RETOUR AU CATHOLICISME SOCIAL, POURQUOI PAS ?  MAIS…

Face à la crise des Gilets jaunes, dix-neuf intellectuels ont lancé récemment un «un appel pour un nouveau catholicisme social »[1], demandant que les catholiques s’engagent en faveur du peuple des ronds-points, ou de ce que Christophe Guilluy appelle « la France périphérique », comme certains avait tenté de le faire autrefois en faveur de la  classe ouvrière, et promeuvent  en particulier des «communautés solidaires» dans lesquelles toutes les classes sociales puissent se reconnaître.

Appel d’autant plus intéressant que le constat qu’ils font de la  crise est juste et que, fait exceptionnel,  il est signé par des personnalités de droite et de gauche.

Il reste que,  pour donner toute sa crédibilité à untel appel, il faudrait que ses auteurs examinent la responsabilité du catholicisme social lui-même, du  moins de certains de ses avatars,  dans la crise que nous vivons  aujourd’hui.  On peut en particulier penser que la monnaie unique européenne  , dénoncée  par maints économistes   comme une aberration[2],  cause principale  des distorsions qui apparaissent entre les pays d’Europe et entre les composantes  de la société française, a été tenue par beaucoup comme une expression , à travers de l’idéal européen, du catholicisme social. Au point que  l’épiscopat  crut devoir intervenir en  faveur du oui  lors du référendum très serré de 1992. 

 

La tentation de l’idéologie

 

Depuis qu’on en parle, soit un peu plus d’un siècle, la doctrine sociale de l’Eglise a toujours  été menacée par la tentation idéologique et, faute d’un retour sur ce passé , sa mise en œuvre s’exposerait aux mêmes effets pervers que ceux auxquels on assiste aujourd’hui.

Pendant dix-neuf siècles, il n’y avait pas explicitement , au sein de l’Eglise catholique, un corps de doctrine construit sur  la société : tout au plus quelques points de repère : l’interdiction du prêt à intérêt – en principe toujours valide ! - , le devoir des dirigeants de faire le bien et d’être justes et celui des dirigés de leur obéir .

« Catholicisme social »  est dans cette perspective un pléonasme dans la mesure où toutes les élites ont eu et ont toujours, dans l’espace chrétien et même ailleurs,  le  devoir de défendre et de promouvoir le bien de leurs peuples  – à  l’exclusion de toute  autre considération. Ce bien inclut  une sollicitude   particulière pour  les classes défavorisées  sans qu’il soit question pour autant de rechercher une égalité absolue.

Mais l’apparition de quelque chose qui pouvait apparaître, à tort ou à raison,  comme un corps de doctrine  structuré comportant notamment la défense des corps intermédiaires, leprincipe  de subsidiarité ( ce terme  ne figure cependant dans aucune encyclique) , en un siècle où les idéologies faisaient fureur   - à tous les sens du terme  – a  ouvert la  porte à la tentation de  tirer le christianisme socialvers l’idéologie, c’est-à-dire la   réalisation d’uneutopie dont le souci passerait avant la gestion du bien commun au jour le jour.

Antonio Salazar ,  chef du gouvernement du Portugal de 1932 à 1968, eut l’ambition de construire un Etat en tous points conforme à la doctrine sociale de l’Eglise,   alors que beaucoup  y ont vu une dictature  ressemblantfort aux régimes fascistes contemporains.

Certains points de la doctrine  catholique, comme la promotion de l’esprit corporatif fondé sur la collaboration desclasses, se retrouvaientd’ailleurs  dans la plupart de  ces régimes. La doctrine personnaliste qui apparait en France vers 1930 autour d’Emanuel Mounier et dela revue Esprit comporte  une méfiance pour le libéralisme ou la notion d’individu[3]comparable  à celle que l’on trouve dans lesocialisme et le  fascisme.

Après 1945, des catholiquesde gauche  furent   tentés par l’engagement social aux côtés du parti communiste, ce qui en conduisit certains  à considérer que l’utopie communiste – dont on ignorait à l’époque les immenses dégâts  – était la réalisation la plus accomplie de l’idéal évangélique  d’égalité, de solidarité et de pauvreté partagée. L’illusion a la vie dure : Mgr Marcelo Sanchez Sorondo, un évêque argentin proche du pape François ne déclarait-il  pas récemment   que «  le pays qui réalise le mieux  la doctrine sociale de l’Eglise est la Chine (celle de Xi) »?  Le magistère avait pourtant , avec lucidité, condamné dès 1937 de manière nette l’idéologie marxiste (Diviniredemptoris) , en même temps qu’il condamnait  l’idéologie nazie (Mit brennendersorge).

En Europe occidentale,  la « construction »européenne prit le relais. Comme lesidéologiesd’avant-guerre,  elle était fondée surl’idée  de dépasser les conditionnement anthropologiques  hérités du passé : l’instinct de propriété hier, l’instinct  national aujourd’hui. Par son nom même, elle se rattache à ce que Hayek appelle le « constructivisme », forme appliquée de l’idéologie.

