De nombreux commentateurs font état aujourd’hui des divergences franco-allemandes. On peut les analyser, comme on le fait habituellement, selon des critères économiques ou financiers. Mais il est intéressant aussi de les voir sous l’angle historique (1/2), ou bien par rapport à la stratégie commerciale allemande (2/2).
La presse a longuement fait état du dernier sommet européen, au cours duquel, d’après elle, Mario Monti et François Hollande auraient remporté « une grande victoire » sur la chancelière allemande, en la forçant dans ses retranchements, et en l’obligeant à accepter « la croissance ». Il n’en est rien, bien évidemment, ni par rapport à la croissance, ni par rapport à la victoire.
Pour ce qui est de la croissance, il n’y a rien au-delà des mots, puisque les sommes allouées par le récent accord ne sont nullement susceptibles de favoriser la consommation (rien de mauvais dans le fait d’éviter cette erreur), mais serviront plutôt à financer quelques grands chantiers d’infrastructures ou des innovations pour les PME. Il est donc certain que cela n’entraînera pas de croissance, du moins pas à court terme. Tout au plus verra-t-on, par les retombées de ces travaux, un peu d’emplois se créer ou se maintenir, au niveau des sociétés impliquées et de leurs sous-traitants. Mais rien de mirifique dans tout cela. D’ailleurs, parler de croissance n’est pas nouveau, puisque le mot figure déjà dans le traité dit « Pacte de Stabilité et de Croissance » (PSC) depuis 1997…
Depuis la chute du mur de Berlin
Pour ce qui est de la victoire, pas de victoire non plus. Pour comprendre comment raisonne Mme Merkel par rapport à ses partenaires, il faut toujours se rappeler deux éléments :
- Le premier, c’est l’importance de l’économie allemande : 4ème ou 5ème économie du monde [1], avec un PIB de 3650 Milliards de USD, premier exportateur du monde, avec 950 Milliards d’Euros d’exportations en 2010, et un excédent de 154 Milliards d’Euros, en hausse de 11% par rapport à 2009 [2], elle tire les fruits d’une politique très réaliste et courageuse initiée par le chancelier Schroeder dès 2003, avec « l’Agenda 2010 » [3]. Aujourd’hui, dans une économie mondiale difficile et concurrentielle, et même si certains contestent un peu les chiffres, l’Allemagne fait bien mieux que tirer son épingle du jeu. Il est indéniable qu’elle est le grand pays leader mondial du marché « haut de gamme » [4], et sans doute pour longtemps.
- Le deuxième, c’est la place de l’Allemagne dans l’Europe : premier pays de l’Union Européenne, elle représente à elle toute seule près de 20% de l’économie de la zone [5], et surtout, elle réalise 63% de ses exportations vers l’Union Européenne [6]. Sa montée en puissance n’est pas nouvelle. Elle a débuté, en réalité, dès la chute du Mur de Berlin [7].
Serrer mais pas trop
Il est très important de comprendre ces chiffres, et surtout le dernier, pour deviner ce qui se passe dans la tête de Mme Merkel, ce qu’elle se dit avant et pendant les sommets. En effet, avec une part aussi importante de son chiffre d’affaires en Europe, et avec des clients, il faut le dire, assez « plombés » [8], elle n’a aucun intérêt à les tuer, car sinon, elle ne récupèrerait jamais ses créances. Il faut donc qu’elle leur prête un peu d’argent, pour qu’ils restent en état de continuer à lui acheter et si possible, peu à peu, de rembourser. Par ailleurs, elle n’a aucun intérêt à trop leur prêter non plus, ce qui reviendrait à ce qu’ils la payent (ou pire, qu’ils défautent !) avec son propre argent… Elle est donc dans une procédure de marchandage très « classique » vis-à-vis de mauvais payeurs : leur serrer le cou vigoureusement et suffisamment pour qu’ils remboursent, et pas trop, pour qu’ils restent en vie.
