Dans le registre "lui, c'est lui, moi c'est moi," Nicolas Sarkozy démarre l'année en fanfare. Le président de l'UMP ne cesse plus de marquer sa différence avec Jacques Chirac, et avec lui, la vieille droite post-soixante-huitarde : présidentielle, Europe, Turquie, immigration... Si la présidentielle est le sujet qui fâche, le thème de fond qui peut secouer le plus la société française et la conception de la politique qui la sous-tend, c'est celui de la laïcité, et il faut s'y arrêter.

Les propositions étonnantes que l'ancien ministre de l'Intérieur a développées appelant à une réforme de la loi 1905 ont soulevé l'indignation des islamophobes, et des soupirs inquiets chez les partisans du statu quo. Retour sur son dernier livre, un livre qui fera date, quoi qu'on en pense.

ÉTONNANTES, oui, les propositions de Nicolas Sarkozy dans son livre paru au Cerf, La République, les Religions, l'Espérance, le sont à plus d'un titre.

Par le point de vue adopté d'abord : y a-t-il jamais eu un homme politique, qui plus est un ministre de l'Intérieur, qui revendique son titre de "ministre des cultes" pour affronter de face et sans faux-fuyant la question de la laïcité en France ? En raison de la personnalité de ceux qui l'interrogent ensuite : ce ne sont pas des grands noms de l'univers médiatique par le truchement desquels les personnages politiques composent habituellement un jeu de rôle, mais un père dominicain, Philippe Verdin, et un jeune philosophe, professeur dans un grand collège catholique de Paris, Thibaud Collin, dont les questions directes échappent au travers habituel du genre et induisent des réponses sur le même ton. Par le ton employé précisément, clair, argumenté, vigoureux, sans langue de bois mais non sans un brin de polémique. Par le contenu surtout : ni étalage pédant de culture, ni méditation mystico-évanescente, mais abord frontal et concret de la question des rapports entre l'État et les religions. Il faut bien lire "les religions" et non "La Religion" car il ne se livre pas à une réflexion abstraite et générale, mais expose les constatations et justifications d'un gouvernant confronté dans son action concrète à des problèmes pratiques qu'il a choisi de ne pas éluder. Aussi le lecteur commettrait-il un contre-sens s'il n'adoptait pas le même point de vue ; il lui faut plutôt entrer dans le dialogue en se demandant sans artifice à chaque page ce qu'il aurait fait au même moment placé dans la même situation.

Que la question de l'islam occupe la moitié de l'ouvrage n'est donc pas une surprise : l'actualité des trois dernières années, avec l'installation du Conseil français du culte musulman (CFCM) et la question du voile islamique, le justifie assez. Mais j'aurai garde de ne pas réduire la portée du propos à ce seul sujet : fondamentalement, c'est la place des religions dans la République qui préoccupe Nicolas Sarkozy, et sur laquelle il jette un regard suffisamment neuf et inhabituel pour qu'on lui prête attention.

Les entretiens se sont déroulés au milieu de l'année 2003. Le livre, dont la publication était annoncée pour l'automne suivant, n'est sorti qu'un an plus tard, sans doute pour ne pas télescoper le débat alors en cours sur le voile islamique ni s'opposer directement à la solution législative adoptée par le président de la République dont il aurait été difficile au ministre de se désolidariser. Un an plus tard, quand il prend la présidence de l'UMP et affirme sa voie propre dans le paysage politique, il a retrouvé sa liberté de parole ; et nous, nous y avons gagné un peu de recul et une mise en perspective bienvenue.

Intégrer l'islam dans la République

Nicolas Sarkozy se livre à un long plaidoyer pro domo que je résume ainsi. La France compte cinq millions de musulmans (1). Comme on ne peut ni les expulser tous ni les contraindre de renoncer à l'islam, il n'y a pas d'autre choix que de les intégrer avec leur religion dans la République, afin de faire sortir celle-ci des caves et des arrières-cours où elle est plus dangereuse qu'au grand jour. Pour organiser une religion n'appartenant pas à l'État, il lui fallait trouver des interlocuteurs représentatifs des musulmans de France, dans un milieu très divisé, sans clergé ni hiérarchie, quitte à les susciter et à leur forcer quelque peu la main pour se structurer. Nicolas Sarkozy rappelle opportunément que le principe d'une telle organisation a été posé et que le processus de " Consultation " qui devait aboutir à la création du CFCM a été enclenché par ses prédécesseurs douze ans auparavant ; que ceux-ci l'ont poursuivi malgré les alternances ; et que l'enlisement dont il avait hérité était plus gros de risques que l'aboutissement.

