Le principe de l'action du docteur Xavier Dor est la constatation que non seulement les avortements prolifèrent mais qu'en plus, un grand silence règne sur cette hémorragie du corps social. C'est cette anesthésie qu'il décide de combattre en créant l'association catholique SOS-Tout Petits.

" On pourrait comparer la situation française à celle d'un bateau qui coule en raison d'un trou dans la coque. Le bateau, c'est la société, le trou dans la coque, c'est la loi sur l'avortement. Certains, avec des embarcations, se portent au secours des naufragés. D'autres pensent surtout à obturer la voie d'eau. Les premiers vont au plus pressé. Ils agissent sur les effets de la loi. Les seconds combattent la loi plus que ses effets. Les premiers agissent en aval et à court terme, les autres en amont et à long terme. La charité des premiers est individuelle. Celle des seconds est collective, politique. C'est la nôtre. " (p.11-12.) Nous remarquons une hiérarchie dans la présentation des différentes manières de combattre la loi. C'est entre autres sur ce point que nous voudrions porter la discussion.

Les membres de SOS-Tout Petits interviennent soit devant, soit à l'intérieur des centres d'IVG, en priant et en essayant de parler aussi bien avec les femmes venant se faire avorter qu'avec le personnel de santé. À la différence de l'association " la Trêve de Dieu ", les amis de Xavier Dor ne s'enchaînent pas dans les salles d'opération, ni ne détériorent de matériel. Pourquoi prier publiquement et pourquoi avoir consacré l'association au Sacré-Cœur de Jésus ? " Parce qu'à travers l'avortement devenu institution, la guerre est faite à Dieu plus qu'à sa création. Il s'agit en fait d'une guerre de religion, celle de l'homme qui se fait Dieu, contre celle de Dieu qui s'est fait homme. " (p.14.)

Dans son livre, le docteur Dor expose les présupposés de ses actions ; il explique la cohérence de l'action et de la doctrine, celle-ci justifiant celle-là et celle-là rendant crédible celle-ci. Après une brève présentation scientifique de l'embryon et une description des différents modes d'avortement pratiqués (recensant le nombre impressionnant de vies humaines ainsi supprimées ), l'auteur développe son argumentation doctrinale proprement dite.

 

 

 

Une interprétation des laïcités

 

Comment comprendre la dérive de notre civilisation ? Principalement par l'apostasie. La racine de celle-ci est une nouvelle conception de la liberté et de la conscience. En la découplant de tout rapport au vrai objectif, l'homme moderne devient mesure de toutes choses. C'est alors que la tolérance devient une vertu. En effet, s'il n'y a plus de bien et de mal objectifs, ceux-ci deviennent affaire de conviction privée : à chacun sa vérité. Au nom de quoi interdire tel ou tel comportement puisque le jugement est relatif à la conscience individuelle ? L'avortement devenu un quasi-droit est le symbole d'une liberté révolutionnaire qui nie toute dépendance envers Dieu. Ce refus, cette révolte n'est pas qu'individuel. Par la loi, il s'institutionnalise et devient collectif. Cette nouvelle philosophie de la liberté contre Dieu se manifeste donc également au niveau social : c'est le laïcisme.

L'étude de la laïcité est assez développée et elle constitue le cœur de la justification doctrinale de l'action de SOS Tout-Petits comme manifestation concrète de la charité politique. Il y a trois manières de comprendre la laïcité et par là, le rapport entre l'Etat et le christianisme. La première, traditionnelle, distingue les pouvoirs temporel et spirituel pour subordonner le premier au second : la politique est à César, mais tout est à Dieu, même César, même la politique. Tel est l'enseignement des papes jusqu'à Pie XII inclus.

