Ceux qui s'enthousiasment aujourd'hui de la rupture intervenue dans la politique française au cours des derniers mois se félicitent que notre diplomatie soit enfin débarrassée de son antiaméricanisme viscéral .

Dès qu'il est question des relations de la France et des États-Unis, il est des bons apôtres aussi prompts à dénoncer l'antiaméricanisme que Georges Marchais l'était autrefois à couper la parole de ses interlocuteurs en disant: ne tombons pas dans l'antisoviétisme primaire ! .

Il est permis de se demander à ce sujet : de quoi parle-t-on ? Les Français sont-ils, furent-ils jamais antiaméricains ?

Des divergences...

Il est vrai que depuis les années cinquante, certaines divergences sont apparues à plusieurs reprises entre les positions de Paris et celles de Washington. Dès 1956, les États-Unis condamnèrent et firent cesser l'engagement militaire des Français et des Britanniques aux côtés d'Israël contre l'Egypte. Ils désapprouvèrent à la même époque l'aide discrète de la France à l'armement nucléaire israélien. Ils firent les yeux doux au FLN algérien.

Mais c'est à la grande époque de la diplomatie gaullienne, entre 1964 et 1969, qu'éclatèrent les désaccords les plus fragrants : projet de force multilatérale (visant à contrer l'armement nucléaire français qui irritait les Américains), reconnaissance de la Chine de Pékin, rôle du dollar, discours de Pnom-Penh contre l'intervention américaine au Vietnam, embargo sur les armes à destination d'Israël lors de la guerre des Six Jours.

Les points de friction ouverts furent par la suite bien moins nombreux. Malgré les algarades de Michel Jobert — Pompidou et Giscard, puis Mitterrand prirent rarement l'Amérique de front, d'autant qu'entre 1970 et 1985, la Guerre froide s'était durcie. Les frictions principales portèrent sur les négociations commerciales (agriculture et culture).

La France participa à la première guerre du Golfe, et participe encore aux côtés des États-Unis à la plus récente guerre d'Afghanistan. Même si les efforts des Français à l‘OTAN pour éviter les bombardements de civils serbes irritèrent les Américains (le genre d'irritation que veut désormais éviter Hervé Morin !), la participation de la France à la guerre de Yougoslavie (1999) marque un alignement sans précédent sur l'OTAN : on ne peut oublier le conformisme obtenu de l'opinion française pendant cette guerre par une pression médiatique sans égale. Approuvée au Congrès à une courte majorité, cette guerre le fut à la quasi-unanimité au Parlement français.

Dans la période récente, seul le désaccord du gouvernement Chirac vis-à-vis de la guerre d'Irak (2003) exprimé avec panache par Villepin à l'ONU marque une divergence comparable à celles des années soixante.

Tout se passe comme si cette divergence avait été d'autant plus mal ressentie qu'elle était devenue exceptionnelle.

Le plus remarquable est que, presque toujours, le gouvernement français ne faisait que partager l'opinion d'une partie substantielle de l'opinion américaine : sur la guerre d'Irak, une majorité des Américains considère aujourd'hui que la France avait raison. La dissidence serait-elle permise aux seuls citoyens des États-Unis mais pas aux États supposés vassaux, comme au temps de la guerre du Péloponnèse, les citoyens d'Athènes avaient voix au chapitre mais pas ceux de Délos ?

Il est également remarquable que tout au long de ces soixante années, les États-Unis n'ont pas eu dans les crises majeures d'allié plus solide que la France : ce fut le cas avec l'affaire des missiles de Cuba, ce le fut avec celle des euromissiles en Allemagne (au moins après que Mitterrand ait succédé à Giscard) , ce le fut aussi après le 11 septembre [1] où la coopération policière de la France avec les Occidentaux (la seule qui importe face à ce genre de menace) fut exemplaire. Au passage, gouvernement américain laissait ouvert à Washington six ans plus tôt un bureau du FIS algérien au moment où ce dernier faisait sauter des bombes dans le métro parisien [2] !

Les États-Unis devraient avoir appris les leçons d'Autant en emporte le vent. Dans les véritables épreuves, c'est la fille rebelle, Scarlett O'Hara, qui est l'appui le plus solide du clan.

... mais pas d'hostilité de principe

Mais aux yeux d'un certain atlantisme débridé, même nos divergences passagères témoigneraient d'un antiaméricanisme viscéral.

Divergences on l'accordera, mais y eut-il, y a t-il en France un antiaméricanisme viscéral à quelque niveau que ce soit ?

Un antiaméricanisme comparable par exemple à la vague antifrançaise hystérique qui s'est déchaînée aux États-Unis, excitée par Fox news et autres média, durant la dernière guerre d'Irak – où l'on envisagea sérieusement de débaptiser les French fries en représailles de l'abstention française !

Nous savons qu'il ne faut pas confondre Anglais et Américains, mais y a-t-il un seul éditeur français qui accepterait de publier, à l'encontre du monde anglo-saxon, les tombereaux d'immondices antifrançaises à l'usage des touristes que l'on trouve à la librairie anglaise de la rue de Rivoli ?

