Parce que « la conformation au Christ et la contemplation de son Visage insufflent chez le chrétien un désir irrépressible d'anticiper dans ce monde, au sein des relations humaines, ce qui sera réalité dans le monde définitif »[1] les chrétiens regardent avec une vibrante attention les paradigmes économiques propres à satisfaire les exigences de vie évangélique. C’est en ce sens que le choix de l’objection de croissance, éclairé par l’évangile et le magistère de l’Eglise, s’inscrit dans le champ bien plus vaste de l’économie du salut[2].
L'objection de croissance, au sens où nous l’entendons, rejoint au fond une démarche de foi et de découverte du mystère de l’incarnation et de la rédemption. Elle nous appelle à faire le choix radical de la sobriété partagée et vécue dans la confiance en la divine providence. Nous la reconnaissons dans l'esprit de fraternité qui animait les premières communautés chrétiennes, dans le témoignage d’un saint François et chez tous ceux qui depuis des siècles à la suite du Christ s’engagent à vivre quel que soit leur état de vie le conseil de pauvreté évangélique.
C’est parce que « dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l'individu, mais aussi les relations sociales entre les hommes »[3], que de vivre cette conversion personnelle appelle un prolongement dans l’engagement politique : « La priorité reconnue à la conversion du cœur n'élimine nullement, elle impose, au contraire, l'obligation d'apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu'elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d'y faire obstacle. »[4]
Comme conversion personnelle et comme choix politique, l’objection de croissance prend donc sa source au cœur du mystère chrétien de la kénose de Dieu. Parce qu’elle est d’abord notre réponse à Celui qui vient : le Christ vrai Dieu et vrai homme a renoncé à sa toute-puissance pour nous sauver. N'est-il pas grand temps d'imiter notre Dieu, de lui répondre à notre tour ? Il s'est abaissé pour nous, nous abaisserons-nous pour Lui ? « Il faut qu'il croisse et que je diminue »[5]. N'ayons pas peur des mots : la croissance de l'humanité en Christ repose sur l’abaissement de Dieu fait homme. Le Christ s’est fait notre humble serviteur, il s’est penché et a pris sur Lui nos péchés et toutes nos pauvretés, qu'elles soient matérielles, physiques, psychologiques ou spirituelles. N'est-ce pas là, dans les tréfonds de nos blessures qu'il nous donne de croître dans sa grâce ? Créée à son image et à sa ressemblance, notre humanité blessée requiert que nous répondions de cette ressemblance, en le prenant Lui pour modèle et en marchant dans ses pas. « Celui qui veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix chaque jour, et qu'il me suive »[6]. A sa suite et en Lui nous sommes donc appelés à vivre une triple kénose, par ressemblance à ce Dieu qui (1) s'est fait serviteur, (2) obéissant jusqu'à la mort, (3) et jusqu'à la mort sur la croix[7].
1. Pour commencer, s'orienter dans la voie d’un juste partage fraternel, avec nos lenteurs, au rythme qui nous est propre, allégé de tout code moral culpabilisant, ne relève pas d'une utopie de doux et sympathiques rêveurs. Au contraire, il s'agit de revenir au réel et au sens des responsabilités en vue du bien commun. Où pouvons-nous trouver la source de cette clarification qui nous ouvre les chemins de notre conversion personnelle et de notre engagement chrétien dans les débats de la cité, sinon dans la contemplation émerveillée du mystère de l'Incarnation ? C’est du moins comme cela que l'a admirablement exprimé Benoît XVI, dans sa récente homélie de Noël.[8] Comment notre cœur ne pourrait-il pas être bouleversé par la reconnaissance et l'accueil de ce Dieu très-haut, venu se donner à nous sous les traits d'un petit enfant innocent et vulnérable ? Quel est cet orgueil humain qui résiste encore à celui qui s’abaisse aux pieds de notre misère, et nous manifeste au cœur de celle-ci, dans un don gratuit et inconditionnel, la grâce infinie de sa miséricorde ? Comme Dieu s'est fait homme jusqu'à prendre la condition de serviteur, nous devons à notre tour devenir serviteurs, sous l’impulsion de son Esprit. L'abaissement de Dieu dans son incarnation nous appelle, personnellement et collectivement, à mettre à terre toutes nos prétentions à la puissance et à la domination[9], à nous abaisser à notre tour afin d’être élevés par Dieu. C’est la première kénose que nous avons à vivre.
