L’écologie humaine n’entend pas simplement introduire une pensée humaniste dans les questions écologiques. Elle est bien plus que cela. Elle est une écologie intégrale qui absorbe dans un même élan de communion la personne humaine avec tout son environnement naturel et social. Théologiquement fondée sur l’universalité du salut qui embrasse tous les êtres vivants de cette terre et les ordonne au Christ, l’écologie humaine est un appel adressé à chacun d’entre nous pour qu’il reprenne conscience de ses responsabilités à l’égard du monde qui l’entoure. Elle est un décentrement, une redécouverte de la liberté intérieure et de ses responsabilités comme citoyen, qui doit nous conduire vers (1) un témoignage de pauvreté évangélique, (2) une sobriété choisie et vécue dans le partage, (3) une solidarité universelle en actes et (4) en définitive vers un amour inconditionnel de la vie, singulièrement celle des plus faibles.
La Création a sa dignité propre et doit être respectée.
L'amour que l'homme de foi porte à la Création est très ancien. Que l’on pense à Saint François d’Assise et la dignité de la nature qu’il exalte dans son Cantique des créatures. Que l’on pense à Saint Bonaventure et au sens qu’il lui donne dans sa théologie symbolique, comme prototype de l’incarnation du Verbe : une révélation à part entière, une première parole de Dieu. Mais cette dignité et ce sens ne sont pas enterrés dans les siècles passés de la tradition. Benoit XVI, par exemple, dans sa dernière encyclique, va jusqu’à tenir ce propos presque incongru : « En outre, combien de ressources naturelles sont dévastées par les guerres ! La paix des peuples et entre les peuples permettrait aussi une meilleure sauvegarde de la nature. »[1] On serait tenté de lui répondre que les guerres sont d’abord des massacres de vies humaines. Mais il nous rappelle que même sans cela, elles sont encore un manque de respect de la nature. Il est important de reconnaître que la Création comme œuvre divine échappe à toute conception utilitariste. Elle ne se réduit pas à une ressource, contrairement à ce qu'en dit l’approche libérale de nos sociétés contemporaines. Elle n’est pas non plus à protéger par peur qu’elle ne se « rebelle » contre l’homme. Elle est à protéger parce qu’elle est admirable, digne d'être aimée, et vulnérable dans sa beauté et dans son équilibre[2]. Trop longtemps, les catholiques se sont détournés de l'écologie en préférant l'identifier à un panthéisme new age, plutôt que de vouloir en découvrir l'importance sous le regard d'une théologie de la Création. Prétendre que la Création a une dignité à respecter n'est pas professer la foi d’un culte néo-païen à la déesse-mère Gaïa. C’est un enseignement biblique : le Jardin est béni par Dieu et a besoin d’être gardé.
L’écologie humaine nous oblige à un témoignage de pauvreté évangélique.
Toutefois, il ne s’agit pas de renoncer à cultiver ce Jardin. Le risque serait d’être tenté de le préserver aux dépends de la vie humaine elle-même, et à l’extrême de voir en l’homme son plus grand ennemi. Il y a ici la dérive d’une certaine écologie qui ne reconnaît en l’homme qu’une créature vivante parmi les autres, n’ayant guère de vocation particulière, plus de droit ou de dignité que les autres êtres vivants. Les gardiens intransigeants, depuis une confortable meurtrière, tirent alors à vue sur l’humanité. A cette odieuse dérive malthusienne, fausse alternative écologique, l’Eglise oppose une écologie intégrale qui a pour fondement la destination universelle des biens[3]. La destination universelle des biens nous oblige à reconnaître que nous n’épuisons pas les ressources parce que nous sommes trop nombreux, mais parce qu'une partie de l’humanité consomme trop, et trop mal. Elle nous engage alors à mener une révision profonde de nos modes de vie[4]. Pourquoi ? Parce que les biens que nous nous réservons font défaut à une part croissante de l'humanité et que la croissance économique ne profite en réalité qu'à une minorité d'entre nous[5]. Parce que notre obsession du pouvoir d'achat nous déshonore. Parce que nous ne pouvons plus consentir à cette conception matérialiste du bonheur dont nous abreuve la publicité. Parce que l’incitation à la consommation, la quête du profit, le besoin croissant d’énergie et la course à la production nous aliènent. Parce que nous ne pouvons plus ignorer que notre dernier gadget technologique, acheté au meilleur prix pour envahir notre vie, est fabriqué dans des conditions inacceptables, proches de l’esclavage. Parce que nous ne pouvons plus voter une seconde fois pour ce « travailler plus pour gagner plus », mariage du productivisme et de la cupidité. « Nul ne peut servir deux maîtres à la fois »[6]. Y a-t-il parole plus claire ? La pauvreté évangélique à laquelle le Christ nous appelle tient dans ce choix radical : celui du renoncement à l’avoir[7]. Se détacher de ces biens que nous croyons posséder avant qu’ils ne nous possèdent en retour. La véritable écologie humaine implique ce choix de la sobriété parce que c’est dans le renoncement, dans le silence, dans l'humble sentiment de dépendance que l’homme lève les yeux vers son Père pour l’implorer, et qu’il apprend à ne se rassasier que de sa présence. Si les chrétiens manquent à ce témoignage, comment peuvent-ils espérer que les non-croyants, tout aussi nourris qu’eux de superflu, découvrent la faim de Dieu ?
