Les hommes politiques français, à quelques exceptions près, adorent la complication. Faire simple exige de réfléchir en profondeur, de travailler sérieusement, et de résister à toutes sortes de sollicitations. Le doublon entre sécurité sociale et les dépenses sociales des départements en est l’un des exemples.
Vous ne pouvez pas faire simple quand vous légiférez à la hâte pour réagir à quelque dysfonctionnement fortement médiatisé. Vous ne pouvez pas faire simple quand vous cherchez à donner des gages à divers lobbies. Alors vous entassez les mesures catégorielles, vous multipliez les organismes chargés de faire le même travail, vous rajoutez de nouvelles épaisseurs au millefeuille administratif. Et, bien sûr, cela coûte très cher : verser trois prestations au lieu d’une requiert trois fois plus de travail administratif ; la multiplicité des intervenants et des décideurs engendre des coûts de transaction prohibitifs ; la complication des organigrammes rend quasiment impossible un contrôle efficace de la dépense.
La décentralisation, telle qu’elle a été impulsée par Gaston Defferre, fournit maints exemples de cette complication coûteuse. Nous pourrions dans ce cadre examiner les effets de la dilution des responsabilités en matière scolaire entre l’État et les collectivités territoriales : elle a un prix de revient élevé, que ce soit en termes de performances éducatives ou de frais d’investissement et de fonctionnement. La mauvaise humeur manifestée par l’association des départements de France à propos du poids des dépenses d’aide sociale qui relèvent de ces collectivités (Les Échos du 7 septembre) nous amène à diriger cette fois le projecteur sur le doublon que constituent la sécurité sociale et les départements.
Complications en série
Pourquoi les départements ont-ils en charge l’aide sociale à l’enfance, l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), les interventions en faveur des personnes âgées, et le RSA ? L’instruction des dossiers du revenu de solidarité active est d’ailleurs confiée aux Caisses d’allocations familiales : on voit mal pourquoi elles ne sont pas pleinement en charge de cette prestation. De même, pourquoi n’ont-elles pas la responsabilité de l’aide sociale à l’enfance, qui relève quand même plus clairement de la politique familiale que le RMI puis le RSA ? Pourquoi l’action sociale des Caisses de retraite ne suffirait-elle pas en ce qui concerne les personnes âgées, et pour la plus grande partie de l’APA, dont les bénéficiaires ont en majeure partie dépassé 80 ans ?
Cette dernière complication est pour une part le résultat d’une autre complication, aussi coûteuse qu’illogique : la multiplicité des régimes de retraite. Deux ou trois étages pour les salariés du secteur privé (sécurité sociale, ARRCO, AGIRC), trois douzaines de régimes au total, cela poserait évidemment un problème : lequel des divers régimes (parfois 7 ou 8) dont un retraité perçoit une pension devrait-il s’occuper, le moment venu, de sa dépendance ? Faute d’avoir remplacé le millefeuille de nos régimes de retraite par un système rationnel (ce qui économiserait environ 3 milliards d’euros sur les frais de gestion annuels), le législateur a rajouté des organes d’administration supplémentaires, renonçant ainsi à tous les gains de productivité associés aux synergies possibles entre la gestion des retraites et celle de l’APA.
Même en conservant pour nos retraites une architecture qui en fait une sorte de Palais du facteur Cheval, on aurait pu faire mieux : il aurait suffi de confier notre formule d’assurance dépendance aux caisses d’assurance maladie, comme le font nos voisins allemands. Les complications existantes (ici, en matière de retraites) expliquent certes en partie les nouvelles complications (ici, en matière de dépendance), mais celles-ci ne seraient pas aussi nombreuses et importantes si la préférence française pour la complication n’était pas très vivace.
Le maquis des financements et des responsabilités
Autre dimension de la complication attachée à l’action sociale départementale : le financement. Ce serait trop simple si les départements devaient compter sur leurs ressources propres : il leur a été affecté des « compensations » en provenance de l’État, et des « concours » de la CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie). Naturellement, ces apports ne suffisent pas : il aurait été dommage de se priver d’une pareille occasion de conflits à répétition. Multiplier les payeurs, fractionner les responsabilités, est un moyen infaillible pour occuper un bon nombre de personnes, dont certaines assez haut placées dans la hiérarchie, à des tâches parfaitement stériles.
Pour augmenter la compétitivité de l’entreprise France, ce sont ces complications coûteuses qu’il faudrait éliminer : elles grèvent les budgets publics, que ce soit au niveau de l’État, des collectivités territoriales ou de la sécurité sociale, et entraînent pour les particuliers et les entreprises quantité de tracasseries inutiles. Nos problèmes viennent moins de notre haut niveau de protection sociale que de la mauvaise organisation de cette protection. J’ai maintes fois exposé le tort que nous cause la transformation des assurances sociales (bâties sur le principe de l’assurance mutualiste) en État providence financé par des ressources fiscales ou para fiscales et non plus par de vraies cotisations qui achètent des services. Avoir confié aux départements des responsabilités qui relèvent de la sécurité sociale est une autre faille de cette organisation calamiteuse de la protection sociale à la française.
La sécurité sociale (au sens large) est un bien supérieur (un bien dont la demande croit plus vite que la demande globale) : le problème n’est pas de la rationner, mais d’en organiser la production de façon intelligente, compatible avec le bon fonctionnement d’une économie d’échange. Le précédent Président de la République et son équipe n’ont hélas pas entrepris les réformes organisationnelles ou systémiques nécessaires pour qu’elle soit produite de façon plus performante, exception faite du regroupement de l’ANPE et des ASSEDIC pour former Pôle Emploi, au début du quinquennat. Leurs successeurs comprendront-ils qu’il serait bon, et même « normal », de sortir de la complication bureaucratique où nos gouvernants de tous bords l’ont enlisée pour enfin concevoir et mettre en œuvre un véritable plan de simplification sociale ?
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