L'histoire a-t-elle un sens ? Cette question, déterminante quant à notre agir collectif, est devenue l'un des ressorts de l'agir politique. D'aucuns cependant, à la suite des monstruosités communistes ou nazies, pensent qu'il faut abandonner tout questionnement relatif à l'histoire globale.
Certes, pour l'Antiquité, l'histoire ne possède aucune " direction " particulière ; la question ne se pose même pas. Mais entre l'Antiquité et nous, il y a eu la Révélation chrétienne, qui porte une vision de l'histoire dont le Christ est le centre. Et cela a tout changé.
Plutôt que de rejeter la théologie néotestamentaire de l'histoire sous prétexte que de faux prophètes (annoncés par avance ) l'ont subvertie en diverses philosophies de l'histoire, ne faudrait-il pas y revenir, justement ? La théologie occidentale en est loin. Le Catéchisme de l'Église catholique exprime le rejet de toute " falsification du Royaume à venir ", spécialement " sous la forme politique d'un messianisme sécularisé " (nos 675-676), mais que sont devenues les grandes visions de l'histoire esquissées par le Concile (par exemple en Gaudium et Spes, 20-21) ? On peut poser la question autrement : pourquoi, hormis en quelques essais marginaux, l'eschatologie — c'est-à-dire l'étude des " fins dernières " — s'est-elle cantonnée durant ces derniers siècles dans des questions relatives au salut des âmes, c'est-à-dire relatives à l'histoire exclusivement individuelle ? Ou encore : qui ose parler du sens révélé de l'histoire, lequel est éminemment le propos même du livre de l'Apocalypse, ainsi que celui de nombreux passages de Paul, sans parler de certaines ipsissima verba de Jésus lui-même ? Indubitablement, il y a un blocage. Quand et pourquoi un tel blocage s'est-il constitué ?
Le nœud augustinien
Dans le cadre d'un article, il n'est pas possible de traiter de telles questions comme il conviendrait ; on ne peut qu'aller à l'essentiel, au risque de schématiser à l'excès. Disons-le donc simplement : il y a un " avant " et un " après " saint Augustin. Il y a même, du point de vue qui nous occupe, un " premier " et un " second " saint Augustin. À l'époque du Concile, le théologien Louis Bouyer, grand connaisseur de saint Augustin, avait déjà mis en lumière ce nœud et ses conséquences ; les lignes que nous reproduisons ci-après en condensé sont extraites d'un article qu'il avait consacré au " millénarisme " . Pour le suivre, il faut d'abord se rappeler que le " millénarisme ", qui n'est guère étudié mais qui provoque toujours un mouvement irrationnel de rejet, n'a rien à voir avec l'an 1000 (ni avec l'an 2000), mais avec un passage de l'Apocalypse :
Les autres morts ne revinrent pas à la vie avant que les mille ans n'aient atteint leur fin. C'est la première résurrection. Bienheureux et saint celui qui a part à la première résurrection. Sur eux, la seconde mort n'a pas d'emprise. Au contraire, ils seront prêtres de Dieu [le Père] et du Christ et régneront avec lui mille années (Ap 20,5-6).
On le voit, les mille ans constituent le symbole d'un temps qui doit suivre la manifestation glorieuse du Christ ainsi que celle des " saints " " revenus à la vie " mille ans avant les autres . En quelque sorte, il s'agit d'un temps intermédiaire, à la fois nouveau et non encore ultime. Cette conviction est enseignée clairement par saint Paul :
En Christ, tous seront vivifiés, mais chacun à son rang propre : d'abord le " prototype " (áparkhè), le Christ, puis ceux qui appartiennent au Christ, lors de sa Venue (parousia). Puis [viendra] le terme (to telos) lorsqu'il remettra la royauté à Dieu le Père, ayant détruit toute domination, autorité et puissance. Il faut en effet qu'Il règne jusqu'à ce qu'Il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds (1Co 15,23b-25).