Nous sommes appelés à une sobriété choisie et vécue dans le partage.
Faire le choix de la sobriété n’implique pas pour autant de se réjouir de la misère d’autrui. Il faut ici prendre garde à ne pas détourner de son sens la béatitude. Le renoncement est un chemin de liberté intérieure et l’homme ne peut faire le choix de la sobriété que pour autant qu’il est libre. Peut-on considérer qu’une personne victime de la misère est libre ? L’Eglise nous enseigne que non, et que le Seigneur, tout en invitant ses disciples au renoncement, n’a pas abandonné les affamés. Jésus rappelle tout au contraire que les servir, c’est le servir Lui. Et tandis que nous avons pour nous-mêmes à emprunter ce chemin de pauvreté, nous avons à nous soucier prioritairement de ceux qui la subissent. Le principe de l’option préférentielle pour les pauvres[8], qui va complètement à rebours de la pensée dominante, traduit cette grande nouvelle de l’Evangile : il y a plus de valeur humaine dans le pauvre, dans le petit, dans la personne vulnérable. Du choix de la sobriété, nous sommes conduits à celui du partage. Parce que non seulement nous venons ainsi au secours des plus démunis, mais aussi et surtout parce que nous touchons là une richesse humaine particulière. Dans la personne vulnérable, un trésor d’humanité nous est révélé[9]. Etre solidaire des « petits », c’est se laisser purifier en humanité et se faire petit à son tour. On le comprend aisément, il n’est pas seulement question d’envoyer un chèque annuel par la poste à une œuvre caritative. Il s’agit plutôt de rencontrer celui qui souffre, là sur mon chemin, de l’aider à relever la tête, le regarder dans les yeux et saisir cette humanité si dépouillée qu’elle nous rapproche un peu plus du Christ. Parce qu’en se faisant homme, le Christ nous montre l’Homme dans sa plénitude. Et parce que dans ce pauvre si vulnérable et dépendant que j’accueille, c’est Lui qui vient en réalité au secours de mon humanité travestie, enfouie sous les artifices de l’avoir et verrouillée par l’autosatisfaction.
La solidarité universelle attend de nous des actes.
L’écologie intégrale est un chemin d’humanisation qui passe donc par une éthique de la sobriété, mais aussi par une exigence de solidarité. Cette solidarité est fondée sur l’idée que le destin de l’homme ne peut être désolidarisé de celui du monde dans lequel il vit. Or toute la modernité a été bâtie sur l’idée que l’homme pouvait créer lui-même son propre monde, régi par des lois autonomes. L’homme s’est coupé de la Création, et naturellement l’homme s’est coupé du lien organique qui l’unit à ses frères en humanité. L’individualisme libéral n’est pas dissociable de la prétention tout aussi libérale à vouloir bâtir un monde hors-sol. L’écologie humaine est en ce sens un sursaut moral qui veut dénoncer le mythe selon lequel l’humanité peut prospérer dans un monde déconnecté des contraintes que font peser sur son milieu de vie le monde physique et les sociétés humaines. En artificialisant complètement notre existence par un mode de vie essentiellement urbain et individualiste, nos sociétés modernes menacent directement leur écosystème naturel, mais également leur écosystème politique : à la crise de l’eau, des réserves halieutiques, de l’écosystème forestier, à l’appauvrissement dramatique des terres ou à la fonte des réserves de glace qui couvrent les pôles répondent symétriquement la crise du lien social, la mort du politique, l’effacement de la famille, l’évaporation des communautés naturelles et des vertus civiques. L’écologie humaine porte en elle un impératif de solidarité : solidarité avec le monde des vivants, avec la Création, avec toute l’humanité. Sur ce dernier point, l’écologie humaine suppose l’émergence d’un lien d’amitié qui unisse étroitement les peuples de la terre. Maintenant que nous sommes huit milliards, il ne peut plus échapper à personne que le destin de l’humanité est un, et qu’il est impossible de penser l’avenir des Français sans s’inquiéter de celui des Maliens, même si c’est sous un rapport différent. La communauté humaine universelle est devenue une réalité visible, et la solidarité vécue en actes doit en devenir le ciment. C’est ce qu’est venu nous rappeler le Conseil pontifical Justice et Paix dans sa Note audacieuse et prophétique du mois d’octobre.