La seconde conception est révolutionnaire. Le peuple est la source de la souveraineté, puisque la loi est l'expression de la volonté générale. X. Dor n'a pas de phrases trop dures pour critiquer ce modèle. " Le ver était dans le fruit dès 1789. En fait, la République est déicide et homicide dès son principe, dès la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.[...] La démocratie actuelle définit elle-même ses règles. Elle est à la fois fin et moyen. Elle ne cherche pas la vérité mais l'opinion d'un moment ; elle nie, néglige ou asservit la vérité. Livrée à elle-même, ne porte-t-elle pas dans ses flancs Satan, Moloch, Sodome et Gomorrhe ? " (p.69 et p.71.)

Dans ces conditions, y a-t-il une place pour une troisième voie, pour une laïcité libérale " humaniste et moderne qui préserverait cette neutralité acceptable par toutes les parties " (p.71) ? C'est ce que pensent les évêques de France dont la Déclaration " Proposer la foi dans la société actuelle " (publiée en 1997) présente un optimisme contestable, conséquence d'un apaisement et d'un modus vivendi enfin obtenu avec les pouvoirs publics. Voilà ce que refuse notre auteur, suivant par là les critiques d'un Arnaud de Lassus ou d'un Jean Madiran. Il récuse toute désertion, consentie par le christianisme, de la vie politique. " De son plein gré, sans nécessité véritable, ni obéissance à sa nature profonde, l'Église de France démissionne de la vie politique. En s'effaçant devant la souveraineté populaire, le légalisme, le pluralisme et le fait minoritaire. Elle accomplit ainsi d'elle-même ce que ses adversaires souhaitent lui voir faire : disparaître de la vie civile et se confondre avec les autres religions. Dieu, dans la laïcité libérale, est celui des âmes. Il n'est pas celui des institutions. Les âmes sont à Dieu. Les institutions à César et rien qu'à César. Il y a ainsi pour un même homme deux morales : l'une personnelle, celle du croyant, ferme sur les principes, l'autre publique, celle du citoyen, prête à donner à la loi civile le pas sur la loi morale. " (p.75.) La laïcité libérale se réduit donc ultimement à la laïcité révolutionnaire. En accueillant celle-là, l'Église de France cautionne, légitime un état de fait inacceptable: la dichotomie entre l'individu et la société, la loi morale et la loi politique. Et X. Dor a beau jeu de faire le parallèle entre cette position et celle des évêques sous Vichy, celle-là même pour laquelle leurs successeurs actuels ont fait acte de repentance. Ceux-ci seraient, d'après l'auteur, gravement responsables par leur mutisme. Ils démissionneraient ainsi de leur mission de parler à temps et à contre-temps pour éclairer les consciences et par là sauver des vies humaines.

 

La tentation du jusqu'au-boutisme

 

Par ce rapide survol, nous saisissons le caractère organique de la justification doctrinale de l'action de SOS Tout-Petits. Il semble bien que la pratique soit l'application stricte de cette théorisation. Ainsi l'évaluation de l'action entreprise ne peut se faire indépendamment de l'évaluation de la doctrine et réciproquement. Nous sommes ici devant ce qu'on pourrait appeler une " expérience cruciale ". L'expérience infirme ou confirme une théorie ; il n'y a pas d'intermédiaire. On est à la croisée des chemins. La théorie éclaire ou rend intelligible l'expérience. Bref, on ne peut rejeter l'une et garder l'autre. Tel est d'autant plus le cas dans le sujet qui nous occupe qu'il s'agit de morale et de politique, domaines propres où se déploie l'action humaine. X. Dor rejette en bloc la modernité et toutes compromissions avec elle, comme intrinsèquement liée à la suppression légale de vies humaines innocentes. Seule, semble-t-il, la restauration d'un ordre de chrétienté pré-moderne permettrait de mettre fin à ce scandale. C'est également au nom de cet ordre que la critique de la modernité est menée. Ce livre a le mérite de permettre de problématiser les rapports entre religion, politique et morale. Comment articuler les trois domaines ? Cette question n'est pas seulement théorique puisque de sa solution dépendent des maximes d'action relativement à l'avortement légalisé.