Le fait même que ces textes soient surprenants illustre un certain blocage ; habituellement, ils sont passés sous silence, et moins encore cités ensemble. Voici ce qu'écrivait Louis Bouyer :
Le millénarisme, écrit-il, est l'hérésie, ou la tendance hérétique... qui se représente le millenium [i.e. les mille ans] sous des traits si littéralistes que l'on retombe dans les formes de messianisme terrestre que le Christ avait rejetées. Avec lui se combine d'ordinaire la croyance que le millenium est déjà là, ou à tout le moins, est imminent... Face à ces fantaisies, il n'est pas si facile d'expliquer ce que l'auteur de l'Apocalypse a voulu exprimer par l'idée, ou plutôt l'image, du millenium... On peut dire [en 1963] que deux opinions partagent en gros les théologiens et les exégètes. La plus répandue est celle que saint Augustin a développée dans la Cité de Dieu et à laquelle se sont ralliés la plupart des théologiens du Moyen Âge. Elle ne voit dans le millenium qu'une image de l'Église (ou de la chrétienté) où se trouve comme inauguré le Règne de Dieu avant le jugement et la restauration finale de toutes choses. La difficulté, dans cette interprétation, reste la première résurrection dont parle saint Jean . Certains l'entendront du baptême, d'autres de l'association anticipée des saints (particulièrement dans la gloire céleste) au Règne du Christ ressuscité. À part le grand exégète protestant Dodd et son école (dite à cause de cela, de l'eschatologie réalisée ou inaugurée), la plupart des exégètes modernes tendent à ne voir là qu'une interprétation forcée des textes. Mais ils ne sont pas eux-mêmes d'accord sur le sens exact qu'il faudrait assigner à cette première phase dans le Règne eschatologique du Christ, qui ne serait pourtant pas finale à strictement parler, puisque des luttes (voire la lutte décisive) devraient encore s'ensuivre [selon Ap. 20,7-10] ...
Ainsi, ce serait à saint Augustin qu'est due la négation du millenium comme période postérieure à l'Avènement du Christ (cette période, nous conviendrons de la désigner par le néologisme de millénie) : il l'aurait imaginée comme antérieure au Jugement, et appliquée à l'Église. Il s'agit là d'un véritable basculement, spécialement s'il s'avère que, dans la théologie occidentale, les successeurs de saint Augustin ont été en opposition avec ses devanciers.
Deux controverses : la fin du monde et le paradis sur terre
Contrairement à ce qu'on croit à cause des épîtres de Pierre (et de 1Th), à partir de la deuxième génération, les chrétiens ne pensaient pas tous que le retour du Christ serait pour bientôt. Certains judéo-chrétiens assimilaient les mille ans de gloire — symbole du repos selon eux — au septième jour de la semaine et de la Création — qui est le jour du repos —, ce qui donne par là même une date à la fin du monde. Il suffisait d'y penser : le monde doit durer l'équivalent d'une semaine, soit 7000 ans. Ainsi, dès le début du iie siècle, le Pseudo-Barnabé annonçait : " Et Dieu fit en six jours les œuvres de ses mains. Il les acheva au septième jour pendant lequel Il se reposa... cela veut dire que le Seigneur amènera l'univers [actuel] à son terme en six mille ans [c'est-à-dire en l'an 6000]. Car un jour pour Lui signifie mille ans [cf. Ps 90,4]. " Si l'on se réfère au calendrier juif , la seconde Venue n'était pas alors pour bientôt...
On peut se demander si le symbolisme des mille ans présent dans l'Apocalypse n'appartenait pas déjà à la prédication chrétienne primitive, car il est employé par un certain Cérinthe, d'origine juive et quasiment contemporain des apôtres. Malheureusement, il y mêlait des représentations matérialistes qui, un jour, conduiront certains à tout rejeter en bloc, principalement saint Augustin. Cérinthe, d'après Eusèbe de Césarée, enseignait que " le royaume du Christ sera terrestre, et comme lui-même aimait son corps et était entièrement charnel, rapporte Denys d'Alexandrie, il rêvait que ce royaume [de mille ans] consisterait dans les choses qu'il désirait... " (Hist. Eccl., vii, 25,2). Les représentations imaginatives du Royaume du Christ vont bientôt constituer l'autre sujet de controverses.
Tout d'abord, comment concevoir la résurrection, qu'elle soit celle d'entre les morts c'est-à-dire la première (Ap 20,5-6), celle de saints, ou qu'il s'agisse de la seconde, celle des morts — les autres —, à l'accomplissement du temps ? Sera-t-elle matérielle ? Dès le début du iie siècle, Papias, évêque d'Hiérapolis, affirmait " qu'il y aura mille ans après la résurrection d'entre les morts et que le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre " (selon Eusèbe, Hist. Eccl., iii, 39,11). Une telle représentation corporelle suggérait un nouveau Paradis très " matériel " :
Il viendra des jours, écrit-il encore, où des vignes croîtront qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches, et sur chaque cep dix mille bourgeons [etc.]... De même, le grain de blé produira dix mille épis, chaque épi dix mille grains [etc.]... Et tous les animaux... vivront en paix et en harmonie les uns avec les autres et seront pleinement soumis aux hommes (selon Irénée, Contre les hérésies, v, 33,3-4).