Ultimement, c’est à un amour inconditionnel de la vie que nous sommes appelés
De la solidarité avec le vivant et de l’option préférentielle pour la personne vulnérable, nous sommes amenés à comprendre que l’écologie humaine s’accomplit ultimement dans l’accueil de la vie. Que l’on parle de la nature ou que l’on parle de l’homme, c’est de vie qu’il s’agit, de vie divine. Dieu est vivant, et tout ce qui est vivant vient de Dieu. Que l’on parle de vulnérabilité, et nous sommes immédiatement saisis par la fragilité de la vie naissante, comme de la vie finissante. Demandons-nous : quelle obligation à un renoncement plus radical y a-t-il qu’une vie nouvelle qui vient nous saisir dans notre confort, pour nous rendre soudain responsable de la vie d’un autre ? Quelle abnégation plus radicale que celle d’accompagner un mourant dans sa longue agonie sans chercher à hâter ses derniers instants ? Libéralisme et libertarisme sont en fait les deux faces d'une même médaille : comment ne pas voir le lien étroit entre la cupidité devenue valeur de référence et le non-respect de la vie humaine ? Comment attendre de nos contemporains qu’ils accueillent un nouveau-né quand on leur apprend à tourner leur désir vers eux-mêmes ? Comment s’engageraient-ils à fonder durablement pour l’accueillir un foyer naturel, quand une vie "riche" est uniquement synonyme d’expériences multiples, variées et originales ? Comment n’emploieraient-ils pas tous les moyens pour concevoir un enfant, puisque celui-ci est devenu un objet de droit? Et comment accepteraient-ils cet enfant, malgré son handicap ou sa maladie, quand les règles marchandes qui régentent désormais le vivre-ensemble assortissent toutes leurs offres des garanties d’un « satisfait ou remboursé » ? Accueillir la vie, c’est faire de la place, bouger les meubles, renoncer aux heures de divertissement, se sacrifier… C’est ne plus être un consommateur, mais se donner soi-même à consommer et devenir nourriture. En un mot, c’est renoncer à vivre pour soi. Voilà finalement le sens profond et éminemment religieux de l’écologie humaine : je ne me réalise vraiment que dans la relation ouverte et généreuse à l’autre et l’oubli de moi-même. Alors seulement, je me trouve en situation d’être vraiment à l’image de Dieu, qui s’est donné entièrement dans sa relation à l’homme.
Des doutes et des choix.
Il m’est très difficile d’écrire tout cela. Parce que je ne prétends pas donner de leçon, mais je crois que ces choses doivent être dites. Une fois dites, il reste surtout à les vivre. En cela, je ne suis pas digne de ce que j’écris. Chrétien indigné, je le suis : indigné par mon égoïsme et mon manque de courage à témoigner, dans ma vie et de manière cohérente, de cette écologie humaine que l’Eglise nous enseigne. Je suis sans doute comme ce jeune homme de l’Evangile qui renonce à suivre le Christ parce qu’il a de grands biens. Je serais sans doute de ces Hébreux partis au désert avec Moïse et qui regrettent l’esclavage en Egypte. Père d’un enfant handicapé, j’ai certes appris à faire de la place, et à renoncer à un certain confort de vie. Mais tout cela semble si peu quand on sait de quelles contradictions nos vies sont tissées. Je supplie le Seigneur pour qu’il me vienne en aide, qu’il m’apprenne à moins posséder et moins utiliser, à renoncer à l’avoir pour entrer plus profondément dans la contemplation de l’être. Enfin qu’il m’aide à voir dans la Création comme dans mon frère la révélation de son Verbe éternel.
