Qui connait encore la grande tradition diplomatique sur laquelle a si longtemps reposé le  concert des nations , en Europe et ailleurs ? À entendre les principaux responsables de l'État ou de la diplomatie en Europe occidentale, on est confondu par l'amateurisme, la naïveté, l'immaturité avec lesquels sont traitées les crises qui parcourent le monde arabe : Tunisie, Égypte et peut-être Syrie, Yémen, Algérie, etc.

Les ministres interviennent à contretemps, tantôt semblant protéger le régime en place (Mme Alliot-Marie en Tunisie), tantôt demandant à la légère le départ d'un chef d'État (Mme Boughrab en Égypte). Les hommes politiques sont interpellés pour n'avoir pas anticipé les événements. La Commission européenne fait son mea culpa pour n'avoir pas prévu ce qui s'est passé. Les oppositions reprochent aux gouvernements leur passivité, ceux-ci prennent position contre les gouvernements arabes en place dès que la tournure des événements limite leur risque d'erreur, les uns et le autres semblent courir derrière les foules arabes pour n'avoir pas l'air dépassé.

Le président d'un petit parti se réclamant du gaullisme a appelé bruyamment le gouvernement français à prendre parti pour les révoltés égyptiens et la démocratisation de l'Égypte, oubliant – ou sans doute n'ayant jamais su – combien le général de Gaulle était particulièrement à cheval sur le principe de non-ingérence. On lui a même fait grief de l'appliquer trop strictement à l'Algérie nouvellement indépendante au point de ne pas y être intervenu pour protéger les harkis. En reconnaissant la Chine populaire en 1964, il précisa bien que la France ne connaissait que des gouvernements de fait sans se prononcer, ce faisant, sur leur légitimité. Le gaullisme que certains prêchent aujourd'hui, c'est du gaullisme kouchnerisé.

La diplomatie de la présomption

Ces attitudes sans précédent dans l'histoire diplomatique classique forment un concert bruyant et désolant. Elles reposent d'abord sur la présomption. Les chancelleries devraient prévoir ce qui va se passer partout et toujours. On sait certes que les tyrannies ont toujours une fin. Le problème est de savoir quand. En fait, on reproche aux gouvernements européens de ne pas avoir lâché les régimes en perdition à J-15 au lieu de J-1. De fait, tous ceux qui exaltent la démocratisation et voudraient en pousser les feux s'intéressent à des régimes déjà chancelants. Ils ne courront pas le risque d'appeler la démocratisation de régimes encore plus tyranniques mais qui semblent pour le moment solides comme l'Arabie saoudite, la Libye ou la Chine.

Présomption de tout prévoir, présomption aussi de pouvoir influer sur les événements, ou plutôt naïveté. Est-il nécessaire de dire que les déclarations de nos ministres ou les communiqués de la Commission européenne ne sauraient avoir qu'une influence à la marge sur des événements qui sont d'abord de politique intérieure ? Il se raconte que les États-Unis, dont les moyens d'intervention sont beaucoup plus puissants que les nôtres auraient  suscité  la révolution égyptienne. Cela reste à prouver.

Non seulement, notre influence n'est pas grande, mais l'hostilité des opinions publiques des pays arabes envers l'Occident est telle qu'il y a de fortes chances que ces interventions soient contre-productives, qu'en soutenant un homme ou un parti, nous le décrédibilisions. Cette attitude est d'ailleurs de tous les temps et de tous les peuples : souvenons-nous de l'impact contraire aux intentions de son auteur qu'eut le manifeste de Brunswick au moment de la Révolution française !

Sans changer de registre, on peut se demander si l'emballement démagogique de l'affaire Cassez, tout aussi marqué d'amateurisme et qui a pris une tournure offensante pour un grand pays comme le Mexique, ne va pas retarder de plusieurs années la libération de la jeune femme.

Immaturité

Cet activisme verbal tout azimut est aussi un signe d'immaturité. Cette règle ancestrale de sagesse selon laquelle on ne saurait se mêler des affaires de son voisin que dans les cas extrêmes, et qui vaut autant dans les affaires familiales que dans les affaires internationales, semble perdue de vue depuis longtemps. C'est le retour aux illusions de l'adolescence !

Enfin, l'interventionnisme en faveur de la démocratie est, on ne saurait l'oublier, devenu depuis vingt ans l'un des masques de l'hégémonie américaine, laquelle au Kosovo, en Irak, en Afghanistan s'est toujours drapée dans les oripeaux de la démocratisation pour exercer une politique de puissance, avec les résultats que l'on sait. Les idéologies universelles sont toujours la marque des empires. Le rôle de l'Europe, si elle veut encore en jouer un, n'est sûrement pas de mettre un peu plus d'huile sur le feu ou de céder à l'emportement général, mais au contraire de défendre un certain classicisme et donc le principe de non-ingérence.

La langue diplomatique, qui sera bientôt aussi oubliée que le grec et le latin, ne manquait pourtant pas de formules pour gérer le genre de situations que nous venons de connaître. Il n'était pas difficile de dire que  le destin de l'Égypte est d'abord l'affaire du peuple égyptien , que même si la France souhaite partout la démocratie et les libertés, elle n'a pas à s'ingérer dans une affaire qui est d'abord une affaire égyptienne , que les États reconnaissent des États, que la reconnaissance ses régimes de Ben Ali et Moubarak n'emportait aucune forme d'approbation , etc.

C'est enfin, faut-il le rappeler, une illusion idéologique, que de croire que tout changement va vers plus de démocratie, que la fin de l'histoire, telle la Parousie, est proche. Même si le renversement de dictateurs depuis longtemps en place ne peut que réjouir les Français, ne nous faisons pas trop d'illusions sur ce qui va suivre de peur d'être vite déçus. Un général proaméricain qui remplace un autre général proaméricain : est-ce cela que nous voulons ? Les mêmes qui célébrèrent la chute du régime du shah d'Iran durent déchanter. Même sans céder au fantasme du risque islamiste, sachons regarder ce qui se passe au sud de la Méditerranée — et ailleurs — en gardant la tête froide.