nôtre dans des domaines tout à fait essentiels ; c'était impossible qu'au Moyen Âge, période d'oppression et de préjugés religieux, les masses privées de leurs droits aient pu vivre plus heureuses et dans un équilibre intérieur plus grand qu'à notre époque, qui a déjà accompli quelques progrès sur la voie de la libération.

Toute la logique de la " libération " s'écroulerait par le fait même. Mais alors, comment expliquer l'apparition du problème de la drogue? La question est demeurée ce soir-là sans réponse.

Comme je ne partage pas la vision matérialiste du monde, je considère toujours juste ma thèse d'alors. Mais il faut, bien sûr, l'expliciter. En cela, la pensée d'Ernst Bloch pourrait même, au départ, nous apporter une aide. Selon Bloch, le monde des faits est mauvais. Espérer signifie précisément que l'homme contredit énergiquement les faits ; il sait qu'il a le devoir de dépasser ce monde pour en créer un meilleur. Je dirais que la drogue est une forme de protestation contre les faits. Celui qui en prend refuse de s'accommoder du monde des faits. Il cherche un monde meilleur. La drogue résulte du désespoir de vivre dans un monde ressenti comme un carcan dans lequel l'homme ne peut tenir longtemps. Bien sûr, d'autres données entrent en jeu : la soif d'aventure ; le conformisme ; l'avidité mercantile des trafiquants ; etc. Mais dans le fond, il s'agit bien d'une protestation contre un monde ressenti comme une prison.

Le " grand voyage " que les hommes tentent dans la drogue est la forme dévoyée d'une aