L'INFILTRATION DE " L'ART CONTEMPORAIN " dans l'Église est un phénomène à la fois méconnu et sous estimé. Méconnu parce que les chrétiens se sont désintéressés des problèmes artistiques après l'époque du Père Couturier, et parce qu'ils abordent volontiers la scène artistique selon la dialectique complètement dépassée art figuratif/art abstrait : d'autres pensent naïvement avoir affaire à des querelles de goût, donc futiles.
Hommes de bonne volonté, désireux de s'ouvrir à une modernité artistique qu'ils connaissent mal, mais faisant confiance, beaucoup de responsables d'Église se sont réjouis de voir les autorités culturelles officielles leur proposer de collaborer... Certains ont alors déployé un zèle intempestif.
Cet art qu'on dit " contemporain "
Car cet Art qu'on dit contemporain se réclame essentiellement de la rupture engagée au début du XXe siècle par Marcel Duchamp et le mouvement Dada. C'est un art conceptuel ; la beauté n'est pas son objet : l'artiste dévalorise l'ouvrage de la main pour travailler d'abord avec des idées. Ce courant marginal de l'art moderne est devenu dominant à partir de 1960 puis il s'internationalise avant de recevoir le soutien de l'État : dans les années 80 il devient un art officiel. Il règne en maître dans les musées et centres d'art, les écoles des Beaux-Arts, les grandes expositions contemporaines, etc. L'Art contemporain est boulimique car conceptuel : tout peut lui fournir prétexte à idées, à penser ; il entend mettre toute discipline à contribution, depuis la BD jusqu'à la médecine en passant par la sémantique, la philosophie, et bien sûr la théologie et le sacré. Aujourd'hui, fabriquer des bombes, inventer une drogue, ouvrir un restaurant, réaliser une course d'obstacles, des " pièges pour enfants " ou... accomplir des sacrifices : c'est de l'Art contemporain .
A priori, qu'un artiste travaille avec des idées peut sembler relever d'un idéal néoplatonicien. Mais dès le début, cet art du concept a réduit la pensée à sa fonction critique qui est devenue en elle-même, par elle même, pour elle même, la fonction la plus haute de l'esprit. La provocation, le détournement, la dérision ont été les outils d'une école artistique dont le but n'était pas l'élan vers la transcendance mais son refus, pas la recherche d'une harmonie mais celle d'une déstabilisation générale de la société.
Il y a donc eu en art un schisme entre les tenants d'une " modernité naturelle ", (celle qui résulte de la croissance bimillénaire de l'art et de la pensée), et les adeptes de la modernité officielle, fondée sur la notion de rupture qui est à la vie artistique ce que la Révolution permanente est à la vie sociale.
Et si l'Art contemporain, qu'on peut définir comme une instrumentalisation de l'art à des fins de subversion, n'a pas le monopole de cette déstabilisation, il a été, et reste, un laboratoire où s'expérimente et se diffuse, sous couvert d'art et de culture, la nécrose de la pensée par son hypertrophie et celle de la sensibilité par le déchaînement du pulsionnel. Car pour déstabiliser les mentalités, l'Art contemporain ne dédaigne pas de recourir aussi aux forces obscures. Cette modernité officielle est donc autant agressive que régressive.
Liberté politique a déjà évoqué ces deux modalités de subversions . Rappelons pour mémoire comment l'Église de France s'est laissée piégée dans la tourmente de la modernité artistique officielle qui a su s'infiltrer dans les sanctuaires pour afficher ses deux visages : agressif quand les plasticiens François Loriot et Chantal Melia narguent un saint guérisseur dans l'église Notre-Dame-des-Gardes en installant sur sa châsse des fioles d'antibiotiques pour moquer le miracle. Régressif avec des œuvres à connotations sexuelles (Haring) ou qui confondent eschatologie et scatologie (la Machine à baptiser de l'église Saint-Sulpice de Paris où des écoulements de résine représentent le " sperme du Créateur ").
Or l'Art contemporain peut employer des moyens plus feutrés. L'intervention de l'artiste John M. Armleder dans la chapelle du Souvenir de l'église parisienne de Saint-Eustache, paraît à première vue fort bénigne, ni agressive ni régressive. Mais l'analyse de la brochure qui lui est consacrée (novembre 2000, disponible dans l'église, toutes les pages citées ici y renvoient), trahit un remarquable exercice de déstabilisation selon une nouvelle modalité : la subversion par le vide.
