En raison de l'inadéquation entre l' offre et la demande , la stratégie progressivement adoptée par les autorités sanitaires a consisté ces dernières années à recruter de nouveaux donneurs d'organes en dehors du champ de la mort encéphalique. Abandonnés par la France après 1970, le décret n. 2005-949 du 2 août 2005 a ainsi autorisé la reprise des prélèvements dits à cœur arrêté . Non sans de graves ambiguïtés.

Issus directement du nouveau décret, les articles R. 1232-4-1 et R. 1232-4-2 du Code de la santé publique modifient donc la situation antérieure où les prélèvements d'organes sur une personne décédée ne pouvaient être effectués que si celle-ci était assistée par ventilation mécanique et conservait une fonction hémodynamique, cas des donneurs en état de mort encéphalique à cœur battant. Dorénavant, les prélèvements des organes [...] peuvent être pratiqués sur une personne décédée présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant [1] .

Or, au lieu de définir rigoureusement les conditions de prélèvement comme dans le cas de la mort encéphalique, le décret se limite à renvoyer au respect de protocoles édictés par l'Agence de la biomédecine (art. R. 1232-4-2). Le législateur ne s'est donc pas explicitement prononcé sur la mise en place de ce programme expérimental.
Mort, réanimation, prélèvement
Quelle est la procédure retenue par l'Agence de la biomédecine pour autoriser le prélèvement chez ce type de donneur ?
Malgré une réanimation intensive bien conduite d'une durée de 30 minutes à l'issue de laquelle on ne note aucune reprise de l'activité cardio-respiratoire spontanée ni aucune réactivité pupillaire à la lumière (1e étape), il est prévu que toutes les manœuvres soient interrompues pendant 5 minutes (2e étape). Au terme de cette période d'observation, on considère qu'il est possible de déclarer que la personne est effectivement morte.
Commence alors la troisième étape où l'équipe doit effectuer des opérations similaires à une réanimation classique avec massage cardiaque externe et ventilation artificielle après intubation, non pas dans le but d'assurer une reprise de la vie, mais afin de maintenir l'irrigation, et donc l'oxygénation des organes avant un éventuel prélèvement. Le cadavre est alors transporté à l'hôpital si le décès s'est produit en dehors de celui-ci pour y subir la dernière étape où l'on va soit perfuser un liquide glacé garantissant la conservation des organes intra-abdominaux, soit mettre en place un système d'assistance circulatoire appelé circulation régionale normothermique.
L'Agence de la biomédecine a fixé des délais précis pour que les organes soient considérés de bonne qualité : la période entre l'arrêt cardiaque initial et le refroidissement des organes ne doit pas excéder 120 minutes, celle entre le refroidissement et l'abord chirurgical des organes réalisé au bloc opératoire doit être inférieur à 180 minutes, soit un délai total d'un maximum de 300 minutes ou 5 heures. En 2008, neuf centres ont prélevé 47 donneurs d'un âge moyen de 41 ans – le protocole ne concernant que les personnes âgées de 18 à 55 ans – pour réaliser 52 greffes rénales.
De mieux en mieux étayées, les interrogations éthiques soulevées par cette nouvelle modalité de prélèvement d'organes ne manquent pas d'interpeller.
Déficit démocratique
Sur la forme, les critiques sont très sévères quant à l'absence totale de débat entourant la promulgation du décret du 2 août 2005. Pour le professeur de réanimation Jean-Michel Boles, co-directeur de l'Espace éthique de Bretagne occidentale, l'instauration de cette seconde voie d'approvisionnement en organes s'est faite dans le plus grand secret vis-à-vis du public , révélant un réel déficit démocratique [2] . Selon lui, la légitimité de cette nouvelle séquence technique est en cause : Comment se fait-il que les assemblées parlementaires ne se soient pas saisies de cette question pour y apporter, après des auditions reflétant la pluralité de la société, la réponse de la représentation nationale ? Pourquoi le ministre de la Santé, promulgateur du décret, n'a-t-il pas suscité le débat public indispensable sur cette question ? .
Il est rejoint par la commission d'éthique de la Société de réanimation de langue française, elle aussi inquiète : L'absence de publicité de la procédure de prélèvement sur donneurs à cœur arrêté interpelle. Elle risque de rompre le consensus social au sujet du don d'organes [...]. L'autorisation par décret d'une procédure [...] qui bouleverse l'ordre et la nature des protocoles et qui va jusqu'à entraîner une discussion sur la définition officielle de la mort, aurait dû faire l'objet d'une loi avec un débat démocratique [3].
En édictant elle-même le protocole de prélèvement auquel ne fait que renvoyer le décret du 2 août 2005, l'Agence de la biomédecine n'outrepasse-t-elle pas une nouvelle fois ses attributions comme dans le champ de la recherche sur l'embryon [4] ? En répondant implicitement par l'affirmative à cette question, le Conseil d'État a infligé un sérieux camouflet à la façon de procéder de l'ABM : Il apparaît que l'encadrement réglementaire actuel est insuffisant pour exclure tout doute dans l'esprit du public [5]. . La haute juridiction demande ainsi que l'ensemble des étapes présidant à cette nouvelle technique de prélèvement soit définie par voie de décret et d'arrêté ministériel, et que l'Agence de la biomédecine intervienne ici seulement à titre consultatif . Sur le fond, les problèmes éthiques suscités par cette nouvelle pratique sont également majeurs.