 

 

 

Que penser de la position du docteur Dor ? Pour tenter de l'évaluer nous allons recourir à une distinction présentée par le père J.-M. Garrigues et reprise à Adam Michnik . " Ne pouvant plus être une Église constantinienne imposant directement son autorité morale et religieuse au pouvoir politique, l'Église peut être tentée de prendre une position julienne (en référence à la situation sous l'empereur Julien l'Apostat au IVe siècle). Celle-ci consiste pour l'Église à se présenter socialement comme le seul recours contre un pouvoir politique, non pas en tant que celui-ci est mauvais dans son ordre naturel, mais en tant qu'il est affranchi de sa tutelle surnaturelle directe . " Cette tentation julienne est présente dès le début du christianisme ; elle consiste à refuser l'enseignement tiré de la parabole du bon grain et de l'ivraie (Mat. 13, 29).Celui-ci indique que voulant recueillir immédiatement le bon grain, on est tenté d'arracher l'ivraie et par là paradoxalement on risque d'abimer le bon grain. Mieux vaut donc patienter, supporter ce qui apparait alors comme un moindre mal.Cela implique aussi l'espérance que le temps permettra de changer, de convertir l'ivraie. L'attitude julienne ne prend pas en compte la réalité historique dans laquelle le christianisme doit être ferment. Au nom de l'urgence de la réalisation du Royaume de Dieu, elle court-cicuite la modalité temporelle de sa mise en oeuvre. " L'Eglise envoyée par le Christ évangéliser les nations, se doit de prendre en compte la réalité de leur état à chaque moment de l'histoire. Sans cela elle risquerait fort de se transformer en une secte qui, n'ayant pas à sauver le monde sous le mode décrit par la parabole, n'aurait d'autre mission que d'annoncer et de précipiter la perte apocalyptique de celui-ci, pour triompher de lui devant le tribunal de Dieu. " Face à ce faux dilemme constantinien/julien l'Église a choisi progressivement puis officiellement avec Vatican II une autre attitude qu'il faut bien saisir dans sa complexité : il s'agit d'évangéliser les personnes, transformer par elles les mœurs sociales et exercer ainsi une influence indirecte sur la législation de l'État. Certes une telle attitude a souvent été caricaturée par une mise en œuvre fausse et gauchie entraînant une dissolution de la vérité dont l'Église doit pourtant témoigner dans le relativisme ambiant. La difficulté pour l'Église est " d'accepter le principe représentatif de la démocratie dans des institutions de l'État libéral, tout en résistant avec la plus grande fermeté morale et intellectuelle aux sophismes d'"esprit démocratique" qui prétend s'étendre hors de son ordre propre ". Ce qui est à remarquer ici est le pouvoir indirect mais réel qu'exerce l'Église sur le corps social par le biais de la formation de la conscience au vrai bien objectif. Comme le rappelle Jean-Paul II ou le cardinal Ratzinger, l'Église doit défendre la démocratie contre son auto-perversion.

Nous voyons que la distinction du père Garrigues tente de dépasser la dichotomie présentée par le docteur Dor entre la laïcité traditionnelle (constantinienne) et la laïcité révolutionnaire. L'action de celui-ci ne relève-t-elle pas dès lors d'une position julienne ? L'ordre constantinien étant de fait révolu, s'opérerait un retournement conduisant à un radicalisme inverse dans le jugement sur une société considérée comme intrinsèquement perverse puisqu'apostat, avec laquelle on ne peut transiger. Si X. Dor est " julien ", son action n'est-elle pas alors néfaste ? Si, au contraire, elle ne l'est pas mais relève d'une grande lucidité, n'est-ce pas cette distinction et le soi-disant faux dilemme qu'elle implique qu'il faut écarter ? Nous voyons ici à quel point la loi sur l'avortement est pour les chrétiens de cette fin du XXe siècle une occasion de cristalliser les diverses attitudes vis-à-vis de la démocratie moderne dont elle émane. Pour sa part, J.-M. Garrigues utilise plusieurs fois la loi Veil comme exemple forçant les chrétiens à se positionner.