Un curé, un charcutier et une chapelle
L'œuvre est une commande de l'association du Souvenir de la Charcuterie française et du Père Gérard Bénéteau, curé de l'église Saint-Eustache (de 1993 à 2000) réalisée dans le cadre du programme de la Fondation de France. Elle est située dans le déambulatoire côté sud de l'église où est célébrée la messe annuelle dite à la mémoire des charcutiers disparus au cours de l'année écoulée. (Nous sommes en présence de la survivance d'une tradition d'origine médiévale, quand les corporations utilisaient et entretenaient une chapelle pour leur vie tant communautaire que spirituelle.) En 1989 un incendie criminel détruisit l'autel et les boiseries de sa partie inférieure. Pendant 11 ans la chapelle reste en l'état puis intervient la commande.
Quatre acteurs sont en scène : l'artiste, le président de l'association des charcutiers, le curé et la Fondation de France. Qui est véritablement l'inspirateur de la commande ? Vu l'extrême densité spirituelle de l'œuvre que produira Armleder il est important de rendre à César ce qui lui revient. Principal protagoniste, le président du Souvenir de la Charcuterie française, M. Bégat, avoue franchement être " assez étranger à l'art d'aujourd'hui " (p. 24) mais le curé, Gérard Bénéteau, est présenté comme " profondément engagé dans le soutien à la création contemporaine " et comme ayant " fortement contribué au renouveau artistique de sa paroisse " (p. 12). Le Père se réjouit d'" une démarche qui s'inscrivait parfaitement dans l'esprit de celle des nouveaux commanditaires ", même s'il reconnaît plus loin que M. H. Bégat s'est " rallié " au projet : curieuse conception de l'enthousiasme artistique. On a nettement l'impression que M. le curé sait y faire pour emporter l'adhésion... Prudent, le président Bégat ne cache pas que c'est le Père Bénéteau qui " est à l'origine de cette fructueuse collaboration ", que c'est l'homme d'Église qui pris la décision d'entrer " en rapport avec la Fondation de France " parce qu'elle permet " à des associations de prendre l'initiative d'une commande passée à des artistes contemporains " (p. 24 et 25).
Bref, M. le curé de Saint-Eustache est un professionnel. La brochure ne tarit pas d'éloge sur un président qui sait se soumettre aux lumières de l'expert. " Confronté à une expression de l'art d'aujourd'hui qui lui était au départ peut-être étrangère, [le président] a fini par vaincre ses propres réticences vis-à-vis de l'art contemporain " (p. 15) Pour ne rien dire du " désir fort et volontaire des différents acteurs de la commande de propulser leurs différentes attentes vers l'avenir, en les faisant sortir loin du confort de leurs habitudes puisque chaque acteur investi dans ce projet a su faire face, si ce n'est à ses préjugés, du moins à ses stéréotypes vis-à-vis de l'art contemporain... " (p. 19). Comme on le voit, l'accueil de l'Art contemporain passe par une lutte intérieure, c'est une ascèse, dont le Père Bénéteau félicite son partenaire : " Je tiens ici à saluer l'attitude d'ouverture d'esprit de M. H. Bégat..., il devra sans doute braver l'incompréhension de certains, mais, grâce à son courage... ".
Un héros de l'Art contemporain M. le président Bégat ? Ou un pragmatique ? L'homme nous livre lui même ses motivations : " Je souscrivis immédiatement à cette possibilité de refaire enfin une chapelle laissée à l'abandon depuis plus de dix ans ", fut-ce au prix d'une œuvre dite contemporaine, c'est du bon sens. Mais il avoue tout de même que " les deux premiers projets proposés [le] choquèrent, tant par les matériaux employés que par la tristesse des œuvres ".
La Fondation de France va alors s'entremettre, Armleder arrive, " artiste de grande renommée " : exposé et primé dans le monde entier, le maître est en outre professeur dans les écoles des Beaux-Arts de Lausanne et de Braunschweig, membre de la commission fédérale helvétique des Beaux-Arts. Le président du Souvenir charcutier s'en trouve manifestement flatté. Il écrit : son étude " me sembla plus accessible ; d'une grande simplicité, basée sur le volume et les couleurs... " bref, un moindre mal après les premières propositions. Notre homme garde une vision un brin utilitaire de l'œuvre qui " mettra sans doute plus en valeur le vitrail de nos saints patrons ".
Que ce travail soit un faire-valoir des œuvres plus anciennes est d'ailleurs revendiqué par l'artiste : ses toiles " prolongent comme des "socles" les fresques attenantes elles-mêmes aux vitraux " (p. 26). À ce propos il est intéressant de noter que tout aussi modestement, l'artiste voulait dans un premier temps " restaurer la chapelle à l'identique ou ne rien y changer, car même si les éléments qui la constituaient étaient pour le moins disparates chronologiquement et stylistiquement, ils composaient néanmoins un tout cohérent, en quelque sorte validé par l'histoire " (p. 17). Un tel respect du patrimoine mérite d'être salué ! Mais le texte ajoute : " Les commanditaires à ce stade s'étaient déjà prononcés pour l'intervention d'un artiste représentant la culture contemporaine. Ils ont donc demandé à l'artiste de leur fournir une étude répondant au cahier des charges. " Bref, l'artiste doit se soumettre aux désirs des commanditaires : est-ce vraiment le Souvenir de la Charcuterie française qui imposera " l'option d'une rénovation dynamique, plutôt qu'une restauration à l'identique qui serait davantage tournée vers le passé " (p. 11) ?
