d’où l’incompréhension. Pour ne prendre qu’un exemple, les monstres qui peuplent les pages du Seigneur des Anneaux démontrent que leur dénaturation est le fruit du mauvais usage de leur liberté alors que " nul n’est mauvais au départ ". On ne naît pas monstre, on le devient. C’est l’usage de la liberté qui fait croître ou décroître le mal dans le cœur des êtres vivants doués de raison. Le libre choix de l’individu sous-tend le conte de Tolkien de bout en bout. Il n’y a nulle prédestination, nuls pouvoirs magiques innés. L’auteur ne présente pas de séparation tranchée entre les " bons " et les " méchants ", entre le Mal et le Bien, sorte de nominalisme romanesque qui rejetterait toute nuance, tout développement de la psychologie des êtres, tout travail de la grâce également, dirions-nous dans un langage plus chrétien. Le Bien et le Mal sont décrits comme des valeurs universelles permanentes que l’esprit peut aborder naturellement. Le Mal décrit est le fruit d’un orgueil démesuré qui ronge les esprits et les corps de ceux qui tombent sous le pouvoir de l’Anneau jusqu’à les rendre ombres d’eux-mêmes (Nazgûls), désincarnés (Sauron), dénaturés (Gollum/Sméagol). En résumé, des monstres.

Par opposition, ceux qui ont en commun la volonté de résistance à cette dégradation, cette désincarnation, manifestent leur libre choix en s’incarnant le plus possible dans une réalité qu’ils ne peuvent fuir. Le Seigneur des Anneaux est le récit d’une guerre qui s’impose à tous, même aux plus pacifiques, comme Frodon qui souhaitait que " tout ceci ne soit pas arrivé à notre époque ". Les personnages du conte ont des failles, des défauts, des états d’âme, des difficultés à aller de l’avant, et cela les rend éminemment proche de nous. Certains commentateurs, analysant mal son goût pour les légendes nordiques, et trompés par la guerre permanente qui se déroule dans le Seigneur des Anneaux, ont reproché à Tolkien un " fascisme " latent . C’était mal comprendre le tempérament profondément pacifique de l’auteur qui affirme que la présence du mal ne peut réduire le choix d’une vie à une simple neutralité. Le mal n’engendre que résistance ou domination. L’engagement résigné des hobbits vers la guerre est la seule solution tenable. " Il n’y a qu’une chose à faire, résister, avec ou sans espoir " fera dire Tolkien à l’elfe Elrond. Cette liberté de choix des protagonistes engendre une responsabilité et un courage obscur. Tout le conte de Tolkien s’inspire du principe selon lequel des valeurs fondamentales vaillent que l’on y sacrifie sa vie. Dès lors, on peut comprendre que la grande force des affirmations morales du Seigneur des Anneaux puisse troubler ceux pour qui le relativisme est un mode de pensée naturel.

Cette affirmation de valeurs " désuètes " fut ¾ là encore ¾ reprochée à Tolkien mais fit en même temps le succès considérable de son livre. Et c’est ce qui en fait également un livre universel (catholique), car pouvant être compris par tous. Nul besoin dès lors de faire référence à un culte ou une liturgie. Le père Schall dira : " On croit lire un livre et on lit sa propre histoire " et C.S. Lewis ajoutera que si nous échappons à quelque chose en entrant dans le monde de Tolkien, " c’est surtout aux illusions de notre vie habituelle ". Le conte n’est pas une invitation à déserter les devoirs de la vie réelle, mais une voie de réappropriation et d’enracinement dans notre univers, via celui de la Terre du Milieu.

 

Une réflexion sur la domination et l’autorité

 

À rebours de ce que l’on pourrait penser de prime abord par le titre de l’œuvre, le Seigneur des Anneaux est une quête à la renonciation du pouvoir (vu comme domination d’autrui) et de la restauration de l’autorité, non pas vue sous l’angle policier, mais sous celui de la conséquence d’une vertu de force. L’originalité de l’histoire est que les adversaires ne se disputent pas le pouvoir. Les uns le cherchent, les autres veulent y renoncer. Les protagonistes sont dans l’entière liberté du choix qui porte sur cette renonciation. Nous l’avons vu, Tolkien insiste continuellement sur le respect de cette liberté. Ce respect est inconcevable pour la partie adverse qui mise sur la contrainte et l’esclavage sans envisager que l’on renonce au pouvoir. Irène Fernandez remarque avec pertinence que Tolkien se place ainsi dans la tradition spirituelle qui veut que le bien connaît le mal alors que le mal ne comprend rien au bien. La liberté de choix de ceux qui veulent le détruire ira jusqu’à refuser d’utiliser l’Anneau pour imposer le bien. " Le seul désir de l’Anneau corrompt le cœur " déclarera l’elfe Elrond. Dans la guerre du Seigneur des Anneaux, le risque majeur n’est pas que le monde libre soit vaincu, c’est que nous soyons corrompus, déshumanisés et dégradés par le conflit lui-même, notamment par les moyens utilisés pour remporter la victoire. Une réflexion qui a décidément des échos biens contemporains.