 

L'avortement est-il politiquement tolérable?

 

En effet, la parabole du bon grain et de l'ivraie implique une doctrine de la tolérance qui va jouer un rôle important dans l'évaluation de cette loi. " Cette doctrine s'applique particulièrement à ces mœurs sociales mauvaises sur lesquelles la conscience morale de la majorité est profondément, parfois sans doute invinciblement, obnubilée à une époque donnée. C'est le cas de l'avortement aujourd'hui, comme ce fut le cas autrefois pour d'autres actes intrinsèquement mauvais que l'Église permit à l'État de tolérer pendant longtemps : l'esclavage, la torture, etc. Ces actes et d'autres analogues, aussi intrinsèquement mauvais que l'avortement aujourd'hui, furent courants en chrétienté et rencontrèrent dans le clergé catholique une opposition bien plus discrète et compréhensive par rapport au pouvoir politique que celle de la hiérarchie manifeste aujourd'hui vis-à-vis des atteintes contre la vie et contre la morale sexuelle en général. Si celle-ci apparaissent aux nostalgiques de l'augustinisme politique comme autrement perverses que les précédentes, n'est-ce pas parce qu'elles sont tolérées par un pouvoir démocratique qui ne tire pas sa légitimité de la sacralité que lui aurait conférée l'Église ? " Le principe mis en avant par J.-M.Garrigues est donc celui de la recherche du moindre mal, qui est alors objet d'une tolérance, la répression de ce mal causant un mal plus grand. Quel serait un tel mal ? Ce serait la dissolution du corps social en lui-même (provoquée par l'intolérance envers un mal), dont l'existence représente le premier bien et sans lequel la recherche des autres biens n'est même pas envisageable. Reprenant la doctrine de saint Thomas d'Aquin, le père Garrigues précise alors que " c'est par le biais du meilleur possible que l'on est conduit en définitive à tolérer une part incompressible de moindre mal [...]. Il s'agit de tenir la conviction sur la finalité du bien et, dans le même temps, de savoir évaluer comment elle peut être atteinte au mieux socialement, sachant qu'on devra toujours accepter une part du péché collectif de la société ". En ce qui concerne la loi Veil, il ajoute que celle-ci n'est pas une loi permissive, ouvrant positivement un droit, mais justement une loi de tolérance. " Ce n'est que par le biais de la limitation d'un mal — avec la "médicalisation" d'un acte toléré mais non légitimé — que l'avortement est entré dans le droit français. [...] Il faut demeurer vigilant car nous pourrions passer aisément de la tolérance à la permissivité perverse. Que l'on déclare droit fondamental (comme aux États-Unis) un acte intrinsèquement pervers est moralement inadmissible . "

 

Dans cette optique, ne pourrait-on pas dire que les opérations de " sauvetage " — menées à partir de 1986, en créant par réaction un délit d'entrave à l'IVG (loi Neiertz) —, ont eu comme conséquence involontaire l'officialisation d'un quasi-droit à l'avortement ? Les sauvetages révèlent-ils alors au grand jour la logique permissive de la loi Veil en la poussant dans ses retranchements ou bien sont-ils cause responsable d'une dénaturation aggravante de celle-ci ? Ce durcissement de part et d'autre aurait alors empêché une campagne plus prudentielle en faveur d'une stricte application des conditions requises pour l'obtention de cette tolérance.

Il est certes difficile de trancher rigoureusement cette question car bien que le texte même de la loi soit dans une logique de moindre mal, son esprit manifesté par la doctrine sous-jacente de ses promoteurs actifs est très clairement permissif . Il est en effet centré sur la " libération " de la femme. Or on a du mal à penser qu'on puisse se libérer d'autre chose que d'un fardeau, en l'occurrence l'enfant à naître vu comme un obstacle à l'épanouissement. C'est donc bien lui qui est aliénant ; l'autorisation donnée à sa suppression apparaît dès lors comme une légitimation qui ne dit pas son nom.