Ses promoteurs, dont beaucoup  étaient au début sincèrement attachés au christianisme social, en vinrent assez vite à croiser les libéraux anglo-saxons auxquels la réalisation d’unespace sans frontière, tant pour les marchandises que pour les capitaux et les hommes,  ne pouvait que convenir.

L’idéologie est  par définition universelle ; elle ne saurait se cantonnerà un seul pays puisqu’elle repose sur des idées  générales valablespour  tous les hommes. Le caractère idéologiqued’un certain libéralisme inséparable de l’idéal européen, se voit  à la difficultéqu’il a de limiterses ambitions à un seul pays, voire à un seul continent.  Très vite , l’idéal européen est apparu comme la section régionale du projet mondialiste : Jean Monnet  le voyait d’ailleursainsi.

Les hauts-fonctionnaires français qui ontpréparé vers 1987 , autour de Jaques Delors , la libéralisation intégrale des mouvements de  capitaux, d’abord en Europe puis dans le monde , se réclamaient pour la plupart du catholicisme  social :  familiers dela finance, on  devaitles retrouver aux  Semaines sociales, aux Gracques ou aujourd’huidans  l’entourage d’Emmanuel Macron. Il est difficile, au vu de l’ immensecontestation que rencontre  un peu partout le modèle de société qu’ils ont promu, de ne pas voir dans leur  position  une nouvelle forme de glissement idéologique.

Parallèlement , beaucoup de ces catholiques français , partisans d’un super-Etat européen ont rejoint le parti socialiste , lequel ,  après un siècle d’anticléricalisme jacobin,  trouve aujourd’hui ses derniers défenseurs  dans l’Ouest , terre de ce qu’Emmanuel Todd appelle  le catholicisme   « zombie » ,  où  la foi  est perdue ( et souvent  remplacée par l’idéologie)mais où  les bons sentiments demeurent.

 

Une Europe des riches

 

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans une discussion nécessairement  technique sur les effetspervers, économiques et sociaux , parfaitement prévisibles , de l’euro. Rappelons seulement que ses promoteurs avaient  placé, comme autrefois Salazar , qui par cette doctrine avait  ruiné le Portugal,  la stabilité monétaireau premier rang  de leur utopie  prétendue chrétienne. Considérons surtout  ceprincipe général que tout ce qui rapprocheles gouvernants ou les élites des différentspays  ne peut que les éloigner  des peuples. L’internationalisme est plein de bonnes intentions mais il a l’effet de séparer  les classes sociales  : les uns, les dirigeants,  sont à l’aise dans un universmondialisé où ils  circulent aisément, les autres , prisonniers d’horizons plus courts, s’ydéfendent mal. Ajoutons que par  le même  effet mécanique, la mondialisation écrase aussi  les classes  moyennes , comme vient de le confirmer un rapport de l’OCDE. C’est bien là le drame que vivent aujourd’huien  France les laisséspour compte  de la mondialisation – qui ne sauraient être confondus  avec les « exclus » qui fréquentent  le Secourscatholique - , mais n’en ont pas moins droit,eux aussi,à  un Etat qui leur permette de  vivre . Disons-le nettement : ils  sont d’abord les victimes de la  construction européenne si chère à certainscatholiquessociaux. Une construction  où beaucoup voient,  non sans motifs, une machine de guerre des riches contre les pauvres, à l’instar du  mondialisme dont elle n’est , de l’aveu de Jean Monnet lui-même, que l’antenne régionale.

C’est avec raison que le auteurs de l’appel revendiquentd’ « édifier des communautés solidaires, fondées sur un lien de responsabilité commune » ,maison ne sauraitoublier que la première de ces communautés solidaires est l’Etat , seule « société parfaite »  selon saint Thomas d’Aquin. C’est en effet  au sein de l’Etat   français tout entier  que se creusent les fractures  les plus graves  :  non   au seindes villes, des régions ou desdépartements , mais entre les régions, entre les villes, entre la ville et la campagne,  entreles zones  prospères et celles qui sont à latraine. Ce sont aussi les Etats  que les projetsidéologiques, qu’ils soient européens ou mondialistes, sans toujours  le direouvertement, se proposent de disloquer.

Il va de soi qu’un pays   quel qu’il soit , ne  saurait vivre isolé dans le monde d’aujourd’hui – comme dans celui du  passé. Mais la promotion du bien commun passe d’abord par celui des nations et exige pour cela  la remise en cause résolue  de toutes les logiques  transnationales qui empêcheraient les gouvernements d’accomplir cette mission. Retour au catholicisme social, pourquoi pas ? mais non sans un sérieux examen de conscience visant les errements du passé où ceux qui se réclamaient  de cette doctrine ont eu souvent  plus que leur part de responsabilité.

 

Roland HUREAUX

[1]Tribune publiée dans La Vie le 9 janvier 2019.

[2] Selon Ashoka Mody , un économiste australien d’origine indienne dont le livre Eurotragedy (2018) a été récompensé comme le livre économique de l’année , il s’agit d’une véritable tragédie issue de l’incompétence économique des dirigeants européens.

[3] Emmanuel Mounier a fondé sa philosophie sur la distinction entre la personne et l’individu qui n’a pas de précédent dans la théologie chrétienne.