 

Un chant de délivrance et d’espérance

 

L’heureuse fin du conte ne baigne pas dans un happy end béat mais dans un apparent univers de mort. La volonté de l’auteur est de remettre le monde en marche, vers une attente, vers cette espérance sourde qui devait baigner tous les peuples d’avant la Révélation. L’" eucatastrophe ", selon son expression, est une fin heureuse d’une histoire qui ne nie ni la douleur, ni la défaite. Tolkien le reconnaît lui-même : " Étant chrétien, et plus est catholique romain, je ne puis considérer l’histoire autrement que comme une longue défaite quoiqu’elle puisse contenir certains exemples de victoire finale. "

Le Seigneur des Anneaux est la fin d’un épisode d’une histoire qui dépasse les protagonistes. Il s’achève dans la joie de la fin de la guerre de l’Anneau, anticipatrice d’une délivrance, joie d’avoir franchi une marche dans le combat sans fin contre les ombres. L’important est que l’espérance se situe au-delà des limites des simples actions humaines, quand apparaît la possibilité d’une victoire éternelle. L’eucatastrophe témoigne de cette possibilité et refuse simplement que la défaite et la mort aient le dernier mot. Tolkien ajoute dans une de ses lettres : " Elle est – dans une certaine mesure — “evangelium” (bonne nouvelle) donnant un aperçu fugitif de la Joie, une Joie qui est au-delà de ce monde, aussi poignante que la douleur. "

Irène Fernandez écrit à ce propos qu’il n’y a rien d’aberrant à la traiter de " trace ou d’écho de l’Évangile ". Le parallèle peut surprendre mais Tolkien aimait à dire que la subcréation qui était la sienne (Dieu étant le seul Créateur) devait avoir " la consistance interne de la réalité ", c’est-à-dire exprimer la nature ou la qualité de l’univers qu’elle reflète, le royaume des cieux en un mot. Tolkien, affirme Didier Rance, a su créer un monde secondaire dans lequel se joue, d’après ses lois propres, le grand drame de la chute et de l’attente du Sauveur afin de susciter chez le lecteur une prédisposition de l’âme à l’annonce de l’Évangile. La consolation spirituelle que procure la faërie tolkienienne n’est pas liée à une " bonne fin ", mais à l’espérance allumée dans le cœur du lecteur.

 

La Providence en filigrane

 

Tolkien a émaillé son récit de propos laissant à penser que la quête entreprise n’est pas l’effet d’un hasard que l’auteur réfute. La maîtrise narrative d’un récit complexe comme le Seigneur des Anneaux permet d’ailleurs de démontrer l’entrelacement de la solidarité de fait et de la volonté qui animent les personnages. Cependant, Tolkien ne désigne jamais l’auteur qui ordonne les choses. Il fait un constat sans aller au-delà car au temps de l’action du Seigneur des Anneaux, il n’y a pas eu de Révélation. Irène Fernandez démontre avec brio que toute l’action de cette Providence – appelons-là ainsi – apparaît en résumé intense dans l’échec de Frodon à détruire l’Anneau et cette scène extraordinaire et dense où Gollum s’en empare avant de chuter dans le gouffre de la Montagne du Destin.

Tous les motifs patiemment tissés dans le conte se rejoignent : providence, liberté, miséricorde et solidarité. La quête réussit alors que Frodon est anéanti par la fatigue et la charge de l’Anneau. Il est dans une situation qui le dépasse, qui réduit ses capacités de résistance et le réduit à rien. Sa défaillance ultime nous le rend très proche, loin du cliché de l’inaltérable héros que l’on ne trouve, selon Tolkien " que dans des histoires où on ne se soucie pas de la vraisemblance morale et psychologique ". Cependant, il est allé " aussi loin que sa force d’âme et de corps le lui permettait ". Sa quête l’a conduit à mettre l’Anneau en condition de destructibilité. L’acte final ne lui appartenait plus mais à Gollum, dont Frodon a refusé à deux reprises qu’on le tue alors qu’il n’est qu’un être criminel. La compassion qu’il a montrée tout au long de la quête débouche sur un succès de cette dernière malgré un échec personnel.