Cet antiaméricanisme viscéral, haineux, irraisonné qu'on nous impute, on le cherche.

Rien en tous cas dans l'opinion française actuelle de comparable aux sentiments anti-anglais qui existaient sous Napoléon ou au temps de Fachoda. Rien non plus qui s'apparente à l'antigermanisme qui a prévalu chez nous durant un siècle.

On peut même penser que le sentiment antiaméricain était plus vif dans les années soixante. Même si les événements de mai soixante-huit ont coïncidé avec le souhait américain de déstabiliser le général de Gaulle [3], le sentiment dominant des étudiants était alors, beaucoup plus qu'aujourd'hui, l'hostilité à l'Amérique : le mouvement de mai avait été préparé, on l'oublie trop, par une vague de manifestions de grande ampleur contre l'intervention américaine au Vietnam. Le Nouvel Observateur évoqua une fois une femme qui ne pouvait regarder John Wayne au cinéma car, disait-elle, le grand acteur de western lui faisait penser au président Johnson et aux cris des enfants vietnamiens sous le napalm. Qui aujourd'hui refuserait de voir une série américaine pour pareil motif ?

Entre temps, il est vrai, au cours de la décennie soixante-dix, la gauche soixante-huitarde fit le pèlerinage Greyhound outre-Atlantique et découvrit fascinée, l'Amérique underground. Cette fascination, vite étendue à l'Amérique officielle, a produit la gauche américaine de Libé à Bernard-Henri Lévy.

Il est vrai qu'il existe aujourd'hui une extrême gauche antiaméricaine et anti-Bush virulente. Mais nos altermondialistes n'ont jamais été aussi violents que ceux d'Angleterre ou d'Italie. L'Amérique qu'ils haïssent est une Amérique abstraite, tenue pour le symbole du capitalisme mondialisé (à tort car les États-Unis sont beaucoup moins mondialistes qu'on le croit dès que leurs intérêts sont en jeu), bien plus que l'Amérique concrète que généralement ils ignorent. Et le déclin du Parti communiste a globalement affaibli cette mouvance.

Différent est sans doute le sentiment des pro-palestiniens virulents, violemment hostiles à Israël et à l'Amérique de Bush, mais ces milieux débordent-ils de beaucoup la sphère de l'islam de France ?

L'antiaméricanisme d'extrême droite tel qu'il avait pu être cultivé par le régime de Vichy et la collaboration, n'existe pratiquement plus. Le Pen n'a, à notre connaissance, jamais joué de cette corde.

L'audace de la différence

Il reste un nombre considérable de Français qui, tout en ne considérant pas les Américains comme des ennemis, n'approuvent pas telle ou telle de leur politique. Certains vont jusqu'à se méfier, non sans quelques raisons, de leur ambition hégémonique, naturelle à toute grande puissance : dans la jungle internationale, le petit animal ne regarde pas sans appréhension le gros, quel qu'il soit, même s'il est supposé bienveillant. Mais cela ne veut pas dire que ces Français aient aucune hostilité de principe vis-à-vis de ce qui vient des États-Unis. Certains aiment les westerns et la country. On peut tenir la guerre d'Irak pour une grave erreur et même pour une agression injustifiée et en même temps reconnaître que le cinéma américain est meilleur que le cinéma français. Cela n'empêche d'ailleurs pas non plus de soutenir l'exception culturelle qui permet à ce cinéma français d'exister encore.

La défense de la langue française, comme la défense de l'ensemble de nos intérêts essentiels, n'implique aucune haine de l'Amérique. Il ne s'agit d'ailleurs nullement d'un débat transatlantique mais un débat franco-français. L'adversaire, ce ne sont pas les Américains qui se moquent comme une guigne de la langue française (n'hésitant pas à emprunter sans complexes autant de mots français que nous d'anglais) mais une lutte contre la veulerie de certaines élites françaises qui se refusent aux obligations élémentaires qui furent celles de toute élite en tous temps et en tout lieu : défendre les intérêts et la culture de son pays. Quand le baron Seillière parle anglais dans une réunion européenne où figure Jacques Chirac, ce n'est pas l'Amérique qui se montre méprisable, c'est le baron Seillière.

Il est donc parfaitement légitime que des Français et même des dirigeants français (s'il s'en trouve encore d'assez courageux) formulent des divergences vis-à-vis de la politique américaine, ni plus ni moins que les citoyens américains ne le font.

Mais il convient de rejeter catégoriquement cette rhétorique perverse qui tendrait à culpabiliser les Français pour leur supposé antiaméricanisme viscéral ; c'est les culpabiliser de leur liberté. C'est le début de la servitude. Il y a là, qu'on le veuille ou non quelque chose de l'attitude de Big brother tendant à purifier le cerveau des mauvaises pensées . Ceux qui dénoncent le fantôme de l'antiaméricanisme cachent mal une volonté d'assujettissement total inacceptable pour une nation libre.

[1] Et même avant s'il est vrai que les services secrets français ont prévenu les américains de la menace d'attentats.

[2] Et ces attentats étaient tranquillement préparés à Londres dans l'impunité.

[3] Au point que certains imaginent que ces événements auraient été, sinon fomentés, du moins excités par les services américains.

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