En effet, au moment où il avait reçu mission de réduire la délinquance, notamment dans les banlieues où les populations immigrées d'origine musulmane sont les plus denses, alors que le processus d'intégration est en panne et que le temps ne joue plus en sa faveur mais pourrit la situation en suscitant un communautarisme contraire à la République, il fallait impérativement montrer que ce n'était pas cette communauté en tant que telle qui était visée, mais des comportements contraires aux lois républicaines qu'il fallait sanctionner, en leur reconnaissant comme contrepartie un droit d'exister qui ne soit pas différent de celui reconnu aux autres habitants, y compris dans leur pratique religieuse.

Le point critique de la démarche et de la motivation du ministre se situe à ce niveau : que signifient pour l'État le principe de la liberté de conscience et la garantie du libre exercice des cultes qui figurent à l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 ? Clairement et à rebours d'une conception strictement formelle de la laïcité, Nicolas Sarkozy en revendique une interprétation positive et active. D'ailleurs, constate-t-il, l'État ne peut ignorer les affaires religieuses. C'est tous les jours qu'il est confronté à la question des édifices du culte, des aumôneries, des prescriptions alimentaires ou des rites funéraires. L'État ne peut pas non plus se désintéresser du développement d'un islam qui, lorsqu'il demeure clandestin, devient vindicatif et recèle une menace déstabilisatrice des valeurs fondamentales de la société française. À l'instar des autres libertés, celle du culte ne prend un sens que si elle peut s'exercer concrètement, au besoin avec l'assistance des pouvoirs publics lorsque les adeptes d'une religion deviennent trop nombreux pour rester en marge de la société et que l'intérêt public le nécessite. Ce qui serait contraire à la laïcité, ce serait de faire pour les fidèles d'une religion quelque chose que l'on refuserait aux autres. A contrario, aider l'islam à s'organiser, dès lors qu'il en a besoin, ne retire rien aux autres religions, ni aux non-croyants. D'où il déduit logiquement que, par exemple, faute de moyens en raison de sa jeunesse et d'une population d'adeptes à l'évidence moins riche que les autres, une aide à la construction de mosquées ou la formation des imams en France ne serait pas anormale. Sans recourir à un financement direct qu'interdit la loi de 1905, des voies indirectes sont possibles, dont on sait qu'elles ont déjà été utilisées en faveur d'autres religions (2), ne serait-ce que pour éviter de laisser opérer des mains étrangères et parfois malveillantes, comme c'est le cas aujourd'hui.

Ce faisant, Nicolas Sarkozy s'inscrit dans le cours d'une évolution de la laïcité qui, en un siècle, a beaucoup changé comme l'a nettement montré Émile Poulat dans son dernier livre qui offre le panorama le plus complet et le mieux documenté sur la question (3). Simplement, il l'applique à l'islam ; c'est cela qui est nouveau. À dire vrai et en se plaçant du point de vue, légitime au moins dans son principe, du ministre en charge de ces questions, la démonstration est plutôt convaincante, même si elle bouscule nos a priori. Elle n'en soulève pas moins de sérieuses questions qu'il n'esquive pas, y apportant des réponses qui méritent attention.

La tentation concordataire

L'expression " islam de France " revient souvent. Elle résume cette préoccupation qui a sous-tendu l'action du ministre pendant son séjour à la Place Beauvau et qu'il ne craint pas d'affirmer : celle d'une intégration nationale, complète et spécifique. Le programme en est simple autant qu'ambitieux :

"En créant le CFCM et un institut de formation des imams, en intégrant pleinement les musulmans de France dans la République, en démontrant qu'il est parfaitement possible de concilier les valeurs de notre démocratie et la foi et la pratique de la religion musulmane, en donnant aux musulmans de France une structure leur permettant de parler d'une seule voix, la France peut être un exemple pour l'ensemble du monde musulman. Elle peut servir de vecteur à la modernisation de l'islam, au développement d'une approche plus scientifique et moins littérale du Coran" (p. 71).

La volonté de donner à l'islam une coloration nationale qui le détache des influences moyen-orientales est patente ; elle s'explique par la crainte d'un communautarisme irrédentiste maintes fois répétée autant que par le souci positif de faciliter l'exercice de son droit par chacun. Je ne peux manquer d'en relever l'expression la plus nette dans le paragraphe où Nicolas Sarkozy évoque la condition de la femme : il y voit le moyen d'obtenir une évolution nécessaire vers l'incorporation des valeurs de la République par l'islam, pour en réussir l'intégration dans la société française.

Les objections qui viennent immédiatement à l'esprit ne lui ont pas échappé. Ne voit-on pas poindre à l'horizon la tentation d'étatiser la religion, ce que j'appellerais volontiers la tentation concordataire, par le moyen d'une " Église patriotique " ? Non répond-il, dès lors qu'on ne choisit pas ses interlocuteurs en fonction de leur complaisance, comme l'ont fait certains de ses prédécesseurs qui privilégiaient le recteur de la Grande Mosquée de Paris, mais qu'on accepte tous ceux qui démontrent une réelle représentativité, fussent-ils aussi malcommodes que l'UOIF, afin de les faire sortir de la semi-clandestinité où ils ont été confinés, et de leur retirer le prétexte de la virulence. Le pari n'est pas gagné d'avance ; mais ne pas le tenter en niant le problème ne peut conduire qu'à son amplification. Ce qui vaut incidemment une réplique assez cinglante au cardinal Lustiger qui avait accusé le ministre " d'organiser une religion d'État " (p. 85). Bien au contraire puisque, par définition, une religion d'État devrait être unique alors que la pluralité religieuse de la société française n'est ni contestée ni contournée : il s'agit simplement de les mettre toutes sur un pied d'égalité dans leurs rapports avec l'État.

Reste ouverte néanmoins la question de la capacité de l'islam à évoluer dans le sens voulu. Nicolas Sarkozy avoue, et c'est à son honneur car beaucoup ne l'auraient pas osé, qu'il " ne prétend pas connaître la culture islamique, ni ne se pique d'en percer les secrets " (p. 118). De fait, l'ouvrage n'évoque à aucun moment le contenu dogmatique de la religion musulmane, sinon pour affirmer qu'il n'appartient évidemment pas à l'État de s'en mêler. Est-ce une carence qui saperait le projet à sa base et le rendrait vain ? Les spécialistes peuvent émettre des doutes sur sa faisabilité compte tenu de la nature de cette religion qui fait directement découler la loi civile des prescriptions coraniques, qui ignore assez largement la distinction du religieux et du politique, et dont les autorités cumulent ou confondent souvent les deux pouvoirs. À tout prendre cependant, y-a-t-il une autre voie immédiatement disponible pour un gouvernant confronté à la réalité de la présence musulmane en France que ce pari sur une relative dissolution du fondamentalisme islamique dans la modernité, dès lors qu'on lui en ouvre la porte, et sur la valorisation de la frange la plus avancée de ses adeptes afin de les donner en exemple à suivre ? Probablement non. Ne fallait-il pas tenter la démonstration en tout état de cause ? Peut-être.

La religion nécessaire à l'État

S'arrêter là serait passer à côté de la partie la plus originale du propos. En effet, la démarche vis-à-vis de l'islam n'apparaît pas seulement comme le fruit d'un calcul politique qui n'est évidemment pas absent, mais aussi comme celui d'une approche raisonnée de la religion qui mérite plus qu'un instant d'examen. À la base on trouve cette affirmation nouvelle chez un homme politique français, dont la quintessence est résumée par la citation de Tocqueville figurant en exergue : " C'est le despotisme qui peut se passer de la religion. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la République que dans la monarchie, et dans les républiques démocratiques plus que dans toutes les autres. " Pourquoi ? Parce que seule la religion se préoccupe de l'essentiel, c'est-à-dire du sens de la vie et de la mort, et qu'il lui revient de former la conscience morale : " Aux religions le spirituel, à la République le temporel " (p. 14). Derrière ces affirmations se dessinent deux perspectives complémentaires qu'il fait siennes : la première confère aux religions un rôle éducateur, intégrateur et pacificateur dont un État ne peut pas se passer, comme le montre a contrario la déstructuration sociale des quartiers d'où elles sont absentes ; la seconde renvoie à un rôle modeste de l'État qui n'a pas à se substituer, officiellement ou subrepticement, aux religions mais simplement à fixer la norme collective de ce qui est autorisé et de ce qui est défendu.

L'ambivalence d'une telle position de principe n'échappera à personne. D'un côté, on ne peut que saluer le rejet d'une ambition abusive de l'État à s'ériger en maître d'une morale positiviste, longtemps affirmée par les tenants d'une laïcité militante, et qui fascine toujours les hommes politiques : " La morale républicaine ne peut répondre à toutes les questions ni satisfaire toutes les aspirations. Elle permet de former des citoyens, ce qui est loin d'être négligeable. Mais elle est insuffisante pour répondre aux interrogations fondamentales de l'être humain " (p. 163). D'un autre cependant, qui ne voit le risque d'une instrumentalisation de la religion au profit d'une simple régulation sociale, dont n'est pas exempte l'évocation nostalgique de l'instruction religieuse telle qu'elle était pratiquée en France au XIXe et au début du XXe siècles ? Au regard d'une certaine critique, le recours à " l'opium du peuple " n'est pas loin. Je suis pourtant persuadé que telle n'est pas la conception de Nicolas Sarkozy pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. Mais le flou dans lequel se dessine la ligne de partage ne permet pas d'évacuer complètement le doute. En effet, il s'emberlificote dans la distinction entre morale religieuse et morale républicaine d'une façon telle qu'on ne peut le suivre complètement, en particulier lorsqu'il déclare que " la morale républicaine, c'est le respect de la loi. Est moral ce qui est conforme à la loi " ; ou encore que " la République... ignore le bien ou le mal " ; et plus loin que " le dénominateur commun, c'est la loi de la République qui s'applique à toutes les religions. La loi républicaine, élaborée et appliquée dans le cadre de l'État de droit, est toujours supérieure à la loi de la religion même si elles ne sont pas de même nature, l'une garantissant l'ordre social, l'autre l'ordre moral " (p. 163 sqq). Il serait donc assez facile d'y voir un nouvel avatar d'une conception policière de la religion confinée dans le statut de régulateur social, et de lui objecter que c'est précisément cette conception qui s'est périmée à partir du moment où les cadres traditionnels de la société, en éclatant, en ont démontré la fausseté. Chercher à la restaurer serait vaine affaire tant l'exigence morale et spirituelle d'aujourd'hui va bien au-delà.

Est-ce son dernier mot ? Je ne le pense pas. Que ce soit l'expression d'un positionnement foncièrement libéral, cela est clair : en particulier par la méfiance manifestée à l'encontre d'une vision totalisante de l'État et de la fonction politique. Si l'auteur est volontaire de caractère et volontariste dans son comportement, il se montre surtout pragmatique et exempt d'idéologie. Que ce soit aussi l'indice d'une répugnance à entrer dans une démarche de nature trop philosophique qui pourrait entraver son action, peut-être ; à moins qu'il ne s'agisse d'une forme de réserve intime en la matière dont il ne voudrait pas se départir.

Une ouverture plus spirituelle ?

Parvenu à ce stade, je suis enclin à m'interroger non plus sur l'action du ministre, mais sur l'homme qui s'esquisse au travers de ses propos. J'accepte d'en prendre le risque sur un terrain éminemment délicat, en raison des réflexions parsemées au long de l'ouvrage et qui ouvrent d'autres perspectives que celles auxquelles on serait tenté de s'arrêter de prime abord.

Dès l'introduction, il admet avoir été confronté à la question de l'espérance et du sens de l'existence dans l'exercice même de ses fonctions, en expliquant qu'il s'efforce de relater une rencontre, non programmée, entre son action politique quotidienne et un cheminement personnel, et en avouant une interrogation à laquelle il n'a pas (encore ?) répondu. Ce doute doit être accepté dans sa noblesse car il n'est pas celui d'un sceptique : " Celui qui ne croit pas n'est pas indifférent à la question de Dieu puisqu'il exprime une conviction sur elle. Il fait de ses doutes une certitude... Je ne juge pas cette attitude. Je m'interroge toutefois sur la possibilité de vivre sans avoir vraiment aucune espérance dans le registre des fins dernières " (p. 171). L'interrogation est étayée par ce constat, rarement explicité et encore moins accepté dans la sphère politique, même par des chrétiens, que seule la religion peut prétendre à l'absolu et que l'on ne saurait pratiquer sa religion modérément, tandis que l'on peut (et que l'on doit) pratiquer un sport, boire du vin ou faire de la politique, modérément (p. 36-39). Absolu qui ne vaut que pour soi, évidemment ; appliqué aux autres surtout de force, il est fanatisme, donc répréhensible (il en fait un critère d'identification des sectes). Absolu qui rend le fait religieux à la fois si respectable et si sensible.

Nicolas Sarkozy s'affirme catholique. Il le dit en des termes où se reconnaîtront beaucoup de nos contemporains, notamment beaucoup de ceux qui fréquentent plus ou moins régulièrement nos églises : " Je suis de culture catholique, de tradition catholique, de confession catholique. Même si ma pratique religieuse est épisodique, je me reconnais comme membre de l'Église catholique... Oui, j'éprouve le besoin pour ma famille comme pour moi de participer à ces grandes fêtes collectives qui sont le signe d'une appartenance " (p. 155). Se profile aussitôt après une réserve, ou une question personnelle honnêtement posée : " Je me demande si (ma) démarche d'aller à la messe en famille n'est pas plus culturelle que cultuelle. " Peut-être oui, serait-on tenter de lui répondre, en y relevant l'expression d'une pratique qu'ailleurs on qualifie aussi de sociologique. Certains en éprouveront de la gêne, craignant d'être renvoyés à des mœurs passées, et dépassées, au moment où les catholiques sont appelés à une plus haute espérance et à un engagement plus enraciné dans la foi. On aurait cependant tort de la mépriser et de la tenir pour nulle et non avenue, y compris sur un plan religieux. Je ne me réfère pas, en le disant, à la parabole de la " mèche qui fume encore ", mais à ce besoin religieux qui est et demeure, quoi qu'on dise, naturel à l'homme.

S'il est vrai que la foi chrétienne s'exprime fondamentalement dans cette réponse personnelle de chaque homme à Dieu qui s'est fait l'un de nous pour nous sauver et nous conduire au Père, il n'en reste pas moins vrai aussi que Dieu est venu à la rencontre d'une démarche de l'homme par laquelle celui-ci exprime, parfois de façon désordonnée, toujours de façon incomplète, une aspiration sans laquelle Son Verbe n'aurait trouvé qu'un désert vide de toute conscience. Ce versant humain de la religion est éminemment précieux puisque c'est toujours sur lui que se prépare la rencontre avec un Dieu qui s'est incarné, et que se construit le dépassement auquel celle-ci nous entraîne. À la lecture de ces entretiens, il me semble que la porte vers cette rencontre est restée ouverte.

En fin de compte, c'est bien cette ouverture, non pas au fait religieux comme praticien de l'action étatique, mais à la religion comme homme, qui donne sa cohérence à la démarche fondamentalement politique qui fut celle du ministre, et qui justifie son plaidoyer pour une laïcité positive. Au contraire des doctrinaires crispés de l'intégrisme laïc dont il fustige l'archaïsme (4), il se fait le promoteur d'une laïcité accueillante à la religion qui seule peut prendre en charge l'essentiel de l'homme, d'une laïcité ouverte à un dialogue direct, franc et sans arrière-pensée entre les pouvoirs publics et les autorités religieuses. Sous cet angle, et sans perdre son ambivalence, le propos apparaît beaucoup moins suspect, mais plutôt digne d'être salué : débuter l'année du centenaire de la loi 1905 par le livre d'un ministre de l'Intérieur qui expose ainsi sa démarche d'homme politique face aux religions était inattendu : ce n'est pas le plus mauvais moyen de tourner la page des conflits anciens afin d'en écrire une nouvelle.

FR. DE L.L.

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Notes

(1) Je ne discuterai pas ici de l'évaluation. Même si ce nombre est le plus couramment avancé, et parfois pour des raisons dont la recherche de la vérité statistique est absente, des auteurs sérieux le mettent doute, au premier rang desquels Michèle Tribalat et Jeanne-Hélène Kaltenbach dans un ouvrage sans concession, La République et l'Islam, entre crainte et aveuglement (Gallimard, 2002) : si elles encourent les foudres de N. Sarkozy sur leur approche assez sévère, elles ont le mérite de bousculer les idées reçues des discours " politiquement corrects " qui prévalent. Par ailleurs, il est hasardeux d'assimiler l'origine géographique des immigrants avec la pratique réelle de la religion musulmane. Il n'en demeure pas moins que le nombre des musulmans est élevé, plaçant cette religion au second rang en France, loin devant le protestantisme et le judaïsme.

(2) Il n'est que d'évoquer la construction de la cathédrale d'Évry, et plus anciennement la concession de terrains assortis d'un bail emphytéotique pour la construction d'églises, ou le retour de communautés religieuses dans des monastères qui sont demeurés propriétés publiques.

(3) Émile Poulat, Notre laïcité publique, Berg International, 2004.

(4) C'est en ces termes peu amènes qu'il qualifie les résultats de la commission Debré, dont la proposition était celle d'une " loi de prohibition " de tout signe religieux dans toutes les écoles (cf. p. 100).

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