 

Évangélisateur par le réenchantement du monde

 

Témoigner de l’Évangile sans en dire un mot, intégrer une vision chrétienne sans y faire directement référence, voici un tour de force singulier. Tolkien, comme le lui a dit un correspondant, a créé " un monde où une sorte de foi semble partout présente sans qu’on en voie la source, comme une lumière qui viendrait d’une lampe invisible ". Cette affirmation recoupe celle de C.S. Lewis : " On n’abandonne pas la réalité, on la redécouvre. " Mais une réalité vue sous le prisme de la mythologie. L’histoire ou le conte font partie de la même réalité chez Tolkien car l’imaginaire n’est qu’une conséquence du don de " sous-création " donné à l’Homme par Dieu .

L’auteur se défendait ainsi : " Abusus non tollit usum, l’abus n’enlève pas l’usage. La Fantaisie demeure un droit humain : nous créons dans cette mesure et à notre manière dérivée, parce que nous sommes créés à l’image et à la ressemblance d’un Créateur. " Pour Tolkien, " Dieu est le seigneur des anges, des hommes et des elfes " et, ajoutons, de toutes les créatures qui sortent de l’imaginaire. Le créateur de la Terre du Milieu étendait ainsi très loin le Royaume de Dieu.

Non sans une certaine logique, d’ailleurs, il se considérait plus comme l’explorateur d’un monde que comme son créateur. Son but fut donc bel et bien de réévangéliser l’imagination. Pour lui, il n’y a pas que les fausses idées pour éloigner l’homme de la vérité. Il y a aussi l’imagination pervertie, profanée, défigurée par le biais de la littérature, l’industrialisation, la machine et la technique inhumaine, et plus profondément par ce mal et cet orgueil qui atteignent en tout premier ce qu’il y a de plus fragile en l’homme et ce qui doit être préservé en priorité : l’enfance.

Le père Louis Bouyer écrivait à George Daix :

 

Tolkien a créé ses légendes et ses mythes à partir de thèmes très élémentaires et communs à toutes les civilisations anciennes, en particulier scandinaves et celtiques. Il est très frappant de voir que chez des garçons et des filles d’aujourd’hui, que la civilisation moderne rebutait en raison de son rationalisme, il est arrivé à éveiller une sympathie pour une vision du monde et de la vie foncièrement chrétienne puisque telle était la vision du monde qu’il exprimait de façon indirecte mais très efficacement dans son œuvre.

 

Pour Michaël Devaux, Tolkien permet de penser le rapport d’un chrétien au mythe, d’apprécier son dépassement par l’Évangile. Il fait retrouver à l’imaginaire sa verticalité transcendante. N’a t-il pas réussi ainsi à faire recouvrer la foi à son ami C.S. Lewis, en 1931, en lui affirmant que l’Évangile était un mythe, un conte comme tous les autres à l’exception notoire qu’il était devenu réel par la grâce de l’Incarnation ? Didier Rance souligne que cette approche peut surprendre le chrétien d’aujourd’hui, plus sensible (trop sensible peut-être) aux dimensions historiques de sa foi qu’aux dimensions " mythologiques ", plus attentif à la dimension existentielle de la réalité qu’à sa dimension essentielle. Pourtant, martèle-t-il encore, " rappelons-nous Dies Iræ, Dies Illæ, saint Bernard chez Dante. Tolkien rétablit la dimension verticale dans une foi contemporaine souvent menacée par l’horizontalisme ". Pour Irène Fernandez, qui souligne que la démythisation ne mène qu’à l’inanition, " son rejet du monde mécanique n’est pas seulement viscéral mais philosophique, et son recours à la “faërie” n’est pas une capitulation de l’intellect. Il n’est pas fondé sur un panthéisme fumeux, mais sur un refus explicite du positivisme qui imprègne notre culture et qui dénie toute valeur à l’imagination ".

 

Il faut donc remercier tous les auteurs qui aident à la redécouverte de cette dimension de Tolkien. Le lire c’est non seulement participer à une " intensification de l’être ", mais également apprendre à se prémunir de ce qui risque de nous arriver demain si nous n’y prenons pas garde. Le père Louis Bouyer relève que Tolkien a montré ce qui devait se manifester dans la littérature féérique des chrétiens : préparer, anticiper en quelque mesure cette transfiguration de toutes choses qui constitue l’objet suprême de l’espérance chrétienne . Laissons le mot de la conclusion à Verlyn Flieger :

 

À une époque où l’on se méfie des mythes quand bien même on en reste très friand, la fantasy de Tolkien s’adresse au cœur plutôt qu’à l’esprit, contournant l’intelligence rationnelle en faveur de l’intuition et de l’imagination. Il se peut que sa mythologie fictive, excroissante aussi bien qu’expression de la théologie spéculative occidentale, serve à indiquer un chemin qui nous permette plus facilement, comme le dit T.S. Eliot, " d’arriver là d’où nous étions partis / Et de savoir le lieu pour la première fois ".

 

 

 

L. M.