On brouille les cartes en parlant uniquement de solidarité entre les générations

La réforme des retraites est l’une des plus importantes du quinquennat qui s’achève. Elle est loin d’être suffisante. C’est l’ensemble du système qui serait à penser. Jacques Bichot en trace les grandes lignes.

On distingue deux sortes de retraites : par répartition, et par capitalisation. Les deux obéissent au même principe : investir dans un facteur de production, et retirer les fruits de cet investissement sous forme d’une rente viagère. La différence tient au facteur de production choisi : le travail, ou plus exactement les êtres humains en tant que travailleurs et futurs travailleurs, pour la répartition ; les infrastructures, bâtiments, machines, technologies, logiciels, bref tout ce qui constitue le capital réel au sens ordinaire du terme, pour la capitalisation.

Capitalisation et/ou répartition

Il est impossible, à l’échelle de l’humanité, et même à celle d’un pays de taille moyenne comme la France, de miser uniquement sur la capitalisation : les revenus de capitaux ne sont pas suffisants pour que toutes les pensions en proviennent. Il serait à la rigueur possible, mais non souhaitable, de miser uniquement sur la répartition : les revenus du travail sont en effet deux à trois fois supérieurs à ceux du capital, ce qui rend la chose possible ; mais prélever une trop forte proportion des rémunérations professionnelles au bénéfice des retraités serait maladroit et injuste, nous allons voir pourquoi. La bonne répartition serait un quart à un tiers pour la capitalisation, et trois quarts à deux tiers pour la répartition, comme pour les revenus « primaires », c’est-à-dire ceux qui viennent rémunérer les contributions apportées à la production.

Pacte intergénérationnel

Les retraites par répartition font partie d’un échange entre générations successives. On brouille les cartes en parlant uniquement de solidarité entre les générations : l’échange est certes un moyen d’être solidaires, mais ce n’est pas le seul, ni celui qui vient le plus spontanément à l’esprit, si bien que quand on leur parle de solidarité à propos des retraites Monsieur Dupont et Madame Durant voient tout de suite le pauvre petit vieux sans ressources pour lequel il faut ouvrir son porte-monnaie. Or les retraités ne désirent pas que les actifs leur fassent l’aumône ; ils ont simplement besoin que soit respecté le pacte intergénérationnel (resté peut-être trop implicite) au terme duquel chaque génération d’âge actif prend en charge la suivante, qui en est au stade de la formation initiale, et compte sur elle pour un retour d’ascenseur quelques décennies plus tard. Autrement dit, la génération A entretient et forme la génération suivante B, laquelle le lui rendra plus tard sous forme de pensions et d’assurance maladie (quasi gratuite pour les A grâce aux paiements effectués par les B).

Méli Melo

Le premier impératif pour que ces échanges non marchands fonctionnent correctement est qu’on ne fasse pas de confusion entre capitalisation et répartition. Certains, par exemple, voudraient que les pensions des régimes par répartition bénéficient de prélèvements sur les revenus de capitaux : ces partisans du méli-mélo ont tout faux ! Les hommes d’un côté, les capitaux de l’autre, voilà ce qui permet d’organiser efficacement et justement les retraites. Laissons les revenus de capitaux aux régimes par capitalisation, et les cotisations sur revenus professionnels aux régimes par répartition.

Un deuxième impératif est l’adoption d’une relation juridique claire et simple entre les comportements qui préparent les futures retraites, et les droits à pension[1]. Actuellement ceux-ci (annuités ou points) sont attribués grosso modo au prorata des cotisations versées pour l’entretien des retraités actuels : c’est ridicule et dangereux, parce que contraire à la réalité économique. Le versement de ces cotisations est le second temps d’un échange qui a commencé par la prise en charge des cotisants actuels, qui étaient alors enfants, par les retraités actuels, qui étaient alors actifs. Les enfants et jeunes actuels ne sont pas concernés ; il n’y a aucune raison valable pour les rendre redevables de ce que la génération de leurs parents fait pour celle de leurs grands-parents. En revanche, comme ils profitent de ce que fait pour eux la génération de leurs parents, il est tout à fait normal qu’ils aient à se montrer plus tard reconnaissants envers ses membres.

