EN QUELQUES MOTS, je voudrais ici souligner une contradiction de notre pensée : nous aimons la liberté, mais nous renâclons à respecter ses fondements. Aussi se trouve-t-elle, à notre insu, remise en cause.

 

 

 

Le terme " liberté " n'existe pas dans toutes les langues. Ou bien, il arrive souvent qu'il traduise seulement la liberté collective, celle qui consiste pour un peuple à n'être pas colonisé par un autre.

La liberté personnelle est une notion d'origine européenne. Elle représente un héritage chrétien. Dans le récit originel de l'Ancien Testament, l'homme est une personne face à un Dieu décrit Lui-même comme une personne (et pas seulement comme un principe abstrait). Être une personne signifie : être une entité substantielle qui constitue un monde, être capable de commencer quelque chose et d'en assumer la responsabilité, autrement dit : la liberté (non pas comme possibilité de faire n'importe quoi au gré des caprices, mais comme possibilité de choisir ses propres responsabilités) appartient à l'idée de personne.

 

Dans le récit originel, commun au judaïsme et au christianisme, le premier homme s'oppose à son Créateur et, tout au long du texte, les relations entre Dieu et l'homme racontent des rebellions, des discussions, des contrats, des déceptions, comme il arrive toujours entre deux personnes. Le nom " Israël ", donné à Jacob après son combat contre l'ange (qui, vous vous en souvenez, se révèle être Dieu Lui-même), signifie " celui qui a lutté victorieusement contre Dieu ". Autrement dit, le nom même de cette religion implique la liberté de l'homme. Par opposition, " Islam " signifie étymologiquement " soumission à Dieu ".

 

L'image de ce Dieu à nul autre pareil, qui garantit la liberté de l'homme, va jouer un rôle fondateur dans l'organisation des autorités politiques occidentales – et européennes particulièrement. Tel est ce Dieu, tels voudront être nos gouvernants : respectueux des lois, passant contrat avec leurs peuples. Dans chaque culture, le gouvernement humain tend à être la réplique du gouvernement divin tel qu'on l'imagine. En Europe, la démocratie s'invente dans les monastères, comme l'avait si bien décrit Léo Moulin.

 

C'est ainsi que l'Église travaille dès l'origine, quoique laborieusement et par étapes, à garantir la liberté personnelle. Par exemple, quand elle lutte, aux premiers siècles, contre le droit de vie et de mort du père sur ses enfants (issu du droit romain) ; quand elle défend la responsabilité personnelle contre la responsabilité collective, issue des époques tribales et claniques ; quand elle récuse le mariage précoce des filles comme des garçons ; quand elle défend la propriété privée.

 

Ainsi, la pensée des Droits de l'homme qui se développe pendant la saison révolutionnaire doit tout au christianisme. Elle conserve précieusement les certitudes de dignité égale et de liberté personnelle, tout en les séparant de leurs fondements religieux, ce que signifie la réflexion kantienne.

 

Pourtant, lorsque les fondements chrétiens disparaissent, on assiste à la dilution de la liberté personnelle et de la notion même de sujet-personne. Tocqueville avait déjà prédit dans De la Démocratie en Amérique que la démocratie moderne, séparée de la religion fondatrice, donnerait naissance au panthéisme, et c'est bien ce à quoi nous assistons aujourd'hui. La fascination pour les sagesses et religions orientales, la croyance en la réincarnation, la volonté de se dissoudre après la mort dans le grand Tout de la Nature, s'expriment à travers nombre de comportements. Et cette fascination trahit la fatigue de la liberté : l'effacement de la responsabilité personnelle, ou le remplacement de l'éternité (survivance de la personne après la mort) par l'immortalité (après la mort, dissolution de la personne dans les éléments).

 

Il ne suffit pas de clamer la liberté. Pour garantir la liberté personnelle, il faut l'asseoir sur des fondements anthropologiques, en répondant à la question : qui est l'homme ? Les postulats anthropologiques comptent autant et plus que les déclarations. Si nous regardons la Charte des droits de l'homme musulman, nous y trouvons deux espèces humaines distinctes : celle des hommes et celle des femmes. Or, ce n'est pas ainsi que les Européens voient les choses, puisqu'ils héritent de saint Paul le postulat de l'unité de l'espèce humaine. Peut-on imaginer une liberté personnelle qui ne vaudrait que pour une partie d'entre nous ? Les Européens feraient bien de s'interroger là-dessus quand il s'agit de l'entrée de la Turquie en Europe.

 

Les références qui nous sont chères ne peuvent surgir d'une tabula rasa. Faute de quoi, nous les perdrons comme on perd des artifices, privés de leur pierre angulaire. Il est incohérent d'aimer la liberté personnelle sans vouloir l'enraciner dans ses justifications.

 

CH D.