On voit la difficulté. Peut-on imaginer le mystère de la première résurrection autrement que d'une manière paradisiaque et matérielle, dans laquelle l'ethnologie contemporaine aurait tôt fait de reconnaître le mythe universel de l'éternel retour ? Le Nouveau Testament est sobre en descriptions. En y retournant paisiblement, ne pourrait-on pas concevoir le monde de la première résurrection comme une manifestation — pourquoi pas permanente ? — qui juge et finalise l'humanité présente sur terre, de sorte que, tournée vers la gloire visible du Christ, celle-ci collabore librement à la réalisation des promesses de Dieu pour cette terre ? Il semble en tout cas que les premiers Pères de l'Église ont eu du mal à se dégager des visions matérielles au profit de visions plus spirituelles.
Les interprétations matérialistes de la " millénie "
Dans son Contre les hérésies (livre v, du ch. 32 jusqu'à la fin), saint Irénée (±98 - ±177) est le premier à tenter d'harmoniser les divers éléments de l'espérance chrétienne. Pour ce faire, il propose un sens nouveau, un peu inattendu, pour les mille ans qui, après les six mille ans du monde actuel, constitueront le temps des premiers ressuscités : être une préparation à l'éternité, un " prélude à l'incorruptibilité ". Il explique : " Les justes doivent d'abord, dans ce monde rénové, après être ressuscités à la suite de l'apparition du Seigneur, recevoir l'héritage promis par Dieu aux pères et régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes... Il convient donc que le monde lui-même, restauré en son état premier, soit sans plus aucun obstacle au service des justes " (32,1 — trad. S.C. n°153 ; il cite alors Rm 8,19-21). On le voit, cette vision est encore très matérielle : " La création libérée et renouvelée produira en abondance toute espèce de nourriture " (33,3 — c'est alors qu'il fait allusion à Papias). Jésus régnera dans Jérusalem reconstruite (34,4) et, suivant Is 6,12 qui évoque l'éloignement des mauvais par Dieu, les justes " croîtront à la suite de l'apparition du Seigneur ; ils s'accoutumeront grâce à lui à saisir la gloire du Père, et, dans ce Royaume, accéderont au commerce des saints anges ainsi qu'à la communion et à l'union avec les réalités spirituelles " (33,3 ; 35,1).
Dans la conclusion, Irénée rappelle encore avec force la distinction entre " la première résurrection, celles des justes (ê protê tôn dikaïôn ánastasis) ", et celle qui viendra après, " de ceux qui devront être jugés (tous krithêsomenous) " (36,3). Dans sa Démonstration de la prédication apostolique, il reprend simplement cette distinction (§ 8.47). En tout cas, la millénie constitue pour lui un élément central de la foi chrétienne, quasiment au même titre que la résurrection de la chair (qu'il défend contre les gnostiques).
Sur la base d'une conception tout aussi matérialiste de la millénie, saint Justin (±102 - martyr vers 166 à Rome) propose une synthèse différente. Par souci probable de simplifier, il place déjà la résurrection générale des corps lors de la Venue glorieuse du Christ, les mille ans consécutifs étant alors utiles pour les élus qui ne seraient pas encore parfaits. Au terme aura lieu la conflagration finale du monde. C'est évidemment à Jérusalem que tout se passera : " Pour moi et pour les chrétiens d'une pleine orthodoxie, nous savons qu'une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les prophètes Ezéchiel, Isaïe et les autres l'affirment " (Dialogue avec Tryphon, 80, PL t. VI, col.664-668).