2. Cette objection à la croissance et ce chemin de renoncement personnel ne relèvent pas non plus d'une recherche illusoire du paradis terrestre. Au contraire, ils nous conduisent à convertir tout esprit de conquête et de compétition en esprit de don et de service, et d'en assumer le prix jusqu'à l’acceptation du sacrifice de nos vies. Comme Dieu s'est fait obéissant jusqu'à la mort, nous sommes appelés au don total de nous-même. « Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l'Évangile la sauvera. »[10]. La nécessité de cet abaissement ne s’arrête pas à l’individu et concerne le corps social dans son ensemble. Cette objection de croissance devient objection à toutes nos tours de Babel, qu’elles soient financières ou grandioses projets techno-industriels. Elle est reconnaissance de nos limites, consentement d'une humanité enfin adulte, à croître dans la grâce du Seigneur. Elle est renoncement à notre sentiment infantile de toute puissance, et brèche ouverte sur l'horizon des béatitudes, dans la pauvreté évangélique. Cet esprit d’obéissance au sacrifice qui doit peu à peu féconder notre corps social est la seconde kénose que nous avons à vivre.
3. Enfin, ce don de nous-mêmes serait incomplet s'il n'incarnait pas prophétiquement notre espérance évangélique la plus vivante en ce bas-monde. Dieu s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix. A son tour, notre présence au monde, notre vie quotidienne, nos engagements politiques, n'ont de sens que s’ils témoignent de notre amour du Christ. C’est le sens véritable du martyr chrétien. En ce sens, l’objection de croissance vécue comme témoignage se prête à devenir signe d’Espérance. Parce qu’elle est aussi renoncement à marcher avec les foules dans le sens du monde, elle rend ainsi visible, au milieu de l'indifférence, le mystère d'amour du Dieu tout-puissant. Roi des cieux, en Jésus-Christ, Il renonce à tout pouvoir terrestre, se laisse insulter, humilier, jusqu'à la mort sur la croix, prémice de sa Résurrection. Notre temps, avec son système de valeurs tourné unilatéralement vers l’avoir, appelle les chrétiens à un nouveau chemin de croix. A temps et à contre temps, voilà la marche du chrétien ! C’est à contre temps de l’esprit du monde, que l’objection de croissance devient prophétique, signe en cette cité terrestre, de la cité promise dans les cieux. Ce témoignage est la troisième kénose que nous avons à vivre.
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[1] Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, §58
[2] Le développement authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la personne dans chacune de ses dimensions. Sans la perspective d’une vie éternelle, le progrès humain demeure en ce monde privé de souffle. Enfermé à l’intérieur de l’histoire, il risque de se réduire à la seule croissance de l’avoir. (Caritas in Veritate, §11)
[3] Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, §52
[4] Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise, §42
[5] Jean 3, 30
[6] Luc 9, 23
[7] Philippiens 2, 6-8
[8] Benoît XVI, homélie de Noël : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/homilies/2011/documents/hf_ben-xvi_hom_20111224_christmas_fr.html
[9] Magnificat : « Déployant la force de son bras, Il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, Il élève les humbles. »
[10] Marc 8, 35
L' "objection de croissance" est une déformation de l'expression "objection de conscience" remplaçant la conscience morale par des préoccupations purement matérialistes. Cette "objection de croissance" constitue ainsi une grave régression.
Monsieur de Larminat,
Voir le commentaire en entierMerci pour votre commentaire, qui pose des questions à laquelle nous nous devons de répondre, car elles sont primordiales pour une bonne compréhension.
Ces questions, nous ne les avons pas éludées dans notre réflexion, au contraire, elles en font partie intégrante, et ce sont mêmes les questions les plus basiques et ne sont en aucun cas des "colles" qui pourraient nous troubler ; merci donc de nous les poser !
Puissions-nous en débattre intelligemment.
J'aurais en premier lieu une question à vous poser : avant d'émettre une opinion sur ce qu'on appelle "l'objection de croissance", en avez-vous étudié les théoriciens, les penseurs, les revues, ceux qui tentent de la mettre en pratique dans leur vie ? Cette pensée est trop souvent caricaturée et présentée de manière simpliste - donc faussée - dans les médias dits 'conventionnels' de tous bords : il n'est donc pas possible de s'en tenir là pour en avoir une compréhension fine et juste.
Deuxième point : je suis désolé de voir dans la plus grande partie de votre commentaire des oppositions permanentes qui n'ont pas lieu d'être entre des propositions qui vous semblent apparemment contradictoires mais qui doivent au contraire être articulées les unes aux autres de manière équilibrée. Ce mode de raisonnement qui oppose systématiquement ce qu'il faut combiner est à mon avis une erreur méthodologique.
