LA PROVENCE est plus que jamais une destination branchée. De nombreux touristes, français et étrangers, s'y pressent, attirés par le soleil brûlant et la "provençalité" de magazine : la torride Provence sur papier glacé, du paysage méridional à pleine page et des lieux communs sur trois colonnes.

Quant aux institutions culturelles, elles tentent de capter au mieux ce flux touristique. Fleurissent donc les initiatives en tout genre, et les manifestations "incontournables". Quand la politique et la mode s'en mêlent, la culture communique. Avec d'étranges postulats et des résultats contestables.

À Aix, calissons et escroqueries

Dans l'attente du grand événement, la ville d'Aix-en-Provence bruisse d'espérances et les commerçants s'activent. Le musée municipal, abrité dans l'ancien Palais de Malte brutalement reconfiguré sans respect aucun pour le bâtiment, rouvre après un chantier de 25 millions d'euros. Les confiseurs ont stocké les amandes et les calissonniers apprêté leurs moules. La Ville et la Communauté du pays d'Aix se répandent en communication. Dans l'attente de quel événement, au juste ? À en juger par la frénésie ambiante, il doit s'agir de quelque chose comme le deuxième millénaire de la fondation de la ville. Erreur, le grand événement, c'est "Cézanne 2006".

Il y a cent ans, dans la matinée du 22 octobre 1906, mourrait Paul Cézanne (en haut à gauche, Autoportrait, détail). Nul n'ignore que Cézanne, le solitaire, le quasi réprouvé des Aixois en 1900, est devenu l'Aixois par excellence, la coqueluche de tout néo-Aixois en mal de légitimité provençale, la référence obligée et exclusive. "Cézanne 2006" ? Cela signifie Sainte-Victoire illuminée aux bons soins du mécénat d'EDF, 400 000 visiteurs payants attendus, l'hôtellerie prise d'assaut, les agences immobilières livrant à prix d'or des pavillons bordés de lavandes et d'oliviers fraîchement dépotés — (pour des oliviers centenaires, comptez sur nos services d'import de luxe de très bons sujets arrachés à la terre d'Espagne et transplantés en Provence pour plus d'authenticité, avec arrosage automatique en option, facturation en euros ou en dollars).

Me voici attablé à une terrasse sur le cours Mirabeau. Le garçon me sert un express ; dans la soucoupe, un sucre emballé aux couleurs du héros et un énigmatique paquet de couleur argentée, en forme de losange. Aix, ville de culture, se doit d'offrir le meilleur d'elle-même : un sucre à l'effigie du Maître, et le calisson "Cézanne 2006", modèle disponible en terrasse dès l'été 2005.

Quant aux fabriques intellectuelles, elles cogitent. Parmi les colloques, "l'Idée de Peinture chez le peintre de l'Idée de Pomme". On a rabattu les conférenciers de renom, au risque de rabâcher les airs rebattus, ou inversement incongrus, tel "Cézanne et les exclus" — peut-être parce que les gamins d'Aix jetaient des pierres à cet hurluberlu peu sociable et irascible.

Surtout, ne vous avisez pas de vous étonner de cet engouement unanime et obligé, et d'émettre la moindre réserve. Qui n'est pas pour Cézanne est contre Aix, qui n'est pas un bon cézannien est un mauvais Aixois, qui n'est pas cézannophile est suspect de n'avoir aucun goût, qui n'a aucun goût n'est pas digne d'habiter ou de visiter Aix.

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Mais il n'y pas que Cézanne et les terrasses, à Aix.

Le visiteur averti, tenté par la découverte d'un chef d'œuvre d'architecture, comme celui élevé pour un petit-fils d'Henri IV sur les plans de Pierre Pavillon, désireux de découvrir les riches collections rassemblées par Henri Dobler, de humer l'atmosphère d'un lieu accessible et non dénaturé, au décor presque intact et riche d'intéressantes collections d'arts décoratifs, portera volontiers, le naïf, ses pas vers le pavillon de Vendôme.

Prudence, toutefois. Un Aixois, d'ordinaire bon public mais devenu mauvaise langue par déception, prétend qu'en l'été 2005 les deux musculeux atlantes de pierre qui soutiennent le balcon de fer étaient éclipsés par deux Pataclés de "matériau composite", peut-être du polystyrène, orange merdeux et bleu vulgaire, qui occupaient les deux niches de l'étage noble de la façade — ces Pataclés étant l'œuvre d'un artiste contemporain vanté par l'exposition "Parcours... François Mezzapelle".

Taraudé par le remord d'avoir manqué la révélation de l'art contemporain marseillais exposé l'été dernier à Aix, il vous reste la ressource de consulter rétrospectivement le catalogue. Vous y apprendrez mille détails sur la carrière, les amitiés et les réseaux de François Mezzapelle. Je vous recommande un essai intitulé Boire, manger, jouer ou l'Ironie du sculpteur, copieuse ratatouille de citations indigentes, galimatias pseudo-philosophique sur la Création ; ce pot-pourri prétentieux a été proclamé au café "Chez Dieu" (sic). À en juger par la somme de concepts répandus dans ce catalogue qui peine à trouver acquéreur, on apprécie la devise de l'artiste ironique : "Bien boire, bien manger, se jouer du gogo, ou l'appétit du croqueur..."