Quoique matérielle également, c'est une vision originale de la prima resurrectio qu'a développée Tertullien (±157- ±220) : la résurrection des Saints se ferait tout au long des mille ans, c'est-à-dire plus ou moins tôt selon les mérites de chacun. Au terme, tous seront transformés :
Un Royaume nous est promis sur la terre, avant même d'aller au Ciel, mais dans une autre condition d'existence... Les mille ans écoulés — au cours desquels se sera achevée la résurrection des saints qui doivent ressusciter plus ou moins tôt suivant leurs mérites (Sanctorum resurrectio pro meritis maturius vel tardius resurgentium) —, la destruction de ce monde et la conflagration du jugement auront lieu. Alors, nous serons changés instantanément en la substance des anges, par le fait de revêtir une nature incorruptible, et ainsi enlevés de ce Royaume vers le Ciel (Adversus Marcionem, 3,24 ; PL col. 2385a).
À ces trois tentatives d'harmonisation, on objectera que le Nouveau Testament n'évoque nulle part une transformation des déjà ressuscités...
Dans ses Instructions (composées en vers !), Commodien, apologiste africain du iiie siècle, insère quelques développements personnels sur la Parousie (Présence ou Venue glorieuse du Christ), conçue comme un combat d'armées autour de la ville de Jérusalem. Pour le reste, il conçoit les mille ans à la manière des descriptions de Papias. Lactance (±260- ±330), dans ses Institutions divines (vii, 14 s.), ajoute aux descriptions de Commodien l'idée que, à côté de la cité sainte et durant les mille ans, subsisteront sur terre des peuples sous le pouvoir du démon. C'est une manière d'expliquer la dernière confrontation évoquée en Ap 20,9 au terme des mille ans.
Hippolyte (±170 -±235), lui, réussit à prendre quelques distances vis-à-vis des conceptions trop littérales des mille ans : il explique qu'il s'agit d'un chiffre symbolique, exprimant la splendeur du règne promis aux justes. De la sorte, il peut proposer un argument scripturaire supplémentaire : " Les six mille ans ne sont pas accomplis selon le mot de Jean : Les cinq premiers sont tombés, l'un subsiste, l'autre n'est pas encore venu " (cf. Ap 17,10 — Comm. sur Daniel, 4,23). En effet, à la date où il écrit, les 5000 années auxquelles il voit là une allusion, ne sont pas encore tombées (c'est-à-dire écoulées) selon le calendrier juif ; les chiffres de 1000, 5000, 6000 ou 7000 ne doivent donc pas être pris au pied de la lettre. Il réaffirme que la première résurrection des martyrs et des purs sera suivie plus tard de la fin du monde et du jugement général.
Origène (±185-255) mérite une attention particulière. Proche de l'hellénisme et du platonisme, il est amené parfois à mettre en question des éléments de la foi chrétienne pour laquelle il a failli lui-même être martyrisé. Pour ce qui nous concerne, il doute par exemple de la résurrection corporelle qui devra compléter ce qui subsiste de nous après la mort (le logos spermaticos). De la sorte, il peut évacuer les conceptions matérialistes de la résurrection — dont il se moque en les traitant de " compréhension des divines Écritures à la mode judaïque " (Livre des Principes, 2,11) ; mais à quel prix ! Au terme du temps, la résurrection devra moins compléter la gloire des élus (et celle du Créateur) que compléter ou restaurer une harmonie initiale, devant permettre aux démons et aux damnés de sortir de leur damnation. Il n'y a donc plus de résurrection véritable, mais un " rétablissement " au terme d'un cycle (ápocatastasis). Saint Jérôme, si proche du monde juif, ne s'y est pas trompé et n'hésitera pas à écrire dans sa Lettre au Sénateur Pammaque et à Oceanus : " Origène confesse la résurrection de la chair seulement en paroles ; au reste, il la détruit en avançant qu'après plusieurs siècles et lors de la résurrection générale, il y aura égalité entre l'ange Gabriel et le Diable, entre Paul et Caïphe, entre les vierges et les prostituées. " La " logique " origénienne allait plus loin encore : si la Parousie est liée au jugement final qui est un " rétablissement ", il faut envisager la possibilité d'une vaste succession cyclique de mondes, chacun d'eux étant pourvu de créatures rationnelles (I,6,3). La science-fiction (ou plutôt la théologie-fiction) ne date pas du xxe siècle.
Saint Méthode d'Olympe, connu essentiellement grâce à saint Jérôme, à Eusèbe et à Epiphane, s'opposa également à l'origénisme, en particulier à propos de la corporéité de la résurrection des morts. Cet évêque d'Olympe (martyr vers 312) explique qu'il ne faut pas concevoir celle-ci de manière simplement matérielle. Néanmoins, c'est vraiment une forme caractéristique (eídos kharaktêrizôn) qui reprendra vie. Et il rappelle que, sans fruit à présenter à Dieu, on n'aura part ni à la première résurrection, ni à la seconde.