Par exemple, en vous appuyant sur des propos de Benoît XVI, vous opposez la sobriété 'matérielle' de Jean le Baptiste à sa sobriété 'spirituelle', pour conclure : "Autrement dit, la vraie sobriété c’est de nous reconnaître pécheur."
Vous faites un contresens, et par là même déformez la phrase du pape, que je vous redonne : "l’appel de Jean va donc au-delà de la sobriété du style de vie, et plus en profondeur." Les expressions "au-delà" et "plus en profondeur" ne nient aucunement la sobriété du mode de vie du prophète, au contraire cela signifie que la sobriété spirituelle est le fondement de sa sobriété matérielle, elle la verticalise, la porte à sa perfection.
J'en conclus, contrairement à vous, que le pape nous exhorte à une sobriété de vie fondée, portée, justifiée, par une sobriété spirituelle, qui est en effet de "nous reconnaître pécheurs". C'est donc là la tâche des chrétiens, de ne pas s'arrêter à une sobriété uniquement matérielle -déjà bonne en soi- mais de la porter par une vie spirituelle profonde, contrairement à votre conclusion qui porte à croire (en la caricaturant quelque peu) que les chrétiens peuvent se contenter de se reconnaître pécheurs et laisser la sobriété matérielle aux écolos.
Sur le monachisme : il faudrait que vous nous expliquiez ce que vous appelez "un modèle écologique", car je n'arrive pas du tout à comprendre votre raisonnement. Il faudrait vraiment que vous rencontriez des moines, il me semble. Je connais plus d'un monastère qui porte une très grande attention à mener une vie écologique exemplaire, pour des raisons spirituelles ET dans un souci d'être en vérité "les bergers et les gardiens de la Création" (livre de la Genèse) ET dans un souci de partage avec les plus pauvres.
Je ne vois là aucune "tentation contemporaine", mais au contraire un retour aux sources, aux charismes originels, aux Pères de l'Eglise, aux Pères fondateurs, à plusieurs siècles de théologie de la Création ; notre civilisation a baigné dans une pensée que l'on qualifierait aujourd'hui d'écologique (le terme est récent, mais recouvre des réalités bien plus anciennes), et ce jusqu'à une période très récente : non, le monde créé ("le livre unique et indivisible de la Création" dont l'homme fait partie intégrante) n'est pas qu'un réservoir de ressources à exploiter comme le dit la pensée moderne.
Nos frères orthodoxes peuvent en cela nous être d'une grande aide, qui n'ont pas délaissé la dimension cosmique de la Révélation, évoquée souvent par Benoît XVI.
"L’ascèse permet de se poser dans le calme pour laisser Dieu nous rejoindre, de manger moins, non pour épargner la planète, mais pour éprouver le manque et ainsi nous introduire au partage avec les affamés de pain, de justice et de paix." Là encore, vous opposez stérilement ce qui doit être articulé.
Le pape ne cesse de dire que les dégâts infligés à la nature ont des retombées sur l'homme. C'est pourquoi il appelle à une écologie plénière, qui prenne en compte l'univers créé dans son intégralité, homme compris ; l'écologie plénière est une écologie humaine ET environnementale. Les séparer pour en favoriser (ou dénigrer) l'une au détriment de l'autre est une erreur de perspective fondamentale récusée par les papes successifs. Il n'y a pas à choisir. Que des ONG écologistes fassent cette erreur, je vous le concède très volontiers ; ce n'est en aucun cas une excuse pour tomber dans l'erreur inverse qui n'en est que le miroir ; au contraire, cela doit pousser les chrétiens à montrer ce qu'est une vraie écologie plénière, réfléchie et vécue en actes. Je vous renvoie aux appels de plus en plus nombreux et pressants du Pape à ce sujet, et vous conseille fortement la lecture de l'article de Joël publié ici-même il y a quelques jours, qui approfondit ce sujet en particulier.
"Joël Sprung écrit également que l’objection de croissance doit être un « choix politique » qui « concerne le corps social dans son ensemble ». Malheureusement, les pays pauvres appellent à juste titre à plus de croissance."
Pourquoi malheureusement ? C'est là au contraire une des raisons de notre appel à "l'objection de croissance" !
