Source [Jean d'Alançon] Dans l’histoire de la pensée occidentale, l’idéalisme et le réalisme caractérisent une relation fondamentale pour la vie de l’intelligence entre la pensée et l’être. Quel ordre existe entre la pensée et l’être, entre « ce que je pense » et « ce qui est » ? La réponse à cette question est essentielle au point de départ, puisqu’elle entraîne des conséquences importantes.
Saisir l’ordre entre la pensée et l’être, c’est avant tout partir du réel, de la réalité existante. L’être semble au premier abord un grand mot abstrait, conceptuel, philosophique au sens phénoménologique. Mais avant tout, l’être est l’infinitif du verbe être : je suis, tu es, il est, ceci est. Saisir l’être, c’est tout simplement entrer au contact immédiat avec une réalité en tant qu’elle est, par son exister. Donc vous-mêmes, toi-même, moi-même, vous existez, tu existes, j’existe, avant d’être comme ceci ou comme cela, de vivre ceci ou cela.
Regarder l’exister avant tout, c’est regarder l’autre pour lui-même dans son être, avant sa forme, son esthétique, ses activités, sa carte de visite, ou l’autre qui peut être un être vivant ou une réalité naturelle, donc l’autre en tant que réalité existante en amont de toute autre considération. Bien évidemment, je saisis sa forme, puisque toute chose est forme et matière, donc vie. Mais le contact premier et fondamental que j’ai avec l’autre quel qu’il soit, c’est qu’il existe. Et cet autre existe en tant que telle ou telle forme, donc tel ou tel genre : homme, animal, plante, pour les êtres vivants par exemple. C’est toute la différence entre le « pourquoi » et le « comment ». Le « pourquoi » ne change pas : c’est toi, c’est moi, c’est lui ou elle, au-delà du temps. Le « comment » change : c’est toi, moi, lui ou elle, de telle manière, dans tel contexte, dans telle situation, à telle époque, à tel âge. Pour que je puisse vous voir, il faut d’abord que vous existiez. Cela paraît évident et fondamental.
L’intelligence saisit en premier l’exister, puis en second la forme. Mais elle saisit les deux simultanément. Pas tout à fait. Quand je vous vois, je saisis les deux ensembles : votre exister et votre forme. Mais si je ne vous vois pas, si j’entre en contact avec vous par un seul sens, l’ouïe par exemple, je peux ne pas saisir votre forme, votre apparence, mais saisir votre exister. Quand l’intelligence saisit l’exister, elle pose ce qu’on appelle « un jugement d’existence ». Quand l’intelligence saisit la forme, elle reçoit ce qu’on appelle « l’intelligibilité de la réalité », c’est-à-dire ce que l’intelligence perçoit ou peut recevoir de la réalité, donc de la forme, puisque c’est la forme qui est perçue par les sens, par la vue, le toucher, l’ouïe, le goût ou l’odorat.
Il est donc nécessaire et vital de comprendre cet ordre fondamental dans la vie de l’intelligence, inhérent à l’intelligence elle-même qui signifie intus legere, lire de l’intérieur, qui saisit l’être en premier lieu par un seul sens, donc qualitativement, avant la forme, saisie en second lieu par plusieurs sens à la fois, effectuant ainsi une certaine mesure. Évidemment, je saisis l’être par la forme, parce que toute réalité a une forme – homme, animal, plante, construction, tout objet - mais, saisissant l’être par la forme, l’être n’en est pas moins premier, avant toute activité de l’intelligence qui reçoit et découvre la forme de la réalité. Elle reçoit la forme par l’être.
De cet ordre dans la vie de l’intelligence découle deux grandes perspectives : le réalisme et l’idéalisme. Quand nous avons conscience que la saisie de l’être précède la pensée, nous sommes réalistes et nous respectons la réalité pour elle-même. Quand notre pensée dépasse l’être, relativisant le point de vue existentiel, nous sommes idéalistes et nous ne respectons pas la réalité existante, puisque nous la limitons à notre perception, à notre propre représentation. C’est toute la différence entre la perception ou la représentation que chacun se fait de l’autre, d’un autre quel qu’il soit, et de l’autre pour lui-même, en tant que réalité autre que moi, autre que soi. L’être prend alors une double signification : l’être réel, l’être reçu tel qu’il est, et l’être de raison, l’être perçu tel que je le ressens, telle que ma raison le formalise ou le caricature. Le respect de l’autre débute là, et la justice ou l’injustice par suite. Être injuste, c’est ne pas respecter les droits fondamentaux de l’autre. Quel est le premier droit fondamental d’une réalité, d’un être vivant, d’un être humain ? C’est qu’il existe. C’est son exister pour lui-même. Cette question implique ensuite un ordre naturel, donc la finalité, d’où la réponse à la question : en vue de quoi telle réalité existe ?
