L'attente des projections à l'horizon 2050 que le Conseil d'orientation des retraites (COR) doit rendre publiques mercredi 14 avril est quasiment aussi psychédélique que celle de Godot. Car cette auguste institution a déjà produit des projections au même horizon, ou à l'horizon 2040 : elles montrent qu'un tel exercice a été jusqu'ici excellent pour fournir un sujet aux journalistes en mal de copie, mais d'un intérêt médiocre pour éclairer la lanterne des décideurs politiques et des partenaires sociaux.

La projection 2001
Remis le 6 décembre 2001, le premier rapport du COR fondait sa projection principale (celle que retiennent les médias et les hommes politiques) sur l'hypothèse d'un retour au plein emploi en 2010. Les chômeurs d'avril 2010 apprécieront la pertinence de ce scénario de référence volontariste, fondé sur l'hypothèse d'une prolongation du processus vertueux qu'a connu l'économie française entre 1997 et 2001 , selon les termes utilisés par le COR.
Le drame de nos retraites est que leur réforme, en 2003, a été basée sur les mêmes hypothèses, auxquelles le rapport du COR avait conféré une sorte de légitimité institutionnelle. Les auteurs de cette réforme, à commencer par l'actuel Premier ministre, alors en charge des Affaires sociales, ont compté sur le transfert à la CNAV des cotisations chômage pour combler environ la moitié du déficit prévu. Celui-ci était pourtant considérable : Un besoin de financement du système de retraite qui s'établirait à 4 points de PIB en 2040, à réglementation inchangée , comme on peut lire dans le rapport.
Des voix (dont celle de votre serviteur) s'étaient pourtant élevées pour dire que l'avenir n'est écrit nulle part. Je prenais à l'époque une comparaison navale, disant en substance : on ne peut pas traverser l'Atlantique à la voile en bloquant le gouvernail comme si le vent et la mer allaient rester sagement dans l'état favorable constaté les quatre ou cinq jours précédant le départ ; il faut s'attendre à beaucoup d'imprévu, et donc avoir un bateau résistant et manoeuvrable. Ce fut vox clamans in deserto !
Maintenant que la réforme de 2003 a fait la preuve de son incapacité à essuyer un bon coup de vent, les leçons en ont-elles été tirées ? Hélas non ! Sous couvert de prendre en compte la pénibilité du travail et les difficultés d'emploi rencontrées par les seniors, on dirait que la grande question est de maintenir, et si possible de développer, les possibilités de départ précoce avec une pension confortable. Le navire a beau être en grande difficulté, on raisonne comme si la question névralgique était le confort de l'équipage.
Les projections 2006 et 2007
Il est vrai qu'entre temps, le 29 mars 2006 puis le 21 novembre 2007, le COR a produit des projections plus rassurantes que celles de décembre 2001.
En 2006, compte tenu des mesures prises ou à prendre en application de la loi de 2003, et moyennant une très légère augmentation des cotisations réalisée au début de l'année, le déficit en 2050 fut annoncé à 3,1 points de PIB. Le pourcentage du PIB affecté aux pensions ne devait en effet progresser que de 11,8 % à 14,7 % du PIB (augmentation du quart).
Pourtant, en lisant attentivement le rapport, on voyait que, malgré des hypothèses toujours aussi favorables en matière de chômage, le rapport des retraités aux cotisants devait passer de 53 % à 91 %, soit une augmentation de 72 %. Comment, avec 25 % de ressources en plus, allait-on pouvoir payer de bonnes pensions à 72 % de retraités en plus ? Mystère et boule de gomme ! Combinés, ces deux résultats voulaient clairement dire que le pouvoir d'achat relatif des retraités allait s'effondrer, et qu'il y aurait donc de formidables mouvements sociaux. Mais foin des interprétations rationnelles ! Les pouvoirs publics ne retinrent que la bonne nouvelle, 14,7 % du PIB, seulement 3,1 points de PIB à trouver, rien d'inquiétant.