Quoiqu'il en soit de cette distinction entre tolérance et permissivité, du décalage entre sa force conceptuelle et sa naïveté historique, il reste cette question : la législation tolérant l'avortement est-elle elle-même tolérable ? Là où le père Garrigues répond sans hésiter oui, le docteur Dor répond non et passe à l'acte en entrant en résistance. Les deux sont d'accord pour qualifier l'acte d'intrinsèquement pervers, mais ils différent dans l'ordre du comportement politique. Dans les deux cas, celui-ci est fondé sur une doctrine de l'articulation du moral et du politique, le tout sur fond de reconnaissance d'un bien objectif. Il nous reste à évaluer ces deux positions qui semblent exclusives l'une de l'autre : faut-il privilégier l'opposition systématique au nom d'une prudence supérieure d'ordre quasi-prophétique ? On risque alors de s'enfermer dans une logique de rupture toujours plus grande avec la société à laquelle on appartient et faire ainsi disparaître toute perspective réaliste de réforme interne des mœurs. Ou bien faut-il préférer une acceptation prudentielle de ce que la conscience morale réprouve, au nom de son appartenance à une société politique qui malgré ses aveuglements reste le cadre obligatoire d'une vie humaine et dont il ne faut donc pas mettre en danger la déjà si fragile cohésion ? L'enjeu d'un tel débat ne serait-il pas, une nouvelle fois, l'ordre à trouver entre la conscience et la prudence ? Qualifier la première de morale et la seconde de politique ne respecte sans doute pas assez l'exigence d'unité inscrite au cœur de chaque homme. Il s'agirait alors peut-être de revenir sur l'unité de la prudence mais la nécessaire dualité de son exercice, moral d'une part et politique d'autre part.

 

Une auto-dissolution du politique

 

Le père Garrigues utilise dans son argumentation la doctrine de saint Thomas d'Aquin sur la tolérance politique. Mais ne tire-t-il pas trop les textes en vue de consolider sa propre thèse ? Regardons ceux-ci. " La loi humaine régit une société dont de nombreux membres n'ont guère de vertu. Or elle n'a pas été faite seulement pour les gens vertueux. La loi ne peut donc réprimer tout ce qui est contraire à la vertu. Elle se contente de réprimer ce qui tendrait à détruire la vie en commun ." Il est rappelé ici la différence réelle entre le niveau moral et le niveau politique. Mais le critère de tolérance est bien pris à partir du principe de la vie en commun. Quels sont donc les vices principaux intolérables ? " Seulement les plus graves, ceux dont il est possible que la plus grande part de la multitude s'abstienne et spécialement ceux qui sont une nuisance pour les autres et sans la prohibition desquels la société humaine ne saurait se conserver, comme les homicides, vols et choses du même genre ." La difficulté d'un tel texte vient du fait que saint Thomas donne deux critères d'intolérance qui ne vont pas nécessairement de pair : la possibilité pour le plus grand nombre de s'abstenir de tels actes ; la mise en danger de la société humaine. Ce qui est présupposé, c'est que la plupart du temps ces deux critères sont liés et ce en raison de la nature sociale de l'homme. Or le cas actuel de l'avortement remet en question une telle énonciation. Voilà en effet une pratique très répandue, voire même banalisée socialement et dont l'objet est pourtant un homicide. Quel est le critère premier faisant autorité ? Il nous semble évident que c'est le second et que pour cette raison en aucune façon le principe du moindre mal politique ne peut s'appliquer à la législation sur l'avortement.

