Deux articles divergents ont été mis en ligne le 20 mai sur Libertépolitique.com. Dans l'un, Jean-Yves Naudet se réjouit de ce que le pape semble se prononcer en faveur d'échanges internationaux très peu contingentés par les autorités politiques ; dans l'autre, Roland Hureaux soutient que des protections sont nécessaires plus souvent que ne le pensent les libre-échangistes, et explique que ce n'est pas à la doctrine sociale de l'Église de trancher entre ces deux opinions. Est-ce la profonde estime et l'amitié que j'ai pour l'un et l'autre ? je n'arrive à donner tort ni à l'un, ni à l'autre.

Comme Jean-Yves Naudet, je souhaite que le magistère se réfère clairement à la liberté comme à une valeur fondamentale. Mais de quelle liberté s'agit-il ? Celle de Jésus vis-à-vis de tous les tabous, de toutes les structures de péché de son époque, m'attire irrésistiblement : j'espère, comme enfant de Dieu, participer, fut-ce bien modestement, à cette liberté suprême du Fils de Dieu.
En revanche, je conçois bien que les autorités politiques ne peuvent pas laisser faire tout et n'importe quoi. Par exemple, si je trouve qu'il y a trop de limitations de vitesses sur nos routes, ce n'est pas parce que je récuserais le droit que s'est attribué l'État d'édicter des limitations ; c'est parce que le mieux est l'ennemi du bien : l'inflation des réglementations les dévalorise, conformément à une loi économique qui s'applique bien au delà du seul domaine monétaire. C'est aussi parce qu'à traiter systématiquement les citoyens comme des faibles d'esprit auxquels il faudrait dire en toute circonstance ce qui est bon pour eux et pour la communauté, on en fait soit des moutons soit des révoltés.
Donc, je ne souhaite pas que le commerce international se mette à ressembler à nos routes de France, littéralement gangrenées par ce que l'on pourrait appeler la bureaucratie protectionniste — car il s'agit bien de protéger les usagers en utilisant l'outil favori des bureaux, une réglementation qui, à force d'être bête, finit par être ressentie comme méchante.
Analyse de risques
Mais quand Roland Hureaux pose le problème du commerce entre pays où les niveaux de rémunération du travail, à qualification égale, sont dans un rapport de un à dix, comment ne serai-je pas sensible à ses arguments ? Dès lors qu'il veut limiter la vitesse en certains endroits effectivement dangereux, sans embêter [1] les automobilistes en multipliant les contraintes inutiles ou excessives, le libéral que je suis n'y voit rien à redire. Des libéraux comme Maurice Allais et Maurice Lauré ont, au terme d'analyses sérieuses, trouvé dangereuse la grande vitesse sur l'axe commercial Nord-Sud : ils n'ont en rien renié leur philosophie libérale en proposant d'y instaurer une limitation de vitesse.
On peut naturellement être en désaccord avec leur analyse. C'est une question technique, pas une question doctrinale. Et c'est sur l'analyse technique, me semble-t-il, que s'opposent Naudet et Hureaux : tous deux estiment que l'accroissement des échanges ne présente pas d'inconvénient important lorsqu'il s'agit de pays dont le niveau de développement est à peu près équivalent ; mais quand les niveaux sont très inégaux, le premier continue à considérer qu'il n'est pas dangereux de commercer à tout va, tandis que le second diagnostique des risques de dérapage.
Personnellement, je suis moins optimiste que Jean-Yves Naudet, et moins pessimiste que Roland Hureaux. Il me semble que la situation se présente très différemment selon les cas. Par exemple, prenons le Zimbabwe : ce n'est certainement pas dans ce malheureux pays que nos industriels vont délocaliser leurs usines ! Il en va de même pour le non moins malheureux Afghanistan, mais cette fois un autre facteur plaide en faveur d'une limitation de certains échanges : l'importation des armes et l'exportation des dérivés du pavot, avec les Talibans comme acheteurs dans le premier cas, et comme vendeurs dans le second, ne sont peut-être pas hautement souhaitables !
Équilibre gagnant/gagnant
Prenons maintenant la Tunisie et la Chine. Les échanges avec notre petit voisin méditerranéen peuvent certes s'accompagner de quelques délocalisations, mais en revanche ses importations de biens d'équipement et de technologie fournissent des débouchés, et donc des créations d'emploi ; on est probablement dans un cas gagnant/gagnant. Tandis qu'avec la Chine, le libre-échange se traduit par un déséquilibre des balances des paiements qui n'est bon ni pour ce pays, dont les habitants se serrent excessivement la ceinture, ni pour nous, qui voyons nos emplois diminuer et notre dette augmenter. Limiter les achats au premier pays serait aussi sot que les limitations à 70 km/h placées sur de belles lignes droites sans le moindre danger ; tandis qu'avec la Chine, l'absence d'intervention restrictive se compare à celle de signalisation à un carrefour très fréquenté.
Inutile de multiplier davantage les exemples : n'est-il pas clair que la casuistique, à laquelle l'Église catholique a largement eu recours, est nettement préférable au dogmatisme ? Mais attention ! La casuistique n'a pas grand chose en commun avec ce que nos homme politiques appellent pragmatisme , pour dissimuler l'absence de vision systémique et de principes directeurs, la volonté de ménager la chèvre et le choux, et l'habitude de décider au pifomètre sans étude d'impact. Elle est basée sur l'analyse fine des situations, combinant une démarche scientifique ou technique avec une analyse conceptuelle et morale sans concession et un grand respect des personnes dans leur originalité.
La pensée libérale, construite sur des concepts clairs, férue de rigueur et de réalisme dans les analyses, se sent très à l'aise avec la casuistique. La doctrine sociale de l'Église, également. Dieu soit loué, mes deux amies sont faites pour s'entendre. Pourquoi n'en irait-il pas de même de mes deux amis ?

 

*Jacques Bichot est économiste, vice-président de l'Association des économistes catholiques.

 

 

[1] Embêter : au sens étymologique : plonger dans la bêtise.
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