Le troisième exercice fut présenté dans un cinquième rapport du COR, le 21 novembre 2007, en vue des discussions retraite de 2008. Il permit de faire encore mieux dans le genre rassurant : moyennant des hypothèses démographiques un peu plus favorables, les projections de population active donnaient une stabilité au lieu d'une diminution, et le rapport entre retraités et actifs employés montait un peu moins haut. Des rentrées de cotisations plus abondantes amenaient les recettes à 13 % du PIB, pour des dépenses inchangées à 14,7 % : le besoin de financement à l'horizon 2050 se limitait, d'après la projection principale, à 1,7 point de PIB. De quoi donner à tous les partisans du statu quo la possibilité de dire : il suffira d'augmenter un peu les cotisations .
Bien sûr, le lecteur attentif voyait que ces résultats supposaient une augmentation du revenu d'activité moyen de 1,8 % par an pendant 44 ans, tandis que la pension moyenne, elle, ne progresserait que de 1,1 % l'an. Faible différence ? Oh non ! Il suffit de prendre sa calculette pour voir que le rapport pension moyenne sur revenu d'activité moyen, base 100 en 2006, termine alors à 74 en 2050. Là encore, la projection incitait à faire une énorme spéculation sur la conjonction d'une éradication du chômage et d'un très important appauvrissement relatif des retraités passant comme une lettre à la poste. Bref, un réalisme digne d'Alice au pays des merveilles.
Passer de la prévision impossible à la prévention
Les projections qui seront livrées dans quelques jours doivent notamment présenter les effets probables d'un relèvement des âges légaux de la retraite (60 et 65 ans) et d'une augmentation de la durée d'assurance requise pour obtenir le taux plein au premier âge légal. Seront-elles convenablement interprétées par les pouvoirs publics et les partenaires sociaux ? Ne se laisseront-ils pas enfermer dans l'examen des deux mesures hyper traditionnelles dont le COR a fait étudier les effets éventuels à l'horizon 2050 ? Alors que le président de la République avait dit que tout doit être mis sur la table , il est à craindre que le débat soit fort étriqué.
Par exemple, on est bien parti pour ne pas considérer la possibilité de faire du taux plein une variable d'ajustement permettant de réaliser l'équilibre financier par des décisions de simple gestion, sans plus faire appel à des mesures législatives, comme je le suggère dans des articles récents [1]. Une fois de plus la réforme des retraites risque de se faire en spéculant sur des scénarios tournant le dos à l'innovation, et sur des évolutions présentées comme fort probables, alors qu'elles ne constituent qu'une possibilité parmi beaucoup d'autres.
Un excellent article d'Albert Merlin [2] à paraître dans le mensuel Permanences nous indique heureusement le moyen de ne pas tomber dans ce panneau : passer de la démarche illusoire de prévision à celle de prévention . Rien n'est prévisible à l'horizon 2050. En revanche, il est fort probable que le navire retraites va essuyer de gros coups de vents et une forte houle à certains moments de cette longue traversée, sans que l'on connaisse pour autant ni le moment ni l'intensité des tempêtes. C'est pourquoi le principe de précaution doit être appliqué : ce navire dont l'état est épouvantable, analogue à celui de certains pétroliers dont le naufrage vint polluer nos côtes, doit être reconfiguré pour devenir plus résistant et plus manoeuvrable.
Le COR, justement, a commencé avec son rapport du 27 janvier 2010 à examiner la faisabilité d'un carénage de grande ampleur : le passage des annuités aux points. C'est en effet de réformes systémiques que nos retraites ont besoin. Il ne faudrait pas que les sempiternels exercices de projection servent à occulter cette perspective, à nous enfermer dans des problématiques se situant à l'échelon zéro sur l'échelle de la créativité. Il est plus que temps de passer des bidouillages habituels à la préparation d'une réforme innovante.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon III, auteur de Retraites, le dictionnaire de la réforme, à paraître aux éditions L'Harmattan.
[1] Parus dans la revue Droit social d'avril 2010, dans La Croix du 1er avril, et dans Le Figaro du 7 avril.
[2] Ancien économiste en chef de Saint-Gobain, dont on voit souvent la signature dans Les Echos et dans Sociétal.
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