Instrumentalisation des corps
La brièveté du temps imparti dans le cas des prélèvements d'organes après arrêt cardiaque opère un changement radical par rapport à la situation des personnes en état de mort encéphalique. Dans ce dernier cas de figure, le décès est advenu malgré la mise en place des moyens de suppléance de l'activité cardiorespiratoire. Une fois le malade déclaré mort après un diagnostic rigoureux sur les plans clinique, électrophysiologique (silence électrique de l'électroencéphalogramme) et/ou angiographique, les actes techniques de maintien artificiel de la circulation sanguine sont simplement poursuivis dans le but de préserver les organes, le temps de s'assurer de la volonté de la personne après consultation du registre national des refus ou le plus souvent au cours d'un dialogue mené avec la famille.
Dans la situation d'une personne morte après arrêt cardio-respiratoire réfractaire, le certificat de décès peut être signé une fois constatée l'absence d'activité cardiaque – silence électrique de l'électrocardiogramme – pendant le délai d'observation de 5 minutes. Les manœuvres de réanimation sont alors reprises après cette interruption dans une autre finalité que le bien du patient lui-même : il s'agit uniquement de préserver les organes d'un cadavre en vue d'un éventuel prélèvement. Transporté à l'hôpital en urgence si le décès s'est produit en dehors de toute structure sanitaire, une équipe médicale sera prête à intervenir sur le défunt pour procéder au refroidissement du sang selon les deux procédés invasifs déjà décrits tandis que l'équipe de coordination est alertée pour préparer un éventuel prélèvement.
La commission d'éthique de la Société de réanimation dénonce une rupture éthique entre les modalités de prélèvement chez le donneur en mort encéphalique et le donneur à cœur arrêté : La principale différence entre les deux techniques tient au fait qu'en première analyse, chez le donneur encéphalique, la procédure du prélèvement n'est engagée qu'une fois obtenue la certitude qu'il n'y a pas d'opposition du patient et de la famille. A contrario, pour le donneur à cœur arrêté, la mise en place des techniques de perfusion des organes la précède .
La différence morale tient en particulier au fait que la reprise du massage cardiaque et de la ventilation puis l'équipement du donneur potentiel par des techniques de perfusion devront être réalisés avant même que la non opposition préalable ait pu être vérifiée. Cette inquiétude est amplifiée par le fait qu'à l'instant où la procédure sera engagée, la consultation du registre des refus au don d'organes n'aura pas eu lieu, ce qui est en contradiction avec l'esprit de la loi qui avait conduit à la création de celui-ci . S'il s'avérait que la personne était inscrite sur le registre des refus ou que les proches fassent mention de son opposition au don d'organes, cela signifierait que toutes les manœuvres auraient été entreprises contre la volonté du défunt.
Le professeur Boles voit dans cette intrusion technique à l'aveugle chez tous les cadavres éligibles après arrêt cardiaque une instrumentalisation du principe du consentement présumé . Tout se passe comme si la dépouille du défunt appartenait à l'État jusqu'à ce que la preuve du contraire soit faite.
La pratique médicale en est radicalement changée : Non seulement le médecin ne traite plus le malade pour son propre bénéfice avec son consentement, mais il en vient à le considérer comme un objet dont il se sert pour un service après sa mort , ajoute Jean-Michel Boles. Le retentissement psychologique sur le personnel soignant de ce changement d'approche a-t-il été suffisamment pris en compte ? On ne saurait ici mésestimer selon la Société de réanimation le risque de répercussion psychologique chez les soignants engendré par le passage sans transition, chez le même individu, d'un engagement thérapeutique à visée curative à une activité technique de conservation d'organes en vue d'une transplantation .
Une version hard du consentement
La séquence temporelle et technique de la procédure de prélèvement chez le donneur à cœur non battant revient en fait à instaurer une version hard du consentement présumé contraire à l'éthique du don d'organes. Pour Mgr d'Ornellas,

 

la pratique jusqu'à présent générale de dialogue avec la famille de la personne décédée [...] est en danger d'être progressivement négligée ou même abandonnée, du fait de la difficulté de prendre contact avec cette famille en un si bref délai. Si cela se vérifiait, c'est l'esprit même du don d'organe qui serait transformé. Pourrait-on sans hypocrisie continuer à parler de "don" si on ne prend même plus les précautions indispensables pour vérifier qu'il n'y a pas eu d'opposition ? Et pour que ce "don" soit effectivement un "acte d'amour", ne faut-il pas recueillir un "consentement informé" de la part des membres de la famille ?
L'Église catholique en France a jusqu'à présent apporté son soutien à la pratique des prélèvements d'organes et a invité chacun de ses membres à y consentir, mais elle précisait : "Seule une logique de don, de solidarité librement consentie, peut légitimer les atteintes à l'intégrité du corps que représentent les prélèvements" [6].

La logique utilitariste de ce type de prélèvement sacrifie la volonté de la personne sur l'autel du bien-être collectif, justifiant que le corps du défunt soit arraisonné au bénéfice de la survie d'autres membres du corps social. Réduit à un gisement d'organes, la dépouille est dépersonnalisée par l'instrumentalisation dont elle est l'objet. Un objet social instrumentalisé par la collectivité au nom des besoins de santé publique, [perdant] son statut de dépositaire de la personne, au mépris de ses significations anthropologiques et culturelles , pour le professeur Boles. La Société de réanimation de langue française est formelle : le dispositif tel qu'il est actuellement organisé risque d'apparaître comme une profanation du corps de la personne : Aussi bien pour l'entourage du défunt que pour l'équipe soignante, le fait d'intervenir sur un corps présentant toutes les caractéristiques de cadavre peut donner l'impression d'une profanation, engendrer un malaise, voire provoquer une crise morale .
Avec des conséquences sur la société qui sont aujourd'hui imprévisibles.
Quel impact aura sur la population le fait de savoir que le cadavre de toute personne de moins de 55 ans mourant d'un arrêt cardiaque non récupéré sera instrumentalisé, et que ses organes pourront être prélevés de droit, sauf refus express de celle-ci de son vivant ? , s'interroge le docteur Boles. La confiance des familles envers les soignants ne risque-t-elle pas d'être ébranlée quand elle apprendra que ces derniers n'ont pu ramener à la vie leur parent mais qu'ils sont intervenus dans une seconde phase uniquement pour sauvegarder la qualité de ses organes dans le but de les prélever ? Le processus de deuil ne sera-t-il pas affecté lorsque les proches du défunt seront avertis de la séquence des événements ?
Pour pallier à cette absence de transparence, le docteur Jean-Christophe Tortosa fait état de la réflexion de certaines équipes d'urgence pré-hospitalières qui désormais considèrent comme fondamental d'informer la famille à domicile que le patient a probablement décédé et que l'intérêt du transport à l'hôpital est de rendre possible un prélèvement d'organes [7] . Cette information fournie dans l'urgence à la famille suffit-elle à désamorcer les tensions éthiques autour de l'annonce concomitante de la mort et de la procédure de prélèvement d'une personne devenue donneur potentiel d'organes ?
Réclamant une information complète de la population sur cette nouvelle approche de la médecine de greffes, la Société de réanimation demande d'ores et déjà de prévoir une opposition dissociée pour les deux modes de prélèvement au niveau du registre national afin de respecter la liberté de tout un chacun. Autrement dit, ce n'est pas parce que j'accepte de donner mes organes en cas de mort encéphalique que je suis prêt à le faire dans le contexte d'un arrêt cardiaque imprévu.

 

 

Articles précédents :

L'Église et le don d'organes : les enjeux éthiques, Décryptage, 15/04/2010.

Don d'organes (II) : le consentement présumé est-il acceptable sur le plan éthique ? Décryptage, 23 avril 2010

Don d'organes (III) : la licéité des prélèvements sur les personnes en état de mort encéphalique Décryptage, 29 avril 2010

 

Prochain article :
Le donneur à cœur arrêté est-il toujours mort ?

[1] L'arrêté du 2 août 2005 fixant la liste des organes précise que sont concernés le rein et le foie .
[2] Jean-Michel Boles, Les prélèvements d'organes à cœur arrêté , Etudes 2008/12, Tome 409, p. 619-630.
[3] Commission d'éthique de la SRLF, Position de la Société de réanimation de langue française (SRLF) concernant les prélèvements d'organes chez les donneurs à cœur arrêté , Réanimation 16 (2007), p. 428-435. Toutes les citations mentionnant la SRLF dans notre contribution renvoient à cet avis éthique.
[4] Pierre-Olivier Arduin, L'immobilisme du rapport Leonetti, La montée en puissance de l'Agence de la biomédecine (3e partie), Liberté politique n. 48, mars 2010, Editions Privat, p. 94-99.
[5] Conseil d'État, La révision des lois de bioéthique, La documentation française, 2009, p. 97.
[6] Mgr Pierre d'Ornellas, Bioéthique, propos pour un dialogue, Lethielleux/DDB, 2009, pp. 52-53 ; Cf. aussi Conseil permanent de la Conférence des Evêques de France, Solidarité et respect des personnes dans les greffes de tissus et d'organes, Déclaration du 12 octobre 1993, La Documentation catholique, 1993, n. 2082, pp. 967-973.
[7] J.-C. Tortosa, D. Rodriguez-Arias Vailhen, G. Moutel, Questions éthiques soulevées par les deux types de protocoles de prélèvements d'organes à cœur arrêté , Medecine/Sciences 2010 ; 26 : 269-13. Je remercie particulièrement le docteur Jean-Christophe Tortosa qui nous a aimablement envoyé un tiré-à-part de son article.
***