Puisque nous nous trouvons en pays de petite montagne, permettez-moi de faire appel à une image susceptible de rendre compte de la présence d'un abbé bénédictin parmi vous. Il arrive que, pour mettre en communication deux vallées, on creuse entre elles un tunnel.

Dans ce cas, une équipe d'ouvriers est placée à chaque extrémité du futur tunnel ; et chaque équipe travaille de son côté, isolément en apparence, mais en fait de façon complémentaire. Aussi est-ce une joie quand les ouvriers se rencontrent au milieu de ce tunnel ainsi réalisé. Gardons l'image présente à notre esprit en lisant cet enseignement du second concile du Vatican, en Gaudium et Spes :

 

Assurément, les dons de l'Esprit sont divers tandis qu'il appelle les uns à témoigner ouvertement du désir de la demeure céleste et à garder vivant ce témoignage dans la famille humaine. Il appelle les autres à se vouer au service terrestre des hommes, préparant par ce ministère la matière du Royaume des Cieux. Mais de tous, il fait des hommes libres de telle sorte que, renonçant à leur amour propre et ramassant toutes les ressources terrestres pour les mettre au service de la vie humaine, ils se tendent de tout leur être vers les réalités futures, vers ce temps où l'humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu .

 

Témoignage du désir de la demeure céleste. S'établir à l'entrée du Paradis pour chanter Amen, Alleluia, comme nous voulons tous le faire éternellement, mais cela dès maintenant, c'est se placer en quelque sorte à la sortie du tunnel de ce monde, et c'est le privilège des moines. Ceux-ci ne sont pourtant pas dispensés de travailler ferme, à l'extrémité du tunnel où ils sont placés, pour ouvrir la voie. Leur joie sera même de rencontrer à l'occasion leurs frères laïcs et de s'assurer avec eux que l'œuvre est bien commune et harmonieusement conduite.

 

Service terrestre des hommes préparant la matière du Royaume des Cieux. Cela, c'est votre vocation, à vous fidèles laïcs. Vous, d'abord, parents qui donnez à l'enfant son corps à l'instant — sacré entre tous — où Dieu crée son âme pour le temps et l'éternité. Vous tous ensuite qui éduquez cet enfant, cet adolescent, cet homme fait, jusqu'à son entrée dans la vraie vie, la vie éternelle. Et tout au long de notre vie terrestre, nous avons nous-mêmes à être formés, " éduqués ". Vous, enfin, dont le service ne s'arrête pas à l'individu pris en tant que tel, mais s'étend volontiers à la multitude. Service de la Cité, dira-t-on pour parler latin, ou service politique pour parler grec.

 

De tous, l'Esprit fait des hommes libres. Je tombais, ces tout derniers jours, sur un texte curieux unissant le mot " catholicisme " et le mot " politique ". Il s'agit d'un propos de table tenu par Adolphe Hitler le 7 avril 1942. Il y est question de l'Église et de son attitude à l'égard du pouvoir dictatorial. " En cas de "protestation" quelle qu'elle soit, tous les dirigeants, y compris ceux du "catholicisme politique", seraient arrêtés dès le premier jour et mis à mort. L'ordre serait également donné de fusiller dans les trois jours tous les détenus dans les camps de concentration. " Ce propos aberrant et vraiment atroce du tyran était cité voilà trente-cinq ans par l'Osservatore Romano . Aujourd'hui une telle menace de totalitarisme sanglant n'apparaît plus, du moins en France. Mais qui dira qu'il n'existe pas un totalitarisme mou, insidieux, en face duquel la force de l'Esprit est nécessaire au catholique qui veut demeurer libre, surtout quand il veut servir la Cité de manière décidée et bien affirmée ?

Au siècle dernier, Alexis de Tocqueville l'annonçait :

 

Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs... Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leurs jouissances et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril, mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance [...]. Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger .

 

Cent cinquante ans plus tard, l'ancien dissident russe, Alexandre Zinoviev dénonce la chape de plomb feutrée qui s'étend sur le monde :

 

Nous assistons aujourd'hui à l'instauration du totalitarisme démocratique ou, si vous préférez, de la démocratie totalitaire... Aujourd'hui nous vivons dans un monde dominé par une force unique, par une idéologie unique, par un parti unique mondialiste .