Par rapport à cela, on voit bien que la « victoire » sur Merkel n’en est pas une, car la chancelière a encore bien plus besoin que François Hollande lui-même d’un peu de « croissance » en Europe. Il est probable qu’elle aurait d’elle-même proposé, le moment venu, de desserrer l’étau. Tout au plus l’a-t-elle fait un peu avant l’heure, d’une part pour sauver la face de Hollande, qui arrivait à la négociation après une promesse de campagne tonitruante, c’est-à-dire le dos au mur et la corde au cou, d’autre part pour créer un effet d’annonce et obtenir, en contrepartie, que la France fasse passer en vitesse les mesures de discipline budgétaire auxquelles l’Allemagne tient absolument [9]. Ne pas trop serrer, mais serrer tout de même… On verra sous peu si elle a gagné son pari. En tout cas, François Hollande, pour le moment, semble jouer le jeu de la pièce au mot près [10].
Une stratégie « au grand export »
Par ailleurs, la championne allemande n’oublie pas non plus que si 64% de ses ventes extérieures se font sur l’Europe, avec des clients qui « traînent la patte », elle fait aussi 36%, ce qui n’est pas rien, avec de nouveaux clients (Chine en tête) bourrés d’argent, de croissance et d’ambitions. Si le « challenge européen », c’est de gagner du temps en trayant jusqu’au bout, sans la tuer trop vite, la « vache à lait » vieillissante, tout aussi important est le « challenge du grand export », consistant à s’attacher durablement la clientèle des nouvelles « stars » [11].
Si le jeu, sur le plan tactique, reste complexe, sur le plan stratégique, l’équation pour Merkel est assez simple : première de la cordée européenne, elle a, par sa bonne condition physique entretenue depuis longtemps et ses efforts, pu atteindre avant les autres une bonne vire bien solide. Elle y refait ses forces, et assure, en-dessous, les autres grimpeurs européens qui, alourdis ou paresseux, suent et peinent dans la paroi. Pleine d’optimisme, au-dessus d’elle, le sommet de la montagne est en vue. Couper la corde, se débarrasser des amateurs irresponsables [12] qui la tirent vers le bas, elle n’a pas forcément envie de le faire. D’abord, parce qu’il existe malgré tout une certaine solidarité ancienne dans le groupe, et surtout, parce que ce sont eux qui portent les bidons d’eau dont elle a besoin… Par contre, si elle disposait déjà de cette eau précieuse, et si elle était en situation de survie, avec des suivants risquant de la faire tomber, alors elle couperait la corde, certainement, sans hésitation. Pour le moment, ce n’est ni souhaitable ni même possible, alors elle exhorte les autres au courage et à l’effort, et gagne du temps, pendant qu’elle remplit, patiemment, les bidons dont elle-même dispose, à partir de l’eau qui suinte des rochers autour d’elle. Quand elle l’aura fait, elle aura toutes les cartes en main. Alors, elle durcira le ton…
Cette situation, tous les dirigeants européens la décryptent parfaitement : Merkel en haut, la main sur la corde, eux en-dessous, cramponnés aux roches pour ne pas tomber. Par rapport à elle, plusieurs attitudes se font jour. Certains, obnubilés par leur survie, jettent dans le vide tout ce qu’ils peuvent, en se disant « Ça va mal, et c’est vrai que nous avons exagéré. Allégeons-nous vite, et pourvu qu’on arrive en haut avant qu’elle n’ait les moyens et l’envie de nous envoyer tous ad patres ». Dans cette forme de réalisme, Sarkozy était un maître, qui avalisait toutes les décisions de Merkel à la lettre, en faisant croire qu’il les avait arrachées. « Ne bouge pas, Angela, on t’aime, on arrive ! », semblait-il lui crier. Stratégie intelligente, assurément, visant peut-être à un traitement de faveur, et certainement à retarder le « plan B » allemand, celui du développement accéléré du grand export, avec, à terme, un risque de l’abandon de l’Europe.