Nous nous situons dans un ordre politique et non d'abord de morale personnelle. Une loi dépénalisant l'avortement ne peut être tolérée car elle remet en cause les conditions de possibilité de la vie sociale, à savoir l'existence même des membres de cette société. Un État de droit ne peut donc sans se nier lui-même tolérer une telle pratique ; ce serait renoncer à une de ses finalités premières qui est de protéger la vie de tous les citoyens contre des agressions venant d'un mauvais usage de sa liberté. C'est ce qui fait dire aux évêques de Belgique : " Le devoir de l'État consiste à organiser au mieux la vie sociale. On ne demande pas à la loi de recouvrir tout le domaine de la morale. Mais elle doit à tout le moins garantir pour tous le respect de leurs droits fondamentaux, à commencer par celui de vivre. L'État doit protéger la vie de tous, sans oublier celle des plus faibles. Il ne peut accorder à personne le droit ou la faculté de supprimer son prochain. Ce serait d'ailleurs rendre la vie sociale impossible. Un État qui agirait de la sorte renoncerait à cautionner l'égalité de tous les citoyens devant la loi. C'est lui-même qui mine alors le fondement premier d'un État de droit [...]. Toute dépénalisation, fût-elle partielle, accorde impunément à des personnes particulières le droit de vie et de mort sur autrui ." L'intérêt de cette déclaration est de se préoccuper de l'aspect politique du problème. Une loi de tolérance sur un tel sujet est insupportable car elle remet en cause le caractère de mal absolu de tout homicide, condition minimale de tout lien social . Ce qui fonctionnait par rapport à la régulation de la prostitution ne peut ici être repris. En effet, bien qu'elle soit un mal moral intrinsèque, la prostitution ne supprime pas la vie d'un des membres de la société politique. On peut donc espérer une capacité de se réformer chez les personnes y ayant une part. Tel n'est pas le cas dans l'avortement; la suppression d'une vie étant au sens strict irréversible.

En disant tout cela ne faisons nous pas un procès d'intention au père Garrigues ? Lui-même n'écrit-il pas : " Tout en renonçant à poursuivre pénalement les malheureuses qui se font avorter et même en accordant à cet acte les garanties cliniques qui permettent au moins de préserver la vie de la mère (moindre mal), n'y a-t-il pas moyen d'affirmer légalement qu'on ne peut pas légitimement déclarer juste le meurtre d'une vie humaine innocente, et de proposer conjointement un ensemble de mesures positives qui dissuadent le plus possible de l'avortement en favorisant résolument la natalité, etc. ? Qui oserait affirmer qu'une telle proclamation légale du juste et de l'injuste, jointe à la clémence pour celles qui avortent et à la solidarité sociale en faveur de l'enfant à naître, ne rejoindrait pas en fait les aspirations les plus profondes de la société civile ? " Une telle conception a le mérite de vouloir concilier les divers aspects moraux et politiques en situant chacun dans son ordre propre. Y arrive-t-elle ? N'est-il pas en effet contradictoire de proclamer légalement le juste et l'injuste tout en ne poursuivant pas pénalement ce qui poserait un acte illégal et injuste ? C'est d'ailleurs en s'appuyant sur une telle contradiction que la loi Veil a été votée, la loi ne pouvant être continuellement bafouée par son inapplication chronique et devant donc être modifiée pour réguler ce qui était déjà effectif. Ne faudrait-il pas, dans ces conditions, requérir à une distinction rappelée par le père Michel Schooyans entre le législatif et le judiciaire ? Le premier affirme les limites au delà desquelles la vie sociale n'est plus possible ; le second est chargé de découvrir toutes les circonstances d'un acte illégal afin de statuer sur la responsabilité engagée et sur la peine à appliquer au coupable. N'est-ce pas, cependant, un moyen détourné pour le législateur de se défausser de cette lourde charge d'organiser pratiquement la vie sociale, au détriment des juges qui se retrouveraient ainsi en première ligne ? Certes, c'est au politique d'assumer sa mission au service de la cohésion sociale. Mais comme justement il ne peut au nom d'un moindre mal libéraliser de fait un acte supprimant la vie d'autres citoyens, il semble bien que ce soit au juge de faire son métier qui est d'appliquer la loi interdisant tout homicide à telle situation particulière avec toutes les circonstances que celle-ci implique.