Les ressources étant limitées dans le temps et l'espace, nous devons apprendre à les partager ; ce qui signifie concrètement à revoir nos exigences indécentes de pays riches à la baisse afin de permettre aux plus pauvres d'accéder à un niveau de vie décent. Même dans nos pays dits riches, nous croisons une misère matérielle inexcusable. C'est donc dans un souci de "partage avec les affamés de pain, de justice et de paix" que se situe cet appel.
"[BXVI] parle d’« occasions profitables de croissance que la mondialisation actuelle peut offrir » (§ 300), ou de « croissance économique prometteuse » (§ 316). Il introduit même le concept de « droit au développement » (§ 446) et dit bien que « il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès » (§ 450)."
Cela va tout à fait dans le sens de notre réflexion. Pourquoi y voyez-vous un antagonisme ?
Nous affirmons justement que notre mode actuel de développement occidental "[compromet] le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ", et souhaitons une vraie réflexion sur un mode de développement qui ne soit pas fondé sur le seul indicateur de la croissance du PIB.
"Attention, donc, à ne pas jouer avec les mots."
Notre tâche est justement d'arriver à clairement définir ces mots que sont par exemple "croissance" et "développement", afin d'éviter les raccourcis trompeurs.
Quand l'Eglise utilise ces mots, c'est dans un sens bien différent de celui de nos économistes. Différent, car l'Eglise parle de l'homme dans son intégralité quand l'économie parle de chiffres. C'est cette réduction de toute la société humaine à de simples indicateurs économiques que nous souhaitons éviter. Ces indicateurs ont certes une légitimité, mais dans l'ordre comptable qui est le leur, et ne doivent pas en sortir et surtout ne pas être érigés en fins en soi, voire en idoles. Nous souhaitons réfuter avec force et conviction la main-mise des indicateurs économiques sur toutes les autres dimensions de la vie humaine et de la vie des sociétés humaines. Là est notre "objection de croissance".
L’objection de croissance ? Voilà un bon mot. Comment ne pas être sensible à la lecture de cet article et à son appel à la conversion ?
Voir le commentaire en entierEt pourtant, cette expression fait penser à l’appel de l’écologisme à la décroissance. N y a-t-il pas un risque de mauvaise interprétation ? En effet, nous lecteurs, vivons dans des pays riches, et il nous est peut-être facile de dire que « l'objection de croissance… nous appelle à faire le choix radical de la sobriété partagée ». Benoît XVI pendant l’Angelus du 4 décembre 2011 a parlé de Jean-Baptiste en disant : « Jean est présenté comme une figure très ascétique : vêtu d’une peau de chameau, il se nourrit de sauterelles et de miel sauvage » (Mc 1,6).
Dans un premier temps, Benoit XVI dit que « le style de Jean-Baptiste devrait rappeler à tous les chrétiens de choisir comme style de vie la sobriété ». Mais Benoît XVI montre ensuite que « l’appel de Jean va donc au-delà de la sobriété du style de vie, et plus en profondeur : il appelle à un changement intérieur, à partir de la reconnaissance et de la confession du péché personnel ». Autrement dit, la vraie sobriété c’est de nous reconnaître pécheur.
Il y a une certaine tentation contemporaine à vouloir également prendre le monachisme comme modèle de vie écologique. Pour le monachisme, l’ascèse ne se limite pas à la consommation. Elle est une dynamique qui allège notre vie de tout ce qui l’alourdit, dans la nourriture, les rythmes de vie, l’hospitalité, le silence, la parole.
Tout cela est très loin d’un modèle écologique ! L’ascèse permet de se poser dans le calme pour laisser Dieu nous rejoindre, de manger moins, non pour épargner la planète, mais pour éprouver le manque et ainsi nous introduire au partage avec les affamés de pain, de justice et de paix. Malheureusement, l’expression « objection de croissance » fait penser à l’appel des ONG écologistes pour une décroissance.
Joël Sprung écrit également que l’objection de croissance doit être un « choix politique » qui « concerne le corps social dans son ensemble ». Malheureusement, les pays pauvres appellent à juste titre à plus de croissance. Certes, quand le « Compendium » parle de « croissance », c’est en termes de « croissance de la personne humaine » (§ 12), d’ « authentique croissance de l’homme » (§66), de la « croissance de son être en tant que personne » (§ 135)…
Mais, il parle tout de même d’« occasions profitables de croissance que la mondialisation actuelle peut offrir » (§ 300), ou de « croissance économique prometteuse » (§ 316). Il introduit même le concept de « droit au développement » (§ 446) et dit bien que « il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès » (§ 450).
Attention, donc, à ne pas jouer avec les mots en appelant à l’objection de croissance.