J'étais ce matin à la Poste. Tout y était chamboulé : plus de guichet ; si vous voulez acheter un timbre à 0,56 €, on vous mène à la machine automatique : le client doit s'adapter. Le préposé tient une boutique où il vend des boîtes Colissimo à 10,50 €. Pour acheter une boîte simple à 3,5 €, on me dit d'aller à la librairie d'en face. On vend aussi dans cette boutique de beaux livres de cuisine, des albums photos.

Je cherche un formulaire d'envoi en recommandé avec accusé de réception, il n'y en a que sans. Je fais la queue pour en demander, non pas au guichet mais autour d'une sorte de banque où se pressent de manière inorganisée quelques clients ; l'esprit-clientèle se développe à La Poste: avant moi, un vieux monsieur un peu sourd accapare l'employé douze minutes ; je me dis égoïstement que du temps où un employé grincheux, bien calé derrière son guichet, expédiait les gens, j'aurais moins attendu. Mais c'est pour rien que j'ai attendu : on me dit que c'est le collègue à l'autre côté du bureau qu'il me faut voir. Excusez-moi, Monsieur, rien ne l'indiquait.
J'ai remarqué aussi que les lettres ne portent plus le cachet de la ville d'origine ; c'est peut-être plus simple pour ceux qui envoient des lettres anonymes ! Et si vous écrivez le 52 au lieu du 53 de la rue de la République, le service postal de rattrapera jamais votre erreur comme il le faisait autrefois ; votre lettre ne parviendra tout simplement pas à son destinataire. Il arrive aussi qu'elle n'arrive pas non plus si on met l'adresse exacte. En tous les cas, plus personne à La Poste ne se risque à assurer que dans 90 % des cas, elle sera distribuée le lendemain. Et, dans certaines villes de province, pour qu'elle parte le soir même, on pouvait la poster jusqu'à minuit, puis jusqu'à six heures seulement ; maintenant le dernier délai est quatre heures. C'est le progrès, me dit-on. Le client doit s'adapter.
De vraies boutiques
Peut-être tout cela n'est-il qu'une question d'habitude. Je sais en tous cas que depuis que France-Télécom a fait, il y a plus longtemps, sa révolution commerciale, je n'ai jamais retrouvé les fauteuils moelleux du service public où l'on attendait tranquillement qu'on vous appelle pour régler votre problème de téléphone. Les agences ont l'air de vraies boutiques, où on attend un peu n'importe comment, debout, serré, qu'un employé se libère. Quand vous avez mis la main dessus, il cherche certes à régler votre problème, mais je le soupçonne aussi de vouloir vous fourguer à tout prix sa camelote : le dernier modèle de téléphone portable, le dernier forfait, etc.
À propos de France-Télécom, on se souvient qu'autrefois, il y avait le 12 où un fonctionnaire qui savait ses départements répondait vite et bien à vos demandes de renseignement. Depuis quatre ans, le service a été, comme on dit, externalisé ; il faut faire le 118 et quelque chose ; on a l'embarras du choix entre les opérateurs à six chiffres ; si on a le temps, on peut calculer avec sa calculette combien on économisera de centimes en passant par tel numéro plutôt que par tel autre. N'importe comment, on tombe sur une voix qui sonne, elle aussi, français, mais qui vous demande si Le Havre s'écrit avec ou sans H. C'était au début.
Maintenant on trouve de plus en plus d'accent chez les standardistes, comme si on se souciait de moins en moins de sauver les apparences : elles répondent du Maroc, de l'Ile Maurice, peut-être du Vietnam. On se console en se disant que tout cela donne de l'emploi à des filles très pauvres dans le tiers-monde. Il reste que le chiffre d'affaires de l'ensemble de ces numéros réunis n'atteint pas la moitié du 12. Peut-être veut-on que je me tourne vers l'Internet. Là aussi le client doit s'adapter...
Pages blanches, parlons-en. Une grande campagne de publicité a été faite il y a deux ans, au moment de l'externalisation, je pense, sur le thème PagesJaunes se modernise .
Catastrophe : avant, la page d'accueil s'ouvrait directement sur l'annuaire des particuliers ; à partir de ce moment l'annuaire est devenu plus professionnel : il vous amène directement sur PagesJaunes. Et pour retrouver les PagesBlanches, il faut cliquer et attendre deux secondes; on dira certes que deux secondes ne comptent pas, pas plus en tous cas que les centimes que l'on peut gagner en fonction de l'opérateur mais, pour les gens pressés que nous sommes devenus, elles sont frustrantes. Si la première requête est infructueuse, on ne peut pas taper le nouveau nom directement ; il faut revenir à la page d'accueil de PagesBlanches : là aussi, une seconde d'attente. Il semble que depuis quelque temps certains de ces petits travers aient été corrigés. On n'aurait rien changé dès le départ qu'ils n'auraient pas eu besoin d'être corrigés !
Pure singerie
Tout n'est pas mauvais dans la concurrence. Il est incontestable que les factures de téléphone sont moins lourdes qu'il y a dix ans. Je doute qu'il en soit de même pour les factures d'électricité. Il est facile de s'installer opérateur de télécommunications, plus difficile de construire un réseau de production et de transport d'électricité. Plus difficile aussi de faire un réseau de distribution de courrier généraliste ouvert à tous et couvrant tout le territoire
Avec ou sans changement de statut, La Poste peut laisser dégrader son service autant qu'elle veut, je n'irai pas m'adresser à son concurrent sur le trottoir d'en face. C'est dire que cette démarche commerciale, soi-disant concurrentielle, au moins autant qu'elle s'adresse au grand public, est pure singerie, une prétendue adaptation à une concurrence qui ne verra jamais le jour — sauf paraît-il dans les zones frontalières où la poste allemande ou néerlandaise venait il n'y a pas si longtemps chercher le courrier en France, l'affranchissait moins cher et le remettait à la poste française pour qu'elle le distribue...
Il fut un temps où le progrès voulait dire l'application de techniques modernes qui rendaient chaque année les services publics — et même privés — plus fiables, plus rapides, plus confortables : après la diligence, la machine à vapeur, puis le train électrique et maintenant le TGV (au moins sur les lignes principales, pour les autres il vaut mieux ne pas en parler).
Le client devait certes s'adapter, mais il y trouvait son avantage. Aujourd'hui, on nous dit que l'évolution à laquelle il faut s'accoutumer pour être moderne, c'est un service postal plus lent, moins fiable, un service de renseignements téléphoniques moins sûr, des banques de données Internet plus lentes, etc. Mais on prétend que dans, cet univers impitoyable et concurrentiel où nous sommes entrés désormais, le progrès c'est ça ; le client doit s'adapter. Comme dans le 1984 d'Orwell, le progrès, c'est le recul ! Les sciences et les techniques auraient-elles régressé ? Non. Qui peut comprendre ?
Fini le temps des PTT, voici la postmodernité.
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