Lettre ouverte à un Président qui joue avec le feu

Source [Marianne] La grandeur d’un homme d’Etat est de prendre la mesure des événements, mais aussi de se garder d’instrumentaliser une idée, en l’occurrence la défense nécessaire du mérite et de l’effort, dans un but politicien.

Monsieur le Président, vous êtes un alchimiste. Vous êtes passé maître dans l’art de changer l’or en plomb. Après neuf semaines d’une crise comme le pays n’en avait pas connu depuis longtemps, vous, Monsieur le Président, devriez être tout entier absorbé par la recherche d’une réponse politique qui rassemblera les Français divisés et permettra de renouer le lien de confiance abîmé, non par ces manifestations, mais par des décennies de confiscation de la démocratie représentative. Eh bien non. Vous préférez piétiner les belles promesses lancées lors de vos vœux, sur les « mots qui ont pu blesser », et jeter un peu plus d’huile sur le feu, histoire de voir si l’on ne pourrait pas provoquer l’explosion finale. Et ce faisant, vous salissez un discours essentiel sur le sens de l’effort et le dépassement de soi, vous avilissez une réflexion sur la beauté des gestes qui anoblissent l’être humain. Monsieur le Président philosophe, vous rabaissez finalement tout à votre mesure, celle d’un politicien.Ainsi, devant une assemblée de maîtres boulangers, vous évoquez le sens de l’effort. Grande et belle cause. Notre société crève de ne pas valoriser le mérite et le don de soi. Notre société se perd dans le culte de la facilité, de l’immédiateté. Il y avait tant de chose à dire face à des artisans, des hommes qui se lèvent au milieu de la nuit pour nourrir leurs semblables et donner le meilleur d’eux-mêmes. Vous eussiez pu développer cette distinction majeure entre travailler et œuvrer, le premier évoquant la torture quand l’autre nous élève vers l’essentiel. Vous eussiez pu vous lancer dans une critique de notre organisation économique entièrement fondée sur la consommation, c’est-à-dire l’excitation des pulsions et le fantasme de combler par la possession le vide de nos existences. Il eût été possible, par là même, de s’adresser à ces gens que notre société écrase sous les dépenses contraintes, devenues peu à peu indispensables pour ne pas se trouver totalement désocialisé. Il eut été possible de dessiner un autre horizon, de rendre leur dignité à tous ceux qui accomplissent une tâche noble et s’épanouissent dans la précision d’un geste et la perpétuation d’un savoir-faire.

De quels troubles voulez-vous parler ?

Vous avez trouvé plus urgent de déclarer : « Les troubles que notre société traverse sont aussi parfois dus, liés au fait que beaucoup trop de nos concitoyens pensent qu’on peut obtenir sans que cet effort soit apporté, que parfois on a trop souvent oublié qu’à côté des droits de chacun dans la République (...) il y a des devoirs. » Mais de quels troubles voulez-vous parler, Monsieur le Président ? Imaginez-vous une seconde qu’un tel discours puisse apparaître autrement que comme une leçon donnée à ceux qui clament leur détresse depuis le mois de novembre? Et croyez-vous qu’il soit opportun de tenter un appel du pied aux Français fragilisés par plusieurs semaines de manifestations, à ces commerçants et artisans dont certains risquent de déposer le bilan, alors qu’ils payent tout autant votre refus d’apporter des réponses politiques à cette crise ?

Il suffit d’avoir discuté quelques minutes avec certains de ces citoyens qui, dès le 17 novembre, ont crié leur colère sur des ronds-points, pour avoir pu constater qu’un très grand nombre étaient issus de ces artisans, commerçants et petits employés qui se lèvent tôt et ne comptent pas leurs heures. Les premières revendications de ce mouvement étaient de pouvoir vivre décemment de son travail. C’est d’ailleurs ce qui a valu d’emblée à ce mouvement d’être classé par certains commentateurs dans la catégorie des déclinaisons douteuses du courant poujadiste. Nombre des premiers Gilets jaunes étaient des femmes célibataires avec charge d’enfants, ces femmes qui sont les premières victimes des temps partiels contraints et les premières frappées par la misère. Rien à voir avec un quelconque éloge de l’assistanat.

Que sont donc Amazon ou Airbnb, qui ruinent nos commerçants et nos hôteliers ?

Allons plus loin. Depuis votre campagne électorale, vous nous vantez la « start-up nation », la mobilité, l’économie fluide. Rien de plus immobile qu’un boulanger. Rien de plus pérenne que le savoir-faire artisanal. Rien de plus éloigné de votre modèle que ce sens de l’humilité au service des autres. Les start up sont ces entreprises créées par des jeunes gens qui font parfois des millions sur une simple idée. Celles qui ont réussi et constituent des modèles de votre monde moderne s’appuient sur le travail et les biens produits par d’autres pour faire de l’argent sur la simple mise en relation. Que sont donc Amazon ou Airbnb, qui ruinent nos commerçants et nos hôteliers ? Ne parlons même pas de ces banquiers d’affaires qui gagnent des millions en organisant des transactions entre multinationales.

L’entregent relève-t-il de ce que vous considérez comme le « sens de l’effort » ? Le capitalisme financier dont vous défendez farouchement les mécanismes est le type même d’organisation économique qui se contrefiche du mérite et récompense la capacité à faire de l’argent avec de l’argent, quitte à ruiner les producteurs les plus fragiles. Un genre de cordée sans effort, dont les premiers ne sont pas, loin s’en faut, les plus méritants.

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