 

À Marseille, hip-hop et postulats idéologiques

À Marseille, direction le fort Saint-Jean. Le bâtiment, jadis militaire, protégeait la rade contre l'ennemi venant de la mer. Désormais, la citadelle dialogue avec les civilisations. Ses murs abritent en effet un musée en gestation, le Musée national des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée — Mucem pour les initiés.

Initié, il fallait l'être, pour y priser à sa juste mesure l'exposition récemment consacrée au "hip hop", servie par une scénographie tendance. La faveur politique qui couve ce temple culturel naissant se mesure d'emblée à la débauche des moyens étalés : le sol synthétique chante parfois sous les pas du visiteur, des vitrines high tech exposent des tee-shirts barbouillés, des panneaux explicatifs zébrés de néon rouge guident le curieux, au long du parcours semé d'écrans tactiles où chacun peut composer le rythme de son choix...

Efficace ? À dire vrai, il est difficile d'apprécier le comportement des autres visiteurs, car vous êtes seul, le seul visiteur de la journée, et les gardiens, pardon les agents de surveillance, dont un hip-hopper peut-être assagi, en tout cas embauché pour l'été, s'entassent au premier étage de la tour. Il semble en effet que les hip-hoppers préfèrent hip-hopper entre eux pour épater les djeuns filles, plutôt que de présenter une exposition sur eux-mêmes où de verbeux sociologues dissertent généreusement sur le sens du battle et l'undergroundité du mouvement.

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À l'analyse, il n'est pas surprenant que ce soit ce thème creux du hip hop qui ait été choisi pour exposition initiale par la Mission de préfiguration du "Mucem". Sur le fond, c'est le concept même de ce musée qui est bancal, l'Europe et la Méditerranée ne s'y retrouvant qu'artificiellement, prétendument enrichies l'une par l'autre, chacune en fait présentée de manière biaisée. Ce rapprochement purement idéologique s'opère le plus froidement du monde au mépris de la réalité historique : si un semblant d'unité culturelle sur le pourtour de la Méditerranée a existé, c'était du temps de l'Empire romain. Cette unité a reçu un coup fatal lors de la conquête arabo-musulmane de la rive sud de la Méditerranée au VIIe siècle de notre ère (le Ier siècle de l'Hégire musulmane).

Cette tentative de rapprochement factice ne s'embarrasse d'ailleurs guère des contours incertains de l'objet de ce nouveau musée national, qui embrasse les "civilisations de l'Europe et de la Méditerranée". Quel point commun y a-t-il entre les habitants d'Helsinki et ceux du Caire ? Quel passé commun unit les Anglais tournés vers l'Atlantique et les Turcs maîtres du plateau anatolien ainsi que du littoral égéen depuis qu'ils en ont expulsé en 1923 les Grecs présents depuis quatre millénaires ? Oser se poser la question reviendrait à remettre en cause le bien fondé de ce musée et de ses prétentions.

Le choix de Marseille, ville censée briller par la coexistence pacifique entre communautés et où, c'est bien connu, il n'existe aucune friction, est en soi révélateur d'une illusion tenace. Les dirigeants du musée expliquent le plus benoîtement du monde que le Mucem, proche du quartier pudiquement appelé "difficile" du Panier, accueillera des jeunes qui y retrouveront leurs racines. La jeunesse au musée ? Comme objet d'exposition et d'étude par les Pangloss modernes, peut-être. Les djeuns comme public assoiffé de connaissance ? Qu'il soit permis d'en douter, cela n'effleure d'ailleurs même pas l'esprit des communicants qui embouchent les trompettes de la propagande.

Mais on voit bien le sens voulu par le commanditaire, l'État français. Ce musée doit contribuer à l'intégration de populations originaires d'outre-Méditerranée. C'est de fait un brassage forcé non détonnant qu'opère le musée devenu laboratoire dans des conditions clinico-muséographiques idéales, c'est-à-dire libérées des entraves d'une réalité prosaïquement plus conflictuelle. L'expérience de laboratoire aboutissant au résultat chimique défini au départ, tout va pour le mieux à Marseille et dans les contrées où fleurissent les "civilisations de l'Europe et de la Méditerranée". Ce n'est plus la culture qui intègre, c'est la communication qui maquille la réalité. Alors que s'évanouit le cachet authentique de la ville phocéenne, et que le musée du Vieux-Marseille, riche d'extraordinaires collections ethnographiques non présentées au public, sombre, à deux encablures de là, dans l'indifférence ...

P. BR.

* Historien et essayiste. Extrait de Liberté politique n° 33, printemps 2006.

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