Retrouvez Joël Sprung (Pneumatis) sur son blog : http://pneumatis.over-blog.com/ Retrouvez tous les articles de la présidentielle sur l'environnement dans notre dossier :
[1] Caritas in Veritate, §51. On peut y lire également ceci : Toute atteinte à la solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement, à son tour, provoque l’insatisfaction dans les relations sociales.
[2] La nature est à notre disposition non pas comme « un tas de choses répandues au hasard », mais au contraire comme un don du Créateur qui en a indiqué les lois intrinsèques afin que l’homme en tire les orientations nécessaires pour « la garder et la cultiver » (Caritas in Veritate, §48)
[3] Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité (Gaudium et Spes, §69.1)
[4] Caritas in Veritate, §51
[5] Rappelons que déjà en 1987, le rapport Brundtland révélait que 20% de la population mondiale consommait 86% des ressources énergétiques mondiales.
[6] Luc 16, 13
[7] Benoît XVI, dans son livre sur Jésus de Nazareth (pages 98-99, chapitre "Le sermon sur la montagne"), montre que la pauvreté évangélique est à la fois et de façon articulée, matérielle et spirituelle. Il écrit : « L'Eglise a sans cesses besoin de grandes figures du renoncement [...] qui vivent la pauvreté et la simplicité, et qui nous montrent par-là la vérité des Béatitudes, afin de tous nous secouer et nous réveiller, pour comprendre que posséder des biens, c'est simplement servir, pour s'opposer à la culture de l'avoir par une culture de la liberté intérieure, et pour créer ainsi les conditions de la justice sociale. »
[8] Catéchisme de l’Eglise Catholique, §2443 à 2449
[9] La personne vulnérable : un trésor d’humanité, Mgr d’Ornellas et Mgr James pour la conférence des évêques de France.
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@Stanislas : désolé, je ne découvre votre commentaire que maintenant. Mais je ne suis pas sûr que vous ayez lu tout l'article. Concernant votre critique sur le fait que l'écologie humaine dont je parle s'éloigne de celle du magistère, avez-vous remarqué qu'un paragraphe entier est consacré à l'accueil de la vie, de la vie naissante, de la vie finissante, de la famille aussi (j'y parle de foyer naturel que j'oppose aux expériences multiples et variées). En bref, j'ai le sentiment que vous êtes peut-être passé à côté de ce paragraphe qui présente pourtant l'accueil de la vie humaine comme accomplissement ultime de l'écologie.
Je suis très mal à l’aise avec l’article de Joël SPRUNG.
Voir le commentaire en entierIl a une vision de l’écologie assez lointaine de celle du magistère. Certes, l’auteur multiplie les citations de Caritas in Veritate et de Benoît XVI.
Certes, il cite 14 fois le mot "écologie humaine", mais oublie de parler de la définition donnée par le compendium de la doctrine sociale de l’Eglise : « la première structure fondamentale pour une “écologie humaine” est la famille… en protégeant le bien primordial de la vie ». Le Magistère gêne beaucoup de catholiques en rappelant qu’il n’y a pas d’« écologie humaine » sans protection de la vie dès la fécondation !
Certes, l'auteur parle 13 fois de solidarité, mais pas un mot de la solidarité due aux 9 milliards d’habitants que nous serons en 2050. Alors, Joël Sprung a beau jeu de cliquer sur « j’aime » de facebook et en particulier de dire qu’il « aime » la « revue de la décroissance ». Mais c’est là que le bât me semble blesser avec lui, comme avec bon nombre de chrétiens écologistes : ils ont du mal à intégrer la « croissance » dans une réflexion écologique de long terme pour faire face au défi démographique du 22° siècle. On ne veut pas exporter nos modèles de croissance, mais on garde un silence complice avec l’exportation vers ces pays de nos modèles de contraception, de nos modèles de fausses protections contre le Sida, de nos lois sur l’avortement et de nos innovations technologiques de stérilisation massive ! Où est l'écologie humaine et où est l'écologie sociale dans tout cela ?
Or ce sera le siècle de nos enfants. Il faut pourtant nous réjouir de cette vie donnée en abondance et ne pas avoir peur : Dieu les aimera tous, chacun de nos enfants et chacun des 9 milliards qu’ils seront, même ceux du Sud !