Front contre Front : le noeud gordien des souverainistes

En août dernier, l’économiste Jacques Sapir a déclenché une polémique en appelant à la constitution d’un « front de libération nationale » incluant le Front national sous certaines réserves. Le sujet n’est pas neuf. Depuis la ratification du traité de Maastricht en 1992, la question de l’alliance entre partis souverainistes s’est posée à plusieurs reprises. Elle ne s’est concrétisée qu’une seule fois, lors des élections européennes de 1999.

DANS UNE TRIBUNE parue en 2014, Jacques Sapir conseillait à François Hollande de nommer Jean-Pierre Chevènement Premier ministre. Celui-ci avait implacablement dressé dans son dernier livre [1], qui venait de paraître, le bilan de l’Union européenne et de la monnaie unique. Un an plus tard, prenant acte de l’obstination de François Hollande [2] et plus globalement des élites médiatiques et politiques à sauver l’euro, c’est-à-dire à sauver une monnaie insauvable, l’économiste a appelé dans le Monde à « une stratégie de large union, y compris avec des forces de droite [3] ».

Des membres du Front de gauche, dont Jacques Sapir est pourtant proche, se sont immédiatement élevés contre ce qui constitue à leurs yeux un crime de lèse-majesté. Ceci pour deux raisons. La première tient au Front national. Envisager une alliance avec un parti qu’ils s’évertuent envers et contre toute rationalité à qualifier de fasciste, leur est impossible. La deuxième recouvre en partie la remarque précédente. Le Front de gauche n’a pas achevé sa mue souverainiste. Certes, Jean-Luc Mélenchon s’est finalement rallié à la sortie de la monnaie unique [4], mais les mots de frontière et de nation sont encore minés. Ne serait-ce pas faire le jeu de Marine Le Pen que de parler comme elle ?

Les vingt dernières années ont pourtant fait la preuve inverse.

Vingt ans d’occasions perdues

Le FN a tiré sa force de l’incompétence des deux grands partis, mais aussi du fait que les personnalités politiques qui proposaient une alternative à l’européisme n’ont pas su tirer leur épingle du jeu. Isolés, mal relayés médiatiquement, leur visibilité lors des élections présidentielles était finalement assez faible et contrastait ainsi avec le vote des Français lors des consultations référendaires [5]

Entre les deux partis majoritaires et le Front national, l’espace politique et surtout médiatique était déjà étroit. Il l’était d’autant plus faute d’alliance ou de front. Autrement dit, en avançant chacun de leurs côtés, les souverainistes se sont éparpillés. On ne compte qu’un seul rassemblement entre personnalités politiques souverainistes de premier plan. Il eût lieu en 1999, lors des élections européennes. Philippe de Villiers et Charles Pasqua doublèrent alors la liste Sarkozy-Madelin avec 13% des voix.

Dans un article précédent [6], nous avions dressé les causes de cette « impossible alliance ». Elles tiennent principalement à trois facteurs :

- Des différences idéologiques. Le souverainisme n’est pas un absolu pour tous ces partis. Entre Philippe de Villiers et Jean-Pierre Chevènement, il existe par exemple des oppositions importantes concernant le rapport à la laïcité et, partant, à l’école publique, thème cher au second. Entre Jean-Pierre Chevènement et Philippe Séguin ou plus tard Nicolas Dupont-Aignan, les idées sont semblables mais l’appartenance politique bien différente. Le clivage droite/gauche a été effacé par Maastricht, mais personne n’en avait jusqu’à maintenant pris vraiment acte : ni les électeurs, ni les médias, ni les grands partis (ces derniers n’y ayant tout simplement pas intérêt).

- Un cadre défavorable. L’élection présidentielle a été dévoyée par un système médiatique et des sondages déniant la légitimité des candidats qui ne sont pas issus des deux grands partis. L’élection présidentielle française est désormais assez comparable au modèle américain auquel nous avons pris tout ce qu’il avait de plus néfaste. La différence tient au fait que le FN a concentré et, par-là, gelé une part de l’électorat dit contestataire. Ostracisé par les autres forces politiques, il s’est aussi ostracisé lui-même du temps de Jean-Marie le Pen. Ses propos avaient empêché un rapprochement avec le RPR dans les années 1980.

En conséquence, afin de s’assurer des postes de députés et de continuer à exister un minimum politiquement, des partis souverainistes ont dû s’allier avec les deux formations européistes, machines à gagner les élections. Ceci entraîne une conséquence importante : le manque de confiance entre dirigeants souverainistes. Quand Philippe de Villiers entre en 2009 dans le Comité de liaison de la majorité présidentielle, Nicolas Dupont-Aignan écrit sur son blog : « Philippe de Villiers a cédé ! Ceux qui, lors des élections européennes, me reprochaient de ne pas faire alliance avec Philippe de Villiers comprennent donc aujourd’hui pourquoi j’étais si méfiant. »

- Le dernier point tient au manque d’audace de certains leaders souverainistes pour se défaire du piège qui leur était tendu. Philippe Séguin, après Maastricht, n’a pas quitté le RPR pour fonder son propre mouvement : il a ainsi fait la preuve que l’« entrisme » était une stratégie vaine. Jean-Pierre Chevènement, en 2002, n’est pas allé au bout de son alliance avec Philippe de Villiers, jugé trop à droite par une partie des troupes du pôle républicain. Quant aux députés souverainistes restés au RPR ou à l’UMP, ils risquent de perdre leur mandat s’ils franchissent le Rubicon, faute de l’appui d’une grande formation politique.

