L’Union européenne est comme une flotte prise dans la tempête. Elle a le plus grand mal à garder sa cohésion. Le navire grec, ballotté par les courants, menace de dériver. Le vaisseau anglais cherche sa survie en empruntant sa propre route. La grande vague des migrants secoue tous les bateaux et les disperse. L’amiral commandant la flotte — la Commission de Bruxelles — donne en vain des ordres de navigation. Chaque équipage — les gouvernements nationaux — n’en fait qu’à sa tête.
La Commission se désole de tant d’indiscipline. Elle est certaine que ses directives sont les seules qui puissent assurer la solidarité de tous et le salut de chacun. Elle cite en exemple l’Est de notre continent. Là-bas, ses instructions ayant été scrupuleusement exécutées, le cap des tempêtes a été franchi et les navires polonais, estonien, lituanien et letton avancent rapidement sur une mer calmée.
La réussite lettonne
La manifestation la plus éclatante de la justesse des directives bruxelloises est la réussite lettone. Voilà un pays qui était encore prisonnier de l’Union soviétique il y a moins de trente ans. L’Europe l’a sorti des décombres du communisme. Elle l’a initié aux règles de la démocratie, de la liberté économique et de la solidarité internationale qui sont les normes de l’Union. Elle l’a soutenu dans ses efforts pour les appliquer. Le gouvernement letton a été un élève docile. Il en est aujourd’hui récompensé par une forte croissance économique et une paix civile sans nuages. Son succès explique que l’Ukraine rêve du même destin et demande avec insistance à se joindre à la flotte européenne.
J’ai voulu voir de près cette nation exemplaire. L’occasion m’en a été donnée lorsqu’il m’a été proposé de me joindre à une délégation parlementaire qui allait à Riga, capitale de la Lettonie, s’entretenir avec les dirigeants des principaux partis du pays.
Au premier abord, la satisfaction bruxelloise est pleinement justifiée. L’enrichissement letton est visible dès l’aéroport international dont la capacité d’accueil va être doublée par d’importants travaux. Il se manifeste de façon plus étendue dans la rénovation presque terminée du cœur historique de la capitale et dans le réseau de grandes routes qui ceinturent Riga.
L’euro, monnaie nationale depuis un an, s’accommode de prix inférieurs à ceux d’Europe occidentale. La vie sociale est libre comme le sont la presse et les élections. Aucune poussée extrémiste ne menace la stabilité politique.
Les partis sont étonnamment consensuels. Le plus à gauche se proclame social-démocrate et il pratique une opposition très modérée. La coalition qui gouverne, réunit une droite et un centre dont on discerne mal les différences de programmes. Les Verts sont à ce point mesurés qu’ils envisagent volontiers une alliance avec cette même droite.
Instructions bruxelloises
Le gouvernement chante les louanges de l’Union européenne. Les directives de la Commission ont permis à la Lettonie d’échapper, il y a cinq ans, à la tourmente financière qui secoue encore la Grèce, l’Espagne, l’Italie et la France. Les ministres ont mis en œuvre, dès 2009, la purge prescrite par Bruxelles : les salaires des fonctionnaires ont été fortement réduits, les dépenses sociales sabrées, les investissements publics diminués. L’année suivante, le budget de l’État est revenu à l’équilibre. Depuis 2011, la croissance économique est si régulière, l’inflation si faible, l’endettement public si limité que la Lettonie a pu accéder à l’honneur d’être admise dans le cercle des peuples qui ont l’euro en partage.
C’est pourquoi elle mérite d’être particulièrement protégée des foucades de son gigantesque et inquiétant voisin russe. L’Otan, qui avait pris ce petit pays de deux millions d’habitants sous son aile il y a dix ans, multiplie aujourd’hui sur son sol les manœuvres militaires et les stocks d’armes lourdes. L’Europe applaudit.
Catastrophe démographique
Mais le visiteur qui essaie de regarder au-delà des statistiques victorieuses de la technocratie bruxelloise et des discours trop lisses (tous prononcés en anglais) des dirigeants lettons, découvre vite une autre réalité.
La réussite économique est moins brillante que les chiffres n’incitent à le croire. Certes les « critères de Maastricht » sont scrupuleusement respectés par Riga. Mais à quel prix ! Les restrictions budgétaires de 2009 ont provoqué une récession violente. Une hausse dramatique du chômage n’a été évitée que par l’émigration massive de la jeunesse lettone. Les cadres les mieux formés, les entrepreneurs les plus dynamiques, les étudiants les plus doués sont partis chercher fortune en Suède, en Allemagne, en Angleterre et… en Russie. En cinq ans, la population du pays a diminué, selon les estimations les plus récentes, de près de 20%. La prospérité revenue n’a pas arrêté l’hémorragie. Tout au plus lui a-t-elle fait perdre son caractère de catastrophe démographique.