La position de saint Augustin
Nous en arrivons ainsi à saint Augustin (355-430). Le climat dans lequel celui-ci a vécu était marqué par de nombreuses et graves polémiques touchant la foi (en particulier au sujet de la Trinité et de la Grâce). Lui-même ne sera pas toujours un exemple de sérénité, c'est un trait qu'il garda sans doute de son adhésion à une secte du type manichéen occidental, puis de son retournement complet. C'est avec virulence qu'il dénonça les élucubrations de l'origénisme (dont le paragraphe précédent n'évoque que certains traits). Il défendit donc fortement la résurrection des corps, de même que — au début tout au moins — la millénie (sous sa forme sabbatique) :
Le septième jour, dira-t-il dans son Sermon 259, est la figure du repos futur dont les Saints jouiront sur la terre... Après que les sept âges de ce monde qui passe seront écoulés et révolus, nous retournerons à cette immortalité bienheureuse d'où l'homme a déchu .
Mais sa position changea radicalement, ce qui n'est pas toujours suffisamment perçu. Est-ce à cause de la contradiction entre la perspective biblique et celle d'un retour au Paradis ? Est-ce son opposition croissante aux chrétiens tentés de " judaïser " qui lui a fait changer d'avis et rejeter la millénie ? Ou encore les excès des descriptions matérialistes du Royaume de Dieu à venir, qu'il traitera de " fables ridicules " (la Cité de Dieu, 20,7) ? Il semble en tout cas que son attitude très critique envers le judaïsme ne soit pas étrangère au revirement. À son époque en effet, des chrétiens " judaïsaient " (et inversement, des juifs devenaient chrétiens). C'est pourquoi il insiste : " le véritable Israël est spirituel ", c'est désormais l'Église ; contrairement à une certaine interprétation de Rm 11,15s, il n'y a pas lieu d'espérer la conversion des juifs dans un futur mystérieux, car il n'y aura pas de futur. Tout le mystère du salut se concentre sur celui de l'Église, c'est-à-dire maintenant : nous sommes dans le temps des " mille ans ", pendant lesquels le démon est banni des nations gagnées à l'Évangile, temps qui " s'écoulera entre le premier et le second avènement " de Jésus. " L'Église est dès à présent à la fois le Règne du Christ et le Règne des Cieux " sur la terre, c'est-à-dire sur les nations converties. Ainsi, les " juges assis sur des trônes " qu'évoque l'Apocalypse ne sont autres que les évêques. Quant à la " première résurrection ", elle désigne symboliquement la conversion (la Cité de Dieu 20,7.9).
Une conséquence imprévisible
Saint Augustin a-t-il voulu exalter l'Empire romain, alors au bord du chaos ? On l'a dit. En tout cas, telle était, un siècle plus tôt, la position de l'évêque de Césarée Eusèbe (263-339 ou 340). Celui-ci, très pro-arien , n'hésita pas à dévaloriser l'Apocalypse et son millénarisme pour mieux exalter Constantin et son Empire. Saint Augustin, lui, ne va pas jusqu'à dire qu'un État chrétien réalise déjà le Royaume de Dieu sur la terre — ne serait-ce que partiellement — ; il redoute trop le messianisme politique. Mais en faisant basculer dans le temps de l'Église les " 1000 " ans symboliques séparant la Parousie de la fin du temps, n'a-t-il pas semé ce qu'il redoute, au sens du dicton anglais : you tend to induce what you fear ?