Les coulures du sang du Christ et le sens des clous
Les acteurs sont donc en place, la pièce peut commencer : un curé spécialiste d'art contemporain, un partenaire et un artiste dociles, le tout avec l'assistance de la Fondation de France, une œuvre d'Art sacré contemporain va naître ! Car il s'agit bien de cela. Pour que nul n'en ignore, M. le curé rappelle p. 12 " ce que fut la mission principale des artistes du Moyen Âge, la représentation du message biblique et des acteurs de la foi ".
Qu'a donc réalisé Armleder ? " Des peintures issues en droite ligne de la continuité de son travail. " Dénommées Pour Paintings ce sont de simples coulures dont les tons, il est vrai, ne dénotent pas avec les œuvres anciennes ; de plus elles sont amovibles, une intervention relativement discrète à mettre au crédit de l'artiste. Mais que dire du commentaire de Noëllie Roussel : " Il est impossible pour le spectateur non averti de ne pas voir dans les Pour Paintings une allusion directe au sang du Christ " (p. 18) ?
Il est patent que les coulures n'ont pas de dominante rouge : nous répondrait-on, pour se tirer d'affaire, que le sang du christ est multicolore, l'allusion au sang ne tient que par la présence de ces coulures. Or celles-ci soutiennent visuellement (Armleder parle lui même de " socles ") les peintures anciennes qui ont survécu à l'incendie. En d'autre termes, (je vais employer une grossièreté pour l'Art contemporain), ces coulures ont un rôle essentiellement utilitaire, décoratif. Imagine-t-on de plaquer sur un élément décoratif un symbolisme aussi central pour la foi chrétienne que celui du sang du Christ ? Que dire de la contamination visuelle avec le mur du fond de cette chapelle qu'Armleder a laissé tel quel : on y voit les traces d'un ruissellement de pluie ayant dégouliné sur la crasse des murs ! Le sang du Christ, du moins ses symboles, encadrant, mettant en valeur, la vétusté du mur central : voilà un usage du symbolisme chrétien aussi arbitraire que désinvolte.
Autre exemple. On apprend que l'autel est disposé de manière " inconfortable " (Armleder), culte oblige. Or il est vrai que cet " autel de verre " " n'en est à proprement parler pas un "... Qu'est-ce alors ? Le mystère demeure et l'on hésite : table sainte ou présentoir emprunté au BHV voisin ?
Le sommet de la tartuferie est atteinte avec les clous (spécialement fabriqués et posés dans les lames du parquet de la chapelle, selon un quadrillage régulier, p. 30). N. Roussel y voit aussi maintes allusions, rappels d'œuvres d'artistes célèbres ou l'" écho discret d'une autre série dans la production de l'artiste, les Dot Paintings ". Que l'œuvre interroge sans cesse ses propres procédés est une injonction de l'Art contemporain. S'y soumettre sans mesure peut conduire aux tautologies les plus absurdes. On peut surtout se demander si ce va-et-vient de références en vase clos intéresse l'art chrétien. N. Roussel ajoute : " C'est par l'évolution du projet que se multiplient alors les glissements de significations pour l'artiste et pour le spectateur : les clous peuvent être interprétés également comme une autre allusion à la crucifixion " (p. 19).
Le projet initial d'Armleder était que les clous soit plantés à la verticale, habillant en quelque sorte le mur cintré qui relie les flancs de la chapelle (p. 26). Mais la législation sur les monuments historiques s'y oppose. Armleder en vient donc à l'organisation d'un cloutage au sol : il s'agit d'un " réseau, une trame régulière et symétrique à l'image des toiles à pois que je réalise souvent ". Cent vingt clous formant maillage, au sol, voilà donc ce que l'on essaye de nous servir pour symboliser la Crucifixion de Celui qui " une fois élevé attirera tout à lui ". Et pourquoi ne pas voir dans les clous de tapissier qui garnissent par dizaines les sièges de nos églises, dans ceux qui soutiennent les pancartes indiquant l'entrée ou la sortie une allusion subtile à la Crucifixion du Seigneur ?