 

 

 

La prudence au service de la résistance

 

La loi dépénalisant l'avortement nous parait donc intolérable. Son caractère intolérable vient de ce qu'elle donne des garanties institutionnelles à un acte qui est directement tourné contre la vie de certains membres et viole par là le droit le plus élémentaire. Il faut donc entrer en résistance et la position du père Garrigues, par sa contradiction même, nous parait aller trop dans le sens d'un affaiblissement de la conscience politique, même s'il s'en défend. Mais entrer en résistance contre quoi et contre qui ? Notre réponse implique-t-elle pour autant que les actions du docteur Dor sont prudentes et que nous les approuvons ? Autrement dit, considérer la loi Veil comme intolérable amène-t-il nécessairement à reconnaître le bien fondé des " sauvetages " ? La résistance à une loi injuste demande un jugement prudentiel. Or le principe d'une délibération est la finalité. Quant à notre sujet, celle-ci est-elle premièrement l'abrogation de la loi injuste ou le fait qu'il n'y ait plus d'avortement ? La fin ultime est évidemment d'amener toutes les femmes attendant un enfant à le porter au moins jusqu'à la naissance. La suppression de la loi n'est donc qu'un moyen en vue de cette fin, qui elle, par ailleurs, est positive. Les actions de X. Dor, nous l'avons vu, sont en vue de l'abrogation ; en cela il pense agir en amont et de manière proprement politique. Ces actions sont-elles prudentes, c'est-à-dire ajustées à la fin en fonction des circonstances dans lesquelles elles s'inscrivent ?

Lui-même le reconnaît, l'action comme telle est la plupart du temps inféconde puisque les femmes empêchées d'avorter prennent un autre rendez-vous avec le centre d'IVG. Cependant n'y a-t-il pas une réelle fécondité des rencontres avec certaines ou avec le personnel de santé ? Bien qu'on touche ici à l'intime des consciences individuelles et qu'il soit impossible de quantifier un résultat, il est probable que telles actions fassent réfléchir. Mais en quels termes ? Ces actions n'ont-elles pas tendance à se disqualifier elles-mêmes ? Le surgissement d'une telle altérité dans des centres d'IVG est-elle vraiment compréhensible par les femmes qui y ont recours ? Un principe de pédagogie élémentaire ne recommande-t-il pas de s'exprimer de manière à être entendu par ses interlocuteurs ? Le fait de prier, chapelet à la main, peut-il vraiment servir la prudence politique en vue de supprimer les avortements ?

Il nous semble que nous sommes davantage devant une attitude d'ordre prophétique, devant une protestation de la conscience droite révoltée par le silence qui pèse sur l'avortement. Mais de prudence, au sens plein du terme, non. Celle-ci requiert absolument une prise en compte des circonstances. Or nous vivons dans une société libérale, où la conscience de nombreux citoyens est invinciblement erronée à l'égard d'actes mauvais touchant l'embryon. De plus, les media diffusent une suspicion d'intégrisme sur toute manifestation ostentatoire de caractère religieux dans la société civile. Faut-il, faisant fi de toute intelligence politique, prendre de front ce qui est effectivement une " tyrannie molle " ne disant pas son nom ? Il convient au contraire de se garder de toute réaction épidermique dictée plus par l'affectivité que par une analyse distanciée de la situation. L'enjeu du combat est trop important pour qu'il se laisse brouiller par le sentiment ou un certain esthétisme. La nécessaire résistance peut impliquer évidemment des moyens différents et complémentaires. Encore faut-il que parmi les moyens employés, tel d'entre eux ne disqualifie pas l'ensemble de la cause.