François Hollande, lui, fait le contraire : au lieu de se rapprocher de la chancelière, il fait pression sur elle. En allant, juste avant le sommet, voir ostensiblement Mario Monti l’italien et Rajoy l’espagnol pour mieux l’isoler, il semble lui dire « C’est nous qui avons les bidons. Si tu ne nous aides pas à monter, c’est nous qui coupons la corde… ». A court terme, il obtiendra un petit coup de main, et c’est ce qui s’est passé. A long terme, rien de plus dangereux que ce jeu-là. La chef de cordée ne dit mot, mais elle n’en pense pas moins : « Warte, mein Freund François. Bald, werde ich mein wasser haben ! Dieser Tag, wirst Du sehen ! » [13].
Photo : Angela Merkel © Wikimedia Commons / Aleph
[1] Selon la façon de compter
[2] Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_de_l'Allemagne
[3] Cette réforme consiste principalement à sacrifier la sécurité du travail et le pouvoir d’achat des allemands, au profit de la compétitivité : réduction des dépenses de l’Etat providence, réduction de la durée de l’allocation-chômage, augmentation de l’âge de la retraite, appel important à la délocalisation des sous-traitants et à la main d’œuvre immigrée d’Europe centrale, etc…. Cf http://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2005-1-page-155.htm
[4] Là où les profits sont les plus élevés
[5] La France en faisant 14%. Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_PIB_(PPA)
[6] Cf http://www.tatsachen-ueber-deutschland.de/fr/leconomie/main-content-06/un-site-economique-performant-sur-le-marche-mondial.html
[7] Sur le plan stratégique et commercial, la chute du Mur représente en effet une novation très importante, que l’on n’a pas suffisamment mesurée : jusque-là, l’Allemagne ne peut avoir accès à ses sources d’approvisionnement « naturelles » à l’Est. Elle est obligée de s’approvisionner principalement en France et en Italie. Elle est ce qui s’appelle un client « piégé », une aubaine extraordinaire pour le commerce extérieur français, acquise sans aucun effort commercial véritable, mais uniquement par un accident passager de l’Histoire. A partir de 89, en retrouvant à l’Est, des sources potentielles de main d’œuvre, de matières premières (surtout agricoles !), des sous-produits bon marché, et aussi des débouchés, elle se libère de sa tutelle. La France perd le monopole de son principal client. Dans toute entreprise où cela se produit, c’est le branle-bas de combat absolu, car on sait que si on ne réagit pas, c’est à terme une défaite commerciale majeure qui se profile. Avons-nous entendu, à l’époque, qui que ce soit sonner le tocsin, à part Bruno Bonduelle, qui nous l’avait expliqué lors d’une magistrale conférence, dès le début des années 90 ? Pour lui, il était urgent d’investir massivement en Europe centrale, pour continuer à vendre aux allemands d’une main ce que nous perdrions inévitablement de l’autre. Nous ne l’avons pas fait, et nous payons aujourd’hui notre incroyable impéritie commerciale. En France, nous avons beaucoup de bons technocrates, de financiers et d’économistes, mais combien de commerçants, et combien de stratèges ?
[8] Ce qu’elle a bien contribué à faire, mais c’est une autre question.
[9] Cf http://www.atlantico.fr/decryptage/sommet-europeen-contrairement-apparences-merkel-grande-gagnante-frederic-farah-408880.html
[10] Il n’est que de voir le récent discours de politique générale du premier ministre, qui met l’accent à fond, sans toutefois prononcer le mot, sur la rigueur. Reconnaissons malgré tout que dans ce discours, derrière les intentions affichées, rien de précis n’a été évoqué en termes d’engagements…
[11] « Vaches à lait », « stars », sont des termes du vocabulaire de la stratégie commerciale. Parmi les couples produits/marché, la « vache à lait » est le secteur prépondérant, à maturité, celui qui fait vivre l’entreprise. La « star » est le nouveau secteur, plus moderne, qui deviendra, si l’on sait le faire grandir et le fidéliser, la « vache à lait » de demain.
[12] Nous n’émettons pas de jugement de valeur, nous essayons seulement de deviner ce qui peut se passer dans sa tête…
[13] « Attends, mon ami François. Bientôt, j’aurai mon eau ! Ce jour-là, tu vas voir ! »
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