L’appel de Chevènement : trop peu, trop tard

Quelques évolutions se sont produites ces derniers mois, mais elles semblent assez insignifiantes. Jean-Pierre Chevènement a participé à l’université d’été de Debout la France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan. Surtout, il a démissionné de la présidence du MRC et appelé au rassemblement des républicains des deux rives, Front de Gauche inclus mais FN exclu.

Trop peu, trop tard serait-on tenté de dire. Jean-Pierre Chevènement n’a plus le poids politique qu’il avait en 2002, lorsqu’il avait refusé de tendre la main à Philippe de Villiers. Il avait alors atteint les 15% d’intentions de votes dans les sondages puis s’était s’effondré. Nicolas Dupont-Aignan, de son côté, fait des scores modestes et peine à se faire entendre. Les dirigeants du Front de Gauche ne le dissocient pas vraiment de Marine le Pen. Il est donc, lui aussi, « infréquentable ».

Étrangement, mais peut-être ceci traduit-il aussi la dépolitisation des esprits [7], les souverainistes qui pourraient réaliser des scores très importants aujourd’hui sont des personnalités n’appartenant pas à la classe politique, hors Marine le Pen bien sûr. Geoffroy le Jeune, rédacteur en chef à Valeurs actuelles, imagine dans un livre paru en septembre la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle [8]. Un sondage IFOP pour Valeurs Actuelles estime que 12% des Français serait prêts à voter pour lui. On peut même raisonnablement penser qu’il ferait davantage. Il dispose d’un double avantage : il a une forte notoriété et ses idées, sortie de l’euro exceptée, sont plébiscitées par la majorité des Français.

Le scénario, cependant, est très peu probable. Pour Éric Zemmour. Il est trop tard : la France est morte écrit-il avec désespoir en conclusion de son Suicide français. Le politique, à le lire, n’y peut plus rien. Il n’y a plus d’espoir.

Briser le piège de Mitterrand

Si nous estimons comme Jacques Sapir et contrairement à Éric Zemmour que tout n’est pas perdu, il faudra donc, « à terme » comme l’écrit l’économiste, s’interroger sur « les relations avec le Front national ou le parti issu de ce dernier » [9]. C’est une vue de l’esprit de penser que les souverainistes pourraient l’emporter en 2017 sans le FN, lequel a obtenu 25% des suffrages aux européennes et 18% à la dernière élection présidentielle malgré la campagne très offensive de Nicolas Sarkozy.

Ceci implique de prendre acte de la nature réelle du Front national, une entreprise familiale que Marine le Pen transforme désormais en parti de gouvernement, non sans un certain technocratisme peu apprécié d’ailleurs des électeurs souverainistes. Si on le lit avec la rigueur intellectuelle qui s’impose, son programme tient plus du Parti communiste des années 1970 ou du RPR des années 1980 que des Croix-de-feu. Jacques Sapir note également que « voilà plusieurs années que l’on ne relève aucun caractère raciste ou xénophobe » dans ce parti. Il met deux conditions à l’intégration du FN dans le front qu’il appelle de ses vœux : l’abandon de la préférence nationale dans le secteur marchand, et une lecture de la laïcité qui permettrait la construction de mosquées.

Même en cas d’effondrement des partis européistes, et de restructuration de la vie politique autour de deux pôles, un grand parti libéral et un rassemblement des souverainistes, le FN en serait nécessairement bénéficiaire. Au mieux, les autres partis souverainistes créeraient une force politique qui pourrait peser aux côtés du Front national, mais pas à la fois contre le FN et le système. Ne plus ostraciser le FN est donc le seul moyen désormais pour briser le piège tendu par François Mitterrand trente ans plus tôt.

Persévérer dans l’erreur reviendrait à faire le jeu d’un système que les souverainistes prétendre combattre. Ils garderaient certes les mains pures mais ils n’auraient plus de mains. Et, pendant ce temps, le prince resterait nu, laissant le peuple à la dérive.

 

Laurent Ottavi

 

 

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[1] Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : l’Europe sortie de l’histoire ?, Fayard, 2013.
[2] Dont la conviction la plus chère tient au rêve delorien de la fusion des nations.
[3] Début 2016, l’économiste fera paraître un livre intitulé Le Moment souverainiste. Jacques Sapir a publié l’introduction de son livre sur son site Russeurope : http://russeurope.hypotheses.org/4312.
[4] Après bien des atermoiements, liés aussi au positionnement du Parti communiste par rapport au PS pour des raisons électorales.
[5] En 1992, le « oui » l’emporte du « bout des lèvres » selon la formule de Charles Pasqua. En 2005, le « non » l’emporte malgré l’unanimisme des classes dirigeantes. Les sondages montrent une défiance croissante des Français à l’encontre de l’Union européenne et de l’euro.
[6] Voir Souverainistes : l’impossible alliance, LP.com, 23/05/2014.
[7] On peut aussi émettre l’hypothèse, qui était celle de Philippe de Villiers, qu’Éric Zemmour est « le dernier homme politique ». Les dirigeants souverainistes ne sont plus ce qu’ils étaient. Marine le Pen et Nicolas Dupont-Aignan n’ont pas la stature et la culture qu’avaient Philippe Séguin ou Jean-Pierre Chevènement.
[8] Geoffroy Lejeune, Une élection ordinaire, Ring, 2015.
[9] Voir son interview sur Europe 1 dans le « club de la presse » le 28 septembre où il précise les propos qu’il a tenu dans le Monde. http://russeurope.hypotheses.org/4338.