La lutte doit être à la fois politique et " culturelle ", c'est-à-dire visant les mœurs. Les hommes politiques devraient, comme le rappelle justement le père Garrigues, user de leur autorité et de leur fonction pour faire respecter les conditions draconiennes du texte de la loi de 1979 qui avaient encadré la tolérance de cet acte exceptionnel. C'est ce que soutient prudentiellement le député Christine Boutin : " Quoi qu'on en dise, le fait que, pour 750 000 naissances accueillies dans notre pays, il y ait 230 000 vies humaines "volontairement" rejetées avant la naissance et qu'une proportion très forte de femmes (près d'une sur deux) ait connu cette expérience blessante est le signe d'un échec collectif qui nous concerne tous [...]. Il suffirait que des responsables politiques osent proclamer la priorité de santé publique qu'est l'encouragement à l'accueil de la vie ; il suffirait que le gouvernement mette fin à dix-neuf ans d'inapplication de la loi de 1979 qui promettait des structures d'aide à la maternité dans chaque département . " Il y a ici un champ ouvert à une authentique action politique et administrative. Certes, nous ojectera-t-on, mais celle-ci ne présuppose-t-elle pas antérieurement une acceptation tacite de ce que nous avons défini comme justement intolérable ? Non, elle part de ce qui est réellement afin d'atteindre le mieux possible la fin désirée. Or la situation de fait est une contradiction flagrante dans la politique de santé publique. L'argument est stratégique car il repose sur un présupposé que tout le monde peut partager : personne ne peut se réjouir qu'il y ait aujourd'hui en France autant d'avortements. Et de là le lecteur est conduit à reconnaître le bien fondé d'une action amenant à tout faire pour réduire les avortements.

Il est certain que l' on touche ici aux limites du moyen proprement politique à mettre en oeuvre dans une société libérale. En effet, dans une telle société la sphère politique est intrinsèquement dépendante de l'état des mœurs du corps social. C'est en cela que nous sommes confrontés sur un tel sujet à une aporie propre aux démocraties contemporaines. Dans quelle mesure un corps social peut-il, en effet, garder une certaine cohésion quand il est traversé par un pluralisme éthique irréductible? Le cas de l'avortement nous paraît emblématique puisqu'il est révélateur de la dissolution du lien social rendu possible par ce pluralisme. C'est donc à la réforme des moeurs qu'il faut principalement s'atteler pour faire accepter le caractère intolérable d'une loi civile tolérant un meurtre. Ceci nous conduit à poser que : 1/ c'est bien l'acte en lui-même (le meurtre) qui doit être considéré comme intolérable ; 2/ pour agir, il faut se situer au niveau de la formation de la conscience morale des citoyens. En cela, nous rejoignons la position du père Garrigues qui manifeste l'urgence d'une telle prise de conscience du corps social. L'objectivité du bien moral ne peut se retrouver dans la loi politique que par ce biais-là. Cette position est prudente car elle prend en compte la situation politique et sociale actuelle. De son côté, la doctrine théoligico-politique du docteur Dor amène nécessairement l'auteur du Crime contre Dieu à négliger la priorité culturelle et morale (sur les mœurs) qui lui semblent cautionner (avaliser) un ordre démocratique d'essence révolutionnaire.

Pour notre part, il nous paraît que la justice et l'efficacité commandent de distinguer le fait du droit ; il faut agir pour atteindre une fin qui est de droit bonne à partir du fait qui induit une stratégie prudentielle. Cette solution est sans doute fort inconfortable car elle manifeste la tension interne à l'homme vu comme " animal politique ". Sa nature nécessairement sociale le force à vivre dans un monde qu'il n'a pas choisi et qui est marqué par des maux que sa conscience morale récuse de toutes ses forces. Il doit donc agir de l'intérieur de sa société pour que ses concitoyens se rapprochent toujours plus de leur bien. Cette action est d'autant plus vivace qu'elle est mûe par la conscience de l'intolérable. Mais le désir de faire changer les coeurs et les comportements ne doit pas faire perdre le sens des réalités sociales et de leur pesanteur.L'impuissance face aux libertés des autres est une épreuve à laquelle il faut consentir sans pour autant renoncer au désir de les voir s'ouvrir au bien qui libère.Faisons tout pour que ce bien leur apparaisse tel!

th. c.