 

L'Esprit du Mal, menteur et homicide, comme le qualifie l'Évangile, est le singe de Dieu. En cette année préparatoire au Jubilé et consacrée au Père, détournons nos regards de la caricature et tournons-les vers le Père des miséricordes ; nous en serons transformés, comme dit saint Paul aux Corinthiens :

 

C'est quand on se convertit au Seigneur que le voile tombe. Car le Seigneur, c'est l'Esprit, et là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l'action du Seigneur qui est Esprit. Et saint Paul ajoute : En effet, le Dieu qui a dit : " Que des ténèbres brille la lumière " est celui qui a brillé dans nos cœurs pour que les illumine la connaissance de la gloire de Dieu qui est sur la face du Christ .

 

Que cette gloire de Dieu, illuminant les travaux de la viiie Université politique d'automne, vous permette à votre tour de transformer votre entourage, non point par désir d'un " pouvoir immense et tutélaire ", mais par la seule force de la vérité qui libère de l'intérieur par la puissance de l'amour.

 

Libres de tendre de tout leur être vers ce temps où l'humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu.

 

Le second synode des évêques pour l'Europe s'est achevé sur un appel à l'espérance adressé d'abord aux " frères et sœurs croyants ", mais aussi " à tous les citoyens de notre Europe ", car " l'homme ne peut vivre sans espérance ".

 

Église d'Europe, ne crains pas, fut-il déclaré, vis tes responsabilités ! Le temps viendra — et déjà on en entrevoit les signes — où le bien triomphera du mal, et où les hommes et les peuples arrogants seront dispersés, où les puissants seront renversés [...]. Le Dieu de l'espérance ne t'abandonne pas. Espère en ton Seigneur !

 

Que le souffle de l'espérance, que le souffle du Magnificat anime vos travaux ! Ces travaux auront parfois un caractère technique portant sur les différents modes possibles d'organisation de la vie en société. Sur ce point, qu'il me soit permis de revendiquer un droit à l'incompétence puisque, selon la formule d'Etienne Gilson, l'Église ne fait jamais de politique.

On connaît l'apostrophe célèbre d'Alexandre Soljenitsyne en juin 1978 devant les étudiants de l'université de Harward : " Tout le monde a le droit de tout savoir... slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd'hui, le droit qu'a l'homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages et des futilités. " Certes, vous ne vous réunissez pas pour des " ragots, des bavardages et des futilités ". Mais à chacun sa vocation : " La vocation propre des laïcs, rappelle le second concile du Vatican, consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu'ils ordonnent selon Dieu [...]. C'est à eux qu'il revient, d'une manière particulière, d'éclairer et d'orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de sorte qu'elles soient établies et grandissent toujours selon le Christ, et soient à la louange du Créateur et Rédempteur . " Et encore : " C'est à leur conscience préalablement formée qu'il revient d'inscrire la loi divine dans la cité terrestre . "

Vous allez donc durant cette viiie université d'automne former votre conscience à la lumière de la doctrine de l'Église, telle qu'elle a été formulée particulièrement lors du dernier Concile. En effet, pour reprendre et achever la citation d'Etienne Gilson : " La vérité semble être que l'Église ne fait jamais de politique, mais qu'elle s'en occupe toujours, et à bon droit. Elle a autorité religieuse directe sur le politique en raison de ses implications morales et religieuses, c'est-à-dire, selon la formule traditionnelle, en temps que le politique intéresse, positivement ou négativement, la foi et les mœurs9. "

 

E. de L.
. Gaudium et Spes, 38.

. 10 avril 1964, p. 7.

. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 4e partie, ch. 6.

. Figaro Magazine du 24 juillet 1999.

Cor. III, 17 sqq.

. In la Croix, 25 octobre 1999, p. 19.

. Lumen Gentium n° 31.

. Gaudium et Spes n° 43, § 2.