Relisons un passage de la Cité de Dieu (20, 9) : " Les saints règnent avec le Christ pendant mille ans : c'est à comprendre... donc de ce royaume en état de guerre où l'on est encore aux prises avec l'ennemi... jusqu'à ce que l'on parvienne à ce royaume de toute paix où l'on régnera sans ennemi. " Et comment y parviendra-t-on ? Cette société idéale à venir sera-t-elle autre que le fruit de la seule action de l'homme, puisque " la première résurrection est celle qui a lieu maintenant " déjà ? Le fait qu'elle soit le fruit des hommes baptisés et nourris de la Grâce ne change rien : c'est à eux — et non plus à Dieu même — qu'il revient de réaliser une société " sans ennemi ". Cette vision d'une continuité, ou plutôt d'une évolution, entre le monde humain et celui de la Grâce (et du salut) apparaît également dans la doctrine augustinienne des six âges précédant la fin du monde et équivalant aux six étapes du développement de la personne humaine, de la petite enfance à la vieillesse. Cette doctrine n'a évidemment pas de fondement évangélique (elle est simplement une nouvelle lecture des " six mille ans "), et elle va à l'encontre de la discontinuité radicale qu'Augustin lui-même souligne entre la nature et la grâce, contre Pélage. Mais ce saint docteur de l'Église n'est pas à un revirement ou à une ambiguïté près, ce qui explique les lectures parfois divergentes qui seront faites de lui plus tard. Qui niera en tout cas que la doctrine des six âges de l'humanité prépare celle des " trois âges ", propre à toutes les philosophies modernes de l'histoire ? Celle-ci est présente déjà chez le moine calabrais Joachim de Flore qui, au xiie siècle, prophétisait la venue de temps nouveaux (à condition que l'on suive sa doctrine, bien entendu) ; Henri de Lubac a montré la filiation existant entre de telles prétentions et les terribles totalitarismes modernes .
Il est vrai que la lecture des œuvres augustiniennes (dont le volume écrase tout le Moyen Âge) n'est pas la seule cause de l'occultation progressive de l'espérance dans la Venue glorieuse du Christ. On peut en avancer deux autres. Les historiens ont souligné la réaction provoquée dans l'élite politique (et religieuse) par les mouvements populaires millénaristes, dont la croisade des pauvres (qui précéda de peu la première croisade officielle, celle des chevaliers) est le prototype. Ces pèlerins croyaient que la libération de la Palestine serait couronnée par le retour du Christ, et donc qu'ils touchaient à la fin de l'histoire ; dans cette perspective, la subsistance de communautés juives n'avait plus de sens et, sur leur passage, ils se livrèrent aux premiers pogroms (ce qui fut hautement condamné par l'Eglise et jamais réitéré par les croisades officielles, bien encadrées militairement).
La seconde raison tient aux pouvoirs politiques eux-mêmes. Pourquoi attendre un Royaume de Dieu à venir alors qu'eux-mêmes veulent le réaliser et légitiment ainsi religieusement leur pouvoir (avec le concours de l'augustinisme) ? Au roi de France de par la grâce de Dieu (et de par la sainte onction à Reims) répond le Kaiser du Saint-Empire romain germanique (sacré à Aix ou à Rome). L'idéal de la Chrétienté, élaboré par l'augustinisme, tendait à prendre l'État chrétien pour une certaine réalisation du Royaume de Dieu, alors qu'il ne peut jamais en être qu'une fragile préfiguration, tant que le Christ n'est pas venu. Une telle doctrine recelait des dangers. Tout d'abord, elle pouvait encourager des dérapages autoritaires ou sectaires ; ceci dit, comparés aux atrocités des siècles suivants (et plus encore à celles d'aujourd'hui), ces dérapages sont restés extrêmement limités, rares et habituellement combattus par les autorités spirituelles. Et surtout, cette doctrine, supposée être en opposition avec les millénarismes, suggérait justement une eschatologie politique millénariste à sa manière : un messianisme politique laïc.
Ces divers facteurs semblent s'être ligués au Moyen Âge pour aboutir à l'abandon de l'attente du retour du Christ, alors qu'une telle attente avait été tenue pour constitutive de la prédication et de la foi chrétiennes durant les premiers siècles de l'Église. Cet abandon s'est ancré profondément dans la mentalité occidentale. Or, la nature a horreur du vide : l'espérance d'un monde meilleur n'a pas été perdue pour tout le monde. En effet, des philosophies totalitaires ont récupéré ou même se sont bâties sur la puissance mobilisatrice d'une telle espérance. Tant qu'il y aura des hommes, ils auront besoin d'espérer. Le problème, c'est que leur espérance soit vraie...
Et aujourd'hui ?
Si l'on rejette les idéologies totalitaires, il faudra remonter tôt ou tard à leur cause première, c'est-à-dire au rejet de la Parousie ou, si l'on préfère, à l'indifférence générale à l'égard de l'eschatologie révélée. De fait, il semble qu'on ne puisse plus s'adonner à la théologie après la Shoah comme avant elle : est-il encore tenable, par peur irraisonnée du " millénarisme ", d'occulter la théologie biblique de l'histoire et de continuer à faire ainsi le lit des pires " millénarismes " que sont les messianismes politiques ou religieux ?