C’est donc une nation gravement vieillie et affaiblie que l’Europe soumet aux vents de la compétition internationale. Or la Lettonie a beaucoup à acheter et peu à vendre. Elle a besoin d’automobiles, d’ordinateurs, de services bancaires. En échange, elle n’a pas grand-chose à offrir : des produits dérivés de son agriculture et de ses forêts, principalement. Sa balance commerciale est fortement déficitaire. Nul n’entrevoit par quels prodiges d’énergie et d’imagination un peuple amputé de sa jeunesse sera capable de rétablir l’équilibre de son commerce extérieur.
L’illusion des subventions
Comme si ce handicap ne suffisait pas, l’Europe en ajoute un autre en obligeant le gouvernement de Riga à appliquer les sanctions commerciales qu’elle a décidé d’infliger à la Russie. Comme on le sait, ces sanctions ont suscité des contre-sanctions. La Lettonie en fait les frais : elle a perdu le principal débouché de ses maigres exportations. En attendant de très hypothétiques compensations que la Commission lui suggère de chercher en Chine, elle en est réduite à vivre des subventions accordées par Bruxelles. Les expériences espagnole ou grecque ont montré à quelle prospérité illusoire conduisait ce mode de financement d’une économie nationale.
Quant à la paix civile, les conversations avec les habitants montrent son caractère fragile. Une règle universelle dit que la politique d’une nation est dictée par sa géographie, son histoire et sa culture. La politique lettone ne peut ignorer un État russe avec lequel elle partage des centaines de kilomètres de frontière. Ce n’est pas un hasard si les seules voies ferrées et les seules bonnes routes qui partent de Riga vont respectivement à Minsk, Moscou et Saint-Petersbourg. La Russie est le premier client et le premier fournisseur de l’économie lettone. Pendant deux siècles, l’ancienne Courlande a fait partie de l’empire tsariste. Elle reste imprégnée de sa culture. Tous les Lettons parlent le russe et près d’un tiers de la population le déclarent langue du foyer familial. Il ne s’agit pas d’une minorité fermée que l’histoire éliminera peu à peu, mais d’une composante bien vivante de la société lettone. En 2014, plus du tiers des mariages étaient mixtes. Les maires des deux plus grandes villes du pays sont des russophones.
Et la Russie ?
La géographie, l’histoire et la culture proclament donc d’une seule voix la nécessité de liens amicaux avec le puissant voisin. Le bien de la Lettonie est dans une politique prudente et active d’équilibre entre l’Est et l’Ouest. Prendre parti dans les querelles qui opposent Berlin et Moscou ou, pire encore, Washington et Moscou, est contraire à son intérêt. Il n’en résultera pour elle que du malheur.
Après que l’indépendance eut été proclamée en 1991, les fils et filles d’émigrés qui avaient fui jadis le régime communiste, sont revenus au pays. Ils sont aisément devenus les guides politiques et moraux d’une nation qui aspirait à un régime de liberté. Ils ont tout fait pour arrimer la Lettonie à l’Occident d’où ils venaient et la séparer d’une Russie qui ne leur inspirait que méfiance et répulsion. Ils ont été les artisans d’une politique exclusivement tournée vers l’Otan et l’Union européenne. Ce faisant, ils ont enfermé leur nation dans les contraintes qu’exige la double tutelle de Bruxelles et de Washington. Le peuple letton commence d’en éprouver le caractère pesant.
J’ai évoqué ci-dessus les inconvénients commerciaux qui en résultent. Ils ne sont pas les seuls. La rupture avec la Russie suscite un vague malaise dans la société. Il s’exprime, timidement encore, sur le plan politique. Le parti social-démocrate, parce qu’il est dans l’opposition, a tendance à devenir le représentant des russophones et des Lettons de souche qui réprouvent l’orientation unilatérale de leur gouvernement. Les élections de novembre dernier l’ont placé en tête des partis du pays. Il n’est pas sûr que cet avertissement ait été entendu en Europe.
À cette extrémité de sa domination comme aux autres, la technocratie rigide de Bruxelles ne pourra refouler indéfiniment les réalités nationales. La réussite balte dont elle se vante, est provisoire. Je ne serais pas surpris qu’un jour, la barque lettone suive l’exemple du navire grec et du vaisseau britannique.
Michel Pinton est ancien député au Parlement européen.
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