Cette distinction fondamentale entre la pensée et l’être éclaire, illumine même, la question que nous devons traiter dans ce chapitre, sur la nécessité d’une philosophie de l’être pour une vraie philosophie de la vie. La philosophie telle qu’elle est enseignée aujourd’hui ne fait plus cette distinction, entraînant par le fait-même une déviation de la philosophie, d’où la naissance des idéologies, de la domination des idées, donc de la pensée sur l’être. La philosophie née en Grèce, en particulier avec Socrate, Platon et surtout Aristote, est « amie de la sagesse », de philo : « ami », sophia : « sagesse ». Elle est la recherche de la vérité en vue de comprendre le monde, le cosmos, l’univers physique dans lequel nous vivons, dont l’homme fait partie, puis la vie elle-même, d’où l’importance de l’éthique. Par contre, la philosophie contemporaine, en particulier depuis Descartes, Kant et surtout Hegel, est devenue une idéologie. Elle n’ « est » plus, mais « devient » : le devenir a enfermé l’être, la vie de l’intelligence, la vie s’imposant sur l’être.
L’être est au-delà de toute mesure. Il est saisi par un contact immédiat, qui est d’ordre qualitatif. Il n’est pas mesurable et ne donne pas accès à la science, car la science de l’être n’est pas une science exacte, une science de la mesure ou de l’expérimentation, mais de l’expérience. Elle est une science qui ne peut être atteinte et perfectionnée que par la dimension qualitative, mais en aucune manière directement par la quantité. La science de l’être n’appartient pas à l’ordre du mesurable, tandis que les sciences de la vie peuvent être mesurées. Nous sommes là face à l’ordre entre qualité et quantité. Quand la qualité précède la quantité dans la vie de l’intelligence, nous sommes réalistes. Quand la quantité précède la qualité, nous sommes idéalistes. Alors l’être devient relatif, voire disparaît : « je ne suis plus », « je n’existe plus ». Mon être n’est rien. Seul compte mon avoir, mon avoir matériel, comme mon avoir intellectuel, tout cet avoir qui appartient à l’ordre du devenir. C’est ce que le monde moderne vit et impose à l’humanité : l’homme ne compte plus en tant qu’il existe, en tant qu’il est, mais pour ce qu’il représente, comme objet de rentabilité, d’efficacité, d’expérimentation, donc de mesure pour la science et pour les idéologies dominantes : capitalisme, marxisme, matérialisme, relativisme, hédonisme, athéisme, etc.
Revenons à la réalité, non celle que l’homme ou que les médias fabriquent, mais en fait qu’ils transforment. Revenir à la réalité, c’est aller à la recherche de la vérité. La vérité n’existe plus. La sincérité, ma vérité à moi, prend la place de la vérité pour elle-même, d’où la première place du cogito : « cogito, ergo sum », ce qui revient à : « ce qui est, est ce que je pense ». La pensée domine tout, d’où l’homme devient « un tissu de relation » dans la perspective hégélienne, selon Merleau-Ponty, d’où l’être n’est que relation dans un monde de communication, de relations, de débats, de pouvoirs, d’où les conflits individuels et collectifs. « La guerre est le père de toute chose », s’exclame Héraclite, où : « tout coule, tout est relatif », ce que Parménide n’accepte pas et qu’il livre dans son Poème : « Il faut que tu apprennes toutes choses, et le cœur fidèle de la vérité qui s'impose, et les opinions humaines qui sont en dehors de la vraie certitude. Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l'intelligence ; que l'être est, que le non-être n'est pas, chemin de la certitude, qui accompagne la vérité. »
Qu’est-ce que la vérité ? Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote affirme : « si des trois facultés, j’entends la prudence, la science et la sagesse, aucune ne peut avoir la connaissance des principes premiers, il reste que c’est l’intelligence (le noûs) qui peut les atteindre. S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. Cette proposition s’accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu’avec la vérité. »
Au Moyen Âge, Avicenne, philosophe musulman, fait revenir les œuvres d’Aristote en Europe et livre cette phrase : « Ce qui tombe en premier dans l’intelligence est ce qui est », que Thomas d’Aquin reprend dans son De veritate à propos de la vérité qu’il désigne comme « adéquation de l'intelligence à la réalité ». La vérité nous est donnée quand notre intelligence est tournée vers la réalité. Or la réalité est en tant qu’elle existe. Elle est donc vraie en elle-même, ce qui permet de distinguer la vérité ontologique (de ontos, l’être) de la vérité formelle (de la forme), qui est ce que l’intelligence reçoit de « ce qui est » par la forme.
La réalité s’impose donc par nature à tout homme, quelque soit sa culture, son niveau social et intellectuel, sa religion, en un mot quel que soit son état de vie. L’homme appartient au genre humain, l’homme que le philosophe étudie en philosophie du vivant. Il vit dans cet univers physique auquel il appartient, l’univers que le philosophe étudie en philosophie de la nature. Corps et esprit, l’homme est doué d’intelligence et de volonté, donc d’une capacité de connaître et d’une capacité d’aimer, l’une en relation avec l’autre dans un mouvement en quête d’harmonie et d’altitude, lieu où le noûs, l’intelligence séparée, s’unissent dans l’âme spirituelle. Il ne s’agit pas de la réminiscence dans les Formes idéales avec Platon, non d’un infini géométrique dans les Idées innées avec Descartes, non d’une tension dialectique dans l’esprit absolu avec Hegel, mais dans cette quête de vérité métaphysique, au-delà de toute démarche dialectique, au-delà de toute matière, de tout devenir, dans la contemplation de la Réalité parfaite : l’Être premier, avec Aristote.
