Alassane Ouattara a gagné mais la Côte d'Ivoire est loin d'être sortie de la crise. Il faudra beaucoup de sagesse à tous les ivoiriens, vainqueurs et vaincus et aussi aux puissances étrangères pour reconstruire leur pays.

L'opération militaire en RCI est maintenant achevée, et sans trop de mal, semble-t-il, par rapport à ce que l'on pouvait craindre. L'ONU et les forces françaises dans des circonstances très difficiles ont su, atteindre les objectifs fixés et éviter une catastrophe humanitaire majeure. Mais  l'affaire ivoirienne  n'est pas terminée, il s'en faut de beaucoup.

En effet, la Côte d'Ivoire entre maintenant dans la phase de reconstruction, une étape moins critique et moins médiatique, mais tout aussi délicate, et même plus importante.  C'est seulement à la fin de celle-ci qu'on jugera de la pertinence ou de l'erreur de la décision initiale d'intervention.

Pour la presse, pour les opinions, habituées à vivre en permanence dans  l'information de crise , il est habituel que, lorsque les événements les plus dramatiques sont passés, le pays où ils se sont déroulés et ses habitants sont oubliés pour s'occuper d'autres choses ; comme si la reconstruction pouvait être un processus banal, allant de soi, et moins porteur de dangers. Or il n'en est rien, au contraire. C'est même  là que tout se joue.

En effet, pendant la période  ante , le Président Laurent Gbagbo était largement délégitimé :

  • Par ses reports successifs de l'élection présidentielle à laquelle il ne s'est finalement décidé qu'en raison de l'érosion progressive de tous ses soutiens devant la pauvreté grandissante des ivoiriens, du manque de perspectives de son régime, corrompu et manifestement en sursis.
  • Par la situation de division et de guerre civile larvée entre le nord et le sud du pays, division que Laurent Gbagbo n'a cessé d'entretenir sciemment, tout en faisant semblant d'y remédier,
  • Par la perte d'influence politique et de puissance économique de cette grande nation, déclin dont a largement profité son proche voisin, le Ghana [1].

 

Pour autant, on peut dire que les  fonctions régalienne de l'Etat  (armée, police, diplomatie, administration, finances publiques, pouvoir de décision du chef de l'Etat, fonctionnement de la constitution), restaient à peu près assurées. Aujourd'hui, alors que la légitimité du nouveau président Alassane Ouattara est enfin restaurée, force est de constater qu'il doit faire face à un état d'anarchie gravissime :

  • Si le nouveau président est légitime, s'il est présent sur la scène ivoirienne depuis fort longtemps, s'il a été véritablement élu, et s'il a eu la bonne idée de déclencher lui-même l'opération militaire pour faire valoir ses droits, ce qui lui évite le sort des présidents  parachutés , imposés à leurs peuples par les puissances étrangères, dont le déficit d'autorité ne se restaure jamais (Hamid Karzai en Afghanistan en est le meilleur exemple), pour autant, il aura du mal à se défaire de l'accusation, portée par une partie de son opinion, d'avoir été largement amené au pouvoir  dans les bagages des étrangers ,
  • Sur le plan de la sécurité, le pays est une gigantesque pagaille : Plus rien ne fonctionne que ce soit l'armée ou la police. Les gangs petits et grands, s'en donnent à cœur joie. S'ajoutent à cette situation tous les règlements de compte que la division en deux du pays n'a fait que renforcer depuis plus de dix ans. Les périodes d'épuration ne sont jamais belles à voir, et dans le cas de la Côte d'Ivoire, elles ne seront pas moins dramatiques qu'ailleurs,
  • Et ne parlons pas de la situation économique, la décennie passée ayant profondément dégradé la richesse de la nation.

 

Alassane Ouattara se trouve donc confronté à d'immenses défis : d'abord, rétablir l'ordre et l'autorité de l'Etat. C'est l'urgence absolue d'aujourd'hui. Ensuite, pacifier le pays et réconcilier entre eux les ivoiriens, ce qui ne sera pas une mince affaire après plus d'une décennie  d'huile sur le feu  suicidaire. Enfin, tenter de remettre tous les ivoiriens au travail. Pour y parvenir, il lui faudra compter largement sur l'aide, d'abord militaire, puis diplomatique et économique, des puissances internationales. Elles ne manqueront pas évidemment de la lui offrir, mais il faudra aussi qu'il leur résiste, puisqu'à l'évidence, ces pays étrangers, et la France en particulier, souhaiteront qu'on leur  renvoie l'ascenseur  pour l'aide considérable apportée, au nom du droit certes, mais aussi, évidemment, au nom d'intérêts bien  compris...

Les pièges sont multiples : si le nouveau Président ne parvient pas à se faire respecter à l'extérieur pour obtenir qu'on lui donne ce dont son peuple a vraiment besoin - et non pas ce qu'on voudrait bien qu'il reçoive -, il ne sera pas non plus respecté à l'intérieur. Il sera vite taxé de  valet de l'étranger . Si, au contraire, pour asseoir son autorité interne, il instaure un nationalisme pointilleux, et refuse les  cadeaux  trop intéressés, il sera immédiatement confronté à une pénurie de ressources et aux attentes anxieuses, puis désespérées, des ivoiriens , qui manquent aujourd'hui de tout. Il sera alors contraint de se soumettre au chantage de ses grands  parrains . Pas facile....

Quel est le risque, en fin de compte ? Il est, hélas, simple :  c'est le pourrissement. Si dans cinq ans, dans dix ans, le pays ne s'est pas redressé, les haines, les maffias, seront toujours aussi fortes, l'administration et les nouvelles élites, désabusées, auront choisi l'argent facile de la corruption. Le risque c'est le renforcement de la  clanisation  ethnique, c'est un état  démonétisé  auquel plus personne, à l'intérieur ou à l'extérieur, ne croie plus. C'est de voir ce pays, merveilleusement doté et situé au cœur du Golfe de Guinée, devenir un sanctuaire idéal pour les empires de la drogue, de la prostitution, des trafics ou du terrorisme. La situation serait alors, et pour longtemps, bien pire que celle qui prévalait à l'époque Gbagbo. La RCI, devenue, comme la Guinée, le Liberia, Haïti, l'Afghanistan ou tant d'autres Etats, un  zombie , un mort-vivant politique. Scénario impossible ? Qui peut le dire aujourd'hui .

Pour éviter ces éceuils beaucoup de bonnes volontés seront nécessaires : celle du Président Ouattara d'abord, qui ne devra manquer ni de bon sens, ni d'autorité, ni de sagesse. Celle de la communauté internationale et des pays protecteurs ensuite, qui devront aider et soutenir, mais surtout écouter les véritables demandes de ce pays affaibli, et lui accorder ce qu'il lui faut, alors même que la compétition internationale les poussera à vouloir profiter le plus possible de leurs avantages, acquis au prix de très grands risques politiques. Celle du peuple ivoirien enfin, qui devra oublier ses haines, récentes et anciennes. Celle du clan vainqueur qui doit gérer son nouveau pouvoir, , avec autant de modération que possible, et mettre toute son énergie à restaurer la prospérité.

Tout reposera, finalement, sur la bonne volonté, l'intelligence, la patience des parties en présence. L'opération, très risquée et pour l'instant gagnée, de restauration du droit par la voie des armes, sera-t-elle, au bout du compte, l'exemple d'une crise bien gérée et, comme le Japon de l'après-guerre, d'une réussite, ou bien celui d'un terrible gâchis, dont les ivoiriens, comme les afghans ou les irakiens, paieront les conséquences pendant plusieurs générations ?

Le  remède de cheval  administré à la RCI par l'ONU sauvera-t-elle ou tuera-t-elle le malade ? Rien, absolument rien, aujourd'hui, ne permet de le dire. Pour la Côte d'Ivoire, c'est maintenant que les vraies difficultés commencent.

 

 

[1] Cf article  L'Afrique noire, entre menaces et opportunités 

 

 

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