Il faut avoir perdu tout sens de la symbolique chrétienne pour déclarer comme Armleder que le clou est " un conduit nécessaire à toute élaboration, de la peinture aux préparations de charcuterie, et au déroulement de la Passion " (p. 27) : peinture, charcuterie et Passion du Christ sur un plan d'égalité ! Les artistes chrétiens usaient de symbolique car il visaient la transcendance ; l'artiste conceptuel joue sur les mots et ne s'élève pas plus haut que l'horizon de la matérialité. Pire, cette rhétorique confisque la symbolique en l'anéantissant dans le truisme ; la discrédite en une acrobatie mentale où tous les éléments peuvent circuler et s'échanger dans tous les sens. " Rien n'existe, tout se transforme " est le credo secret de l'Art contemporain.
N. Roussel conclut : " Le réaménagement de la chapelle, commencé comme une aventure hors des limites des clichés du sens commun, s'est finalement achevée en nous rappelant également que si désormais l'œuvre d'art peut être réalisée grâce à "n'importe quoi", ce qui compte le plus c'est qu'elle s'adresse tout d'abord à "n'importe qui", c'est-à-dire à tout le monde, à nous-mêmes " (p. 19). On sait que plus un public visé est large, indistinct, plus le discours qui lui est tenu s'épuise dans des généralités, des banalités, des platitudes : n'est pas ce qui arrive à Armleder ?
Armleder, un génie métaphysique
La brochure de présentation de l'œuvre d'Armleder s'achève sur un entretien avec l'artiste qui digresse à loisir sur le très vaste champ de son inspiration. Interrogé sur " le va-et-vient " des éléments de son œuvre, Armleder répond : " Moi, je danse aussi mal que je chante. D'ailleurs, je ne chante pas. La dernière fois, le simple solfège m'a piégé. Je devais avoir sept ans tout au plus, et je devais chanter la gamme des notes le plus simplement du monde, do-ré-mi-fa-sol, ce genre de chose. Je m'appliquais à le faire en modulant mon émission et toute la classe pouffait devant le regard courroucé de la maîtresse d'école. Puni et sanglotant, mais héros du divertissement général, on ne me révéla que bien plus tard que je chantais à la même note toutes celles-ci, égalisant le registre de façon hyperminimaliste, sans m'en rendre compte le moins du monde. " Parker Williams commente (sans rire) : " Ainsi faisais-tu rire la galerie en comprimant les effets au profit de la mémoire d'un système. Comme si l'on entendait la note sans la chanter, mais en la nommant. C'est ton goût prématuré pour l'aspect conceptuel de Fluxus (NDLR : mouvement d'art conceptuel) qui s'exerçait. " Armleder continue (toujours sans rire) : " Je ne me rendais pas même compte que je chantais faux, que je ne chantais pas du tout, et je ne savais pas ce que conceptuel ou Fluxus voulait dire... " ( p. 27-28). Voici un artiste gentilhomme : tel M. Jourdain et sa prose, Armleder, enfant, faisait de l'Art contemporain sans le savoir... et c'est la marque du génie.
Le mince fascicule nous en dit plus sur le parcours de l'artiste. Armleder : " Nous habitons, Sylvie et moi, la villa du Professeur Magicus, qui fut un proche de Jacques Dalcroze, qui fut proche d'Adolphe Appia. Et si nous savons que Harry Houdini visita notre maison, et Dalcroze sans doute aussi, je n'en sais rien pour Appia. Par contre, nous savons aussi qu'Adolphe Blind... " (j'abrège la carrière de cet homme qui fit fortune dans l'éclairage public et se dédia ensuite à la magie blanche sous le nom de Professeur Magicus). Cette mention de l'illusionisme éclaire le visiteur sur les sources métaphysiques de l'artiste. Pour celui qui ne comprend pas, Armleder se fait plus précis : les auteurs véritables de son œuvre sont les incendiaires de la chapelle (p. 28). C'est par le vide destructeur que son œuvre prend sa mesure. La Croix présente dans cette chapelle sous la forme d'un faisceau lumineux manifeste sans doute moins la substance du message chrétien que son évanescence et sa relativité.
L'anémie de la pensée d'Armleder se communique d'emblée. Le clergé de Saint-Eustache a-t-il mesuré l'effet ravageur d'un geste et d'un discours aussi creux ? Prenons un étudiant, sans culture religieuse, comme c'est fréquent, mais en proie à un questionnement spirituel. Il vient et voit, il prend et lit. Se découvre à lui, derrière la verbosité et la pose des acteurs de cette commande, une inanité vertigineuse. Notre jeune chercheur de sens comprendra sans mal que derrière les chasubles, le credo, le baiser de paix ou la fragilité de l'hostie il n'y a rien, rien qu'un grand vide. Veut-on lui prouver qu'au fond, derrière les fastes d'antan ou l'escamotage de l'Art contemporain d'aujourd'hui, l'Église cache une foncière insignifiance ?
CHR. S.