L'affaire éclate avec une tribune de trois anciens directeurs de musée et pas des moindres, Françoise Cachin (Musées de France), Jean Clair (Picasso) et Roland Recht (Strasbourg), indignés par la politique culturelle des musées qui se "vendent" sans vergogne à l'étranger, à commencer par le Louvre.

La Tribune de l'Art organise une pétition de soutien, mais le hourvari médiatique qui s'en suivit, au lieu de clarifier les choses, les a embrouillées à souhait.

Rappelons quelques évidences et recentrons les enjeux.

Le prêt d'une œuvre à l'étranger n'a rien de condamnable en soi, bien sûr. Le fait qu'il y ait contrepartie non plus, que celle-ci soit un prêt en retour ou même de l'argent. Ne faisons pas d'angélisme, le patrimoine coûte à entretenir et faire voyager, il n'y a rien d'indécent à ce que de l'argent circule. Fr. Cachin, J. Clair et R. Recht le savent (eux-mêmes ont prêté dans ces conditions, quand ils étaient en fonction), leur reprocher est une mauvaise querelle, et ce n'est pas là qu'ils entendaient porter le débat en signant leur article dans le Monde.

Ils entendaient attirer l'attention du public sur l'accélération, l'emballement d'un phénomène pratiqué jusqu'ici avec mesure : à savoir la multiplication tous azimuts des prêts par les musées, sur des durées et dans des conditions qui échappent aux considérations scientifiques et culturelles. Qu'une politique culturelle ait des retombées politiques ou économiques, tant mieux. Mais une véritable politique culturelle naît d'un dialogue entre les milieux intellectuels des pays concernés ; décréter in abstracto, à grande échelle, un projet aussi vague que grandiose, c'est mettre le patrimoine au service du politicien, de l'économiste (où du plan de carrière d'un fonctionnaire). Faire prendre l'avion ou le bateau à des œuvres uniques, c'est prendre des risques, alors que menace Ben Laden et ses amis pas très iconophiles. En cas de malheur, l'État étant son propre assureur, aucune assurance ne dédommagera de quoi que ce soit. Ce sont là des risques objectifs, pas des fantasmes.

Où va l'argent ?

Faut-il croire sans hésitation ces grandes tirades vertueuses sur la circulation du patrimoine-qui-appartient-à-tout-homme ? Quand Abou Dhabi, riche pays émergent, met 750 millions d'euros sur la table devant une puissance moyenne, affligée d'un endettement chronique et d'un trou de la Sécu abyssale, croyez-vous que nos technocrates vont se ranger d'abord à des considérations culturelles ? Surtout si Abou Dhabi s'impatiente d'avoir commandé 43 avions à Airbus qui accumule retard sur retard : vous êtes sûr que Raphaël, Delacroix et consort ne sont pas en passe de devenir des monnaies d'échange ?

Vous y croyez vraiment à un musée universel à Abou Dhabi ? Car il semblerait qu'Abou Dhabi soit peuplé de gens qui ont des convictions telles que les nudités occidentales ou la peinture religieuse n'y soit guère présentable. Aurons-nous un Louvre-bis censuré, épuré, artistiquement correct, où règne l'ordre moral de la mondialisation ? Cela vaut la peine de poser la question sans la vindicte qui a accueilli l'initiative des trois signataires.

On nous assure que l'argent gagné par les musées, grâce aux prêts à long terme, sera destiné à la culture, rien qu'à la culture. L'État nous avait déjà donné la même assurance pour l'affectation de la défunte vignette auto : rien que pour les petits vieux... qui n'ont pas vu grand-chose. Beaucoup de visiteurs du musée d'Art moderne de la ville de Paris seraient tout surpris d'apprendre qu'en allant voir Matisse, Derain, bref les classiques de l'art moderne, ils finançaient l'avant-garde de l'art le plus contemporain (Mme Suzanne Pagé ne s'en est pas caché). Tous les vases communicants sont possibles avec un Art contemporain qui peut recouvrir ce que l'on veut, puisque faire du tricotin c'est de l'art domestique , serrer la main des passants, de l'esthétique relationnelle , etc. Chardin, Poussin et Watteau risquent de financer, non pas la restauration des plafonds de Chambord (qui s'écroulent), ou des réserves de la Bibliothèque nationale (toujours en 110 volts ) mais, qui sait, un Camp de concentration en lego comme celui de Libera, ou quelques vols conceptuels dont l'Art contemporain est friand, et ceci au Louvre même, puisque est déjà dans la place, un conservateur en chef (s.v.p.) chargé de...l'Art contemporain.

Parmi les arguments fallacieux, on trouve celui du nombre incalculable d'œuvres qui dorment dans les réserves et que cette politique de prêts d'envergure permettrait, enfin, d'exposer et qui échapperait aux conservateurs (décrits comme d'odieux harpagons, obsédés par la mise sous cloche de leurs trésors : notez que s'inquiéter d'un emballement du ministère de la Culture ne signifie pas considérer que la gestion française des musées soit parfaite, mais ne confondons pas tout). Malheureusement, ce sont les grands noms, les grandes œuvres que réclame l'étranger (et on le comprend). Or, à moins de se lancer dans le faux ou la copie, ou encore de réveiller les morts, on voit mal comment multiplier les chefs-d'œuvre.

Le vice final

Là pointe le vice final de l'opération : devant assurer de plus en plus de prêts, les cimaises de nos musées risquent d'accrocher des tableaux moins connus, sinon de second ordre, qui décevront les visiteurs ayant traversé le globe pour venir les voir. En voulant donner des amateurs à Abou Dhabi, à Lens, à Atlanta, à... , à... , à... (car pourquoi s'arrêter en si bon chemin), on risque de mettre en danger le public de la maison mère. Pas de problème, direz-vous, il suffira d'augmenter la part de l'Art contemporain, déjà régulièrement présenté à Orsay, au musée Bourdelle, au Louvre... puisque les musées se doivent de multiplier l'offre : centres culturels, centres commerciaux, même combat. Mais tant que le touriste aura la bêtise de préférer Léonard de Vinci à Sophie Calle, cette brillante politique de prêt n'aboutira qu'à délocaliser la manne touristique, qu'à tuer la poule aux œufs d'or : après le transfert de technologies, le transfert du patrimoine ?

M. Loyrette ayant reconnu que le Louvre (dont il est directeur) n'avait pas les moyens logistiques et humains pour répondre, seul, à la demande d'Abou Dhabi (et d'Atlanta et de Lens), il s'est crée un consortium de musées dans les réserves desquelles on piochera. L'ensemble, qui n'est pas le Louvre, portera quand même ce nom. Le Louvre devient donc une simple marque, une griffe à exploiter sous licence : on sent bien la tentation de gérer les biens culturels comme une marchandise, avec stock, turn over, et tutti quanti. Il y a, incontestablement, dans notre société, un désir de marchandiser le patrimoine, d'intrumentaliser la culture. Or pour certains, constater une évolution à force de justifications pose une dernière question : quel est le rôle de l'intellectuel ? Repérer les évolutions possibles, en faire des logiques irrémédiables et se coucher dans le sens de l'histoire ? Ou bien, plutôt que de s'abandonner à des déterminismes, aider les hommes à faire leur histoire. Alors la réflexion et le débat peuvent être un contre-pouvoir à l'action politique ou économique (comme l'économie et le politique peuvent, à leur tour, corriger certaines utopies intellectuelles). Enjeu hautement démocratique.

*Christine Sourgins est historienne de l'art. A publié Les mirages de l'Art contemporain, La Table Ronde, 2005.

Pour en savoir plus :

■ La tribune de Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht dans le Monde du 13 décembre 2006.

■ Le manifeste de la Tribune de l'art

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