L’homme appartient au monde des êtres vivants, en connaturalité avec l’univers physique par ses sens, les cinq sens dont la nature nous a dotés : la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût. Chaque sens émet une sensation qui lui est propre, et les êtres vivants les développent différemment selon leur nature. Aussi la vue n’a pas le même sens dans la vie de l’homme que dans celle du chien, mais le toucher reste le sens qui met le plus en lien tous les vivants avec l’univers physique. Un être vivant qui serait privé du toucher pourrait-il vivre ? Certainement pas. On peut se priver de la vue, de l’ouïe, du goût, de l’odorat peut-être, mais pas du toucher. Le toucher semble à la base de notre incarnation. C’est donc l’expérience qui permet d’affirmer que la vie est possible malgré l’absence de tel ou tel sens. L’animal ne fait pas d’expérience à proprement parler. Peut-être fait-il des expériences instinctives, mais sans être intelligentes. L’expérience est par nature conséquente à une activité de l’intelligence, en particulier du noûs, de l’intelligence séparée de la matière, selon Aristote.
Revenir à l’expérience, c’est comprendre notre lien avec l’univers physique et notre condition humaine, notre condition d’être vivant de vie animale, qui est notre vie végétative, et de notre vie humaine, sensible et spirituelle, toutes deux étudiées en philosophie du vivant. L'expérience est l'intelligence unie aux sens qui s'éveille devant une réalité existante, entraînant une certaine admiration suivie d'une interrogation. La première action de l'intelligence est de s'étonner face à quelque chose qu'elle reçoit, face à telle réalité. Elle fait appel au contact fondamental et direct des sens de l'homme. L’expérience est donc l'intelligence au contact de la réalité par les sensibles propres (un seul sens à la fois), d’où la dimension qualitative, ou par les sensibles communs (plusieurs sens conjugués), d’où la dimension quantitative. Dans cette démarche de l'intelligence en vue de connaître, l'homme peut utiliser un outil. Il médiatise alors sa connaissance. L'expérience devient une expérimentation. L'expérimentation fait appel à une mesure scientifique par un outil, médiateur entre l’homme et la matière.
La nature est donnée à l’homme. Il ne l’a pas créée. Il n’en est pas propriétaire. Il peut être propriétaire de sa maison, de son jardin potager, de son chien ou de son chat, mais il n’est pas créateur de la matière ou de la nature. Il peut être créateur d’une matière transformée, donc d’une transformation qui est une réalisation, une œuvre, mais non la matière ou la nature elle-même. Il n’est pas créateur de ses tomates, de son chat ou des matériaux bruts qui lui servent à construire sa maison. Ce constat préalable dans l’ordre du travail, étudié en philosophie de l’art, rappelle la citation de Nietzsche : « Si Dieu est créateur, or je suis créateur, donc Dieu n'existe pas ». Cette phrase célèbre tirée de Zarathoustra marque la rupture entre l’intelligence et la raison, le conflit dans l’esprit humain entre l’être réel et l’être de raison, d’où entre création et créativité. C’est sa « volonté de puissance » qui s’impose sur l’univers, donc sur la création. D’ailleurs, n’est-il pas mort dans la folie ? Combien de philosophes et d’artistes sont morts des suites d’une démence ?
Pourquoi l’homme a-t-il tant besoin de la matière pour la transformer et, simultanément, a-t-il tant besoin de s’en séparer pour tenter de se prouver à lui-même qu’il existe sans elle ? L’homme sait qu’il n’est pas créateur de l’univers, mais il veut être « maître et possesseur de la nature », selon les propos de Descartes. Cette nature dans laquelle il naît, puis dans laquelle il vit, soit l’homme la réduit à l’état de pure matière, en s’exaltant dans la recherche scientifique, puis en la transformant, pour une part pour un bien, mais au-delà pour tenter de se transformer lui-même, pour sa gloire au risque de rompre avec elle, au risque de provoquer une brisure dans l’harmonie de la nature, soit l’homme la divinise en se déifiant lui-même, en imposant ses vues sur la création du monde, divinisant l’harmonie naturelle de l’univers physique, rompant avec l’intelligence du Créateur pour rendre la Création et les créatures incréées, donc sans origine, sans créateur, faisant partie d’un mouvement totalement immanent.
L’homme est donc créatif, mais n’est pas créateur, car il part toujours d’une matière existante, qu’elle soit physique ou intellectuelle, « matière grise ». La pensée n’est jamais première, puisque la nature humaine est incarnée, donc au contact de l’univers par les sens. C’est la nature, la réalité qui est première, l’homme et sa pensée, seconds. Telle est la vie à la lumière de l’être reçu dans le jugement d’existence « ceci est ».
Jean d'Alançon