Les tendances théologiques idéalisant un ordre politique chrétien ont pu prévaloir généralement en Occident, du moins jusqu'au concile Vatican II. Aujourd'hui cependant, comme le soulignait la Lettre aux catholiques de France , " nous refusons toute nostalgie pour les époques passées où le principe d'autorité semblait s'imposer de façon indiscutable. Nous ne rêvons pas d'un impossible retour à ce qu'on appelait la chrétienté ". Ceci étant, ne serait-il pas temps de retrouver le cœur de l'espérance en la manifestation glorieuse du Christ et en ce qui doit la suivre ? Pour cela, il n'est pas nécessaire d'imaginer le mystère du Royaume du Christ, d'une manière matérielle, c'est-à-dire comme une domination politique faisant fi de la liberté des hommes et de leur collaboration ; au contraire .
Le grand apport du Concile fut d'ouvrir diverses perspectives nouvelles et, parmi elles, de vouloir rendre une place à l'espérance chrétienne en la Venue du Christ (LG n° 48). La fin de l'article de Louis Bouyer concluait sur le danger " de ne plus se soucier de la Parousie et d'en remplacer l'attente par le seul espoir de l'immortalité individuelle. Il y a là une grave lacune dans la spiritualité, voire dans la pensée, de trop de chrétiens ". Où en sommes-nous près de quarante ans après ?
Fr. Ed.-M. G.
Encadré (éventuel) en fin d'article : (s'il y a une page libre seulement).
Les arguments de saint Augustin
Sur quels arguments scripturaires s'appuyait saint Augustin ? Dans le livre xx de La Cité de Dieu, du chapitre 5 à 30, il cite de nombreux passages du Nouveau et de l'Ancien Testament. Mais les interprétations qu'il en propose sont en général loin d'être contraignantes, parfois même signifiantes. Seules deux d'entre elles méritent notre attention, la première étant celle de Jn 5,25-29 (cf. également son Commentaire, xix, 18) :
– L'heure vient et c'est maintenant où les morts qui entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l'auront entendue vivront... / Le Père lui a donné le pouvoir d'exercer le jugement...
– L'heure vient où tous ceux qui gisent dans les tombeaux entendront sa voix et ceux qui auront fait le bien [en] sortiront pour une résurrection de vie, et ceux qui auront fait le mal pour une résurrection de jugement (krisis).
Pour l'évêque d'Hippone, ce passage devrait être scindé en deux (là où on lit " L'heure vient... "). Tout d'abord, il n'évoquerait qu'une sorte de résurrection actuelle des âmes, celle de ceux " qui entendent la voix du Fils de Dieu " : " Jésus, écrit-il, ne parle pas encore là [au verset 25] de la seconde résurrection — celle des corps qui aura lieu à la fin —, mais de la première qui a lieu maintenant. "
Ce à quoi on objectera que la phrase s'entend bien davantage de la " descente du Christ aux Enfers " ! De plus, où trouve-t-on l'idée d'une résurrection des âmes dans le Nouveau Testament ? Quand saint Paul écrit que dans le Christ, nous sommes " déjà ressuscités ", c'est en vertu de notre union avec sa résurrection corporelle. Certes, l'âme peut subsister sans le corps, mais qu'elle ressuscite sans le corps n'est pas une conception biblique.
Quant aux versets 28-29 qui évoque les justes qui " sortiront ", saint Augustin les appliquent — eux — à la seconde résurrection et à son jugement dernier, où tous les hommes seront jugés (La Cité de Dieu, 20, 5-6). Certes, le texte indique que les justes échapperont à la condamnation, mais plus encore à tout jugement (krisis ne veut pas dire condamnation, contrairement à l'interprétation de saint Augustin a). Le fait qu'ils " sortent " et ne soient pas jugés est précisément un trait de la première résurrection. Ainsi, l'argument semble jouer à l'encontre de ce qu'il avance.
Ensuite, il y a le fameux passage de l'Apocalypse (Ap 20,1-6). La manière dont le docteur de l'Église l'interprète est déjà suggérée plus haut : à la succession de deux résurrections, il substitue la distinction esprit/corps, la première étant alors spirituelle et devant s'appliquer à l'Église, la seconde étant corporelle et à venir b.
fr. e.-m. g.