La démission de l'Education nationale, une question de survie

Ils se disent usés, excédés et parfois à bout. À l'heure où la colère gronde contre la réforme des retraites, des salariés du service public ont choisi de démissionner, non sans regret.

"Après des jours de réflexion, je pense qu'il est temps de l'assumer : j'ai décidé de quitter l'Éducation nationale à la fin de cette année scolaire. Je ne sais pas où je vais aller ni ce que je vais faire. Mais je sais intuitivement maintenant que c'est la bonne solution". C’est par un tweet que Benjamin Briand, professeur de philosophie en Île-de-France, a choisi de tirer sa révérence du service public, le 15 décembre. 

Ce post a été, pour lui, un soulagement. "J’avais besoin de le dire car cela faisait longtemps que je refoulais cette décision", avoue-t-il, lors d’un entretien à France 24, comparant son geste "à un 'coming out'".

Cinq ans de carrière dans l’enseignement ont suffi à ce professeur de 29 ans pour atteindre le point de non-retour : une fatigue physique et morale de plus en plus pressante conjuguée à une perte de sens du métier. "J’en peux plus, j’ai donné tout ce que je pouvais, je n’ai plus la foi, lâche Benjamin Briand, qui a prévenu sa direction dès le lendemain. Mes missions de transmettre un savoir et d’accompagner le développement des esprits des élèves sont devenues impossibles à atteindre".

"Mon métier, je l’aime énormément", assure le titulaire qui exerce dans des zones de remplacement. "Enseigner, j’adore ça, il y a des moments extraordinaires comme par exemple, expliquer quelque chose à un élève et voir son regard s’illuminer, son cerveau s’éveiller parce qu’il a compris. Cela vaut tout l’or du monde, mais ce qui me peine c’est que ces moments sont de plus en plus rares".  

"Je récupère des blessés de guerre"

Aujourd’hui, Benjamin Briand, qui enseigne dans deux lycées d’Argenteuil, en banlieue parisienne, estime ne plus réussir à préparer ses élèves en vue du cycle supérieur. "J’ai l’impression de récupérer des blessés de guerre qui sont en manque de savoir et qu’il est aujourd’hui impossible de les aider à aller vers l’avenir. J’ai le sentiment de les envoyer à l’abattoir".  
La relation professeurs-élèves se dégrade. "Le rapport entre nous et eux est de plus en plus tendu, reconnaît-il. Avant, les lycéens qui avaient le sentiment que l’école les méprisait prédominaient dans les filières techniques. Aujourd’hui, ce mal-être s’est étendu aux classes générales".

À qui la faute ? "Je n’accuse personne, ni les élèves, ni les parents, ni l’Éducation nationale", affirme-t-il. Mais il finit par pointer du doigt les réformes qui se sont enchaînées sans cohérence. Conséquence : une pression psychologique s’est abattue sur le corps professoral et les élèves.

La première réforme qui a heurté Benjamin Briand est celle du collège, menée en 2015 par la ministre de l’Éducation de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem. Elle prévoit notamment de favoriser des apprentissages pratiques et des projets interdisciplinaires. "Dans les faits, elle a considérablement appauvri les enseignements fondamentaux", estime l’enseignant qui a vu des collégiens arriver au lycée "avec un retard monumental". "Les bases de français ne sont pas acquises, ajoute-t-il. Tout comme en mathématiques, où les élèves accusent d’énormes lacunes".

"Comment voulez-vous construire un nouvel étage d’apprentissage si les niveaux inférieurs de l’édifice ne sont pas solides ?", s’emporte-t-il. "Le retard est souvent trop important pour être résorbé. Et nous, on n’a pas assez de temps pour y remédier".  
En 2017, l’arrivée d’un ancien recteur d’académie rue de Grenelle a suscité une vague d’espoir. "Jean-Michel Blanquer remplaçait la très politique Najat Vallaud-Belkacem, qui était hors des réalités. On a cru qu’il allait réparer les erreurs passées", se souvient-il.

Mais rien n’a changé. "Il en a rajouté une couche", selon lui, en mettant en place, en 2018, la réforme du baccalauréat. Elle prévoit de supprimer les trois filières générales et favoriser les spécialités. "En clair, dès la seconde, les élèves devaient avoir une idée des options à prendre pour la première et la terminale. Sauf que leur demander de choisir plus tôt que d’habitude avec moins de savoir, cela donne un cocktail explosif de tensions et de pressions", commente Benjamin Briand.

"J’ai le sentiment de sortir d’un grand théâtre dans lequel tout le monde joue la comédie"

En juin 2019, les enseignants ont décidé de protester contre cette réforme en faisant la grève des copies, un mouvement qui a provoqué un tollé. Benjamin décide, lui, de ne pas y prendre part. "J’avais encore l’illusion que cela pouvait aller mieux", admet-il. Il regrette néanmoins que l’action des professeurs n’ait pas été comprise par les journalistes et les parents. "La réforme est très technique et difficile à expliquer quand on n’est pas du sérail", argue-t-il. Résultat, selon lui : la couverture médiatique a donné le sentiment que les enseignants prenaient en otages leurs élèves. "Ils se sont sentis humiliés, l’épisode a été très douloureux", souligne-t-il. "Il y a une réelle incompréhension de ce que vivent les professeurs et l’image que les gens ont d’eux".

Dans "cette ambiance morose et lourde", la réforme des retraites n’a été que "la goutte d’eau" qui l’a poussé à partir. "Je suis trop jeune pour me sentir visé par les retraites mais cette question affecte beaucoup de mes collègues qui, entre la perte de sens du métier et le salaire qui n’est pas mirobolant, nous accable et nous décourage encore plus, explique-t-il. Avec un avenir si sombre, je ne peux pas rester. J’ai l’impression de sortir d’un grand théâtre dans lequel tout le monde joue la comédie".

Démissionner est un soulagement car les années à venir vont être pire, assure-t-il. "La souffrance du métier est très grande et elle devrait encore s’accentuer." Son tweet, qui a suscité 2 400 "j’aime" et 529 retweets, a fait vivement réagir les internautes, notamment des enseignants. "Je ne vais pas tarder non plus", a réagi @Levez_le_doigt, tout comme @AgagBoudjahlat qui assure "suivre bientôt" l’exemple de Benjamin Briand.

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