Système Madoff

Concrètement, cela veut dire qu’il faudrait cesser de baser les droits à pension sur les cotisations vieillesse, pour les accorder au contraire d’une part en fonction des enfants élevés par l’assuré social, et d’autre part en fonction de ses contributions monétaires à la formation initiale de tous les petits Français, futurs cotisants. Cette révolution copernicienne est indispensable pour que les retraites par répartition échappent à la critique qui leur est souvent faites, qui voit en elles des systèmes Ponzi, ou Madoff.

Ces deux escrocs, qui ont sévi aux États-Unis jadis et récemment, avec à la clé, pour le second, plus de cent années de prison, avaient la même technique : appâter des épargnants en leur promettant rendements élevés et remboursements faciles ; dépenser leurs apports pour vivre luxueusement ; et se servir des nouvelles vagues d’épargne pour servir les intérêts et rembourser les anciens déposants. Or le fonctionnement des retraites par répartition tel que les législateurs l’ont codifié correspond exactement à ce schéma : les caisses de retraite se reconnaissent débitrices de ceux qui leur versent des cotisations qu’elles dépensent dès qu’elles rentrent (« pay-as-you-go ») et promettent de les rembourser avec intérêt… grâce aux futures cotisations vieillesse. Problème : que se passe-t-il si les futures cotisations vieillesse rentrent mal, parce qu’il y a peu de cotisants, ou que trop peu d’entre eux sont convenablement formés ? On emprunte en émettant des obligations, et on diminue les pensions par rapport à ce que l’on avait fait miroiter (sans s’engager ferme, tout système Ponzi est basé sur l’abus de confiance bien organisé juridiquement). L’histoire récente des régimes par répartition, en France et dans la plupart des pays européens, est l’illustration de ce propos : aux personnes nées dans les années 1920 et 1930 ils ont versé plus qu’ils n’avaient promis, grâce au nombre de leurs enfants (ceux du « baby-boom »), pensons notamment à la retraite à 60 ans accordée en 1982 ; puis les promesses faites aux générations moins fécondes nées durant les « trente glorieuses » 1945-1974 ont été révisées à la baisse (lois de 1993, puis 2003, puis 2010). On aurait dû distribuer des droits au prorata des naissances, proportionnellement un tiers moins nombreuses ; mais comme on les a attribués au prorata des cotisations vieillesse, qui n’avaient pas baissé, loin de là, on s’est retrouvé avec un tiers de droits à pension en trop par rapport au nombre des cotisants.

Régime par points

Pour remettre sur ses pieds un système qui marche sur la tête, nous devons choisir des dirigeants capables d’unifier les trois douzaines de régimes de retraite par répartition qui compliquent affreusement la situation et perpétuent des inégalités choquantes. Pour y parvenir la meilleure méthode est de transformer les régimes par annuités, comme le régime général et les régimes spéciaux, en régimes par points, comme l'ARCCO et l’AGIRC. La transformation est réalisable mais délicate ; elle procurera un important avantage comparatif à la France, si elle est la première à emprunter cette voie propre à faire rentrer notre protection sociale dans l’économie d’échange. Pour la réaliser, il faut des hommes politiques ayant à la fois du cran et une vision claire du fonctionnement des retraites et de l’économie.

 

Jacques Bichot est l'auteur de Les enjeux 2012 de A à Z Abécédaire de l’anti-crise coédité par l'Association pour la Fondation de service politique et L’Harmattan.

 

 

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[1] Pour plus de détails, voir notre abécédaire Retraites, le dictionnaire de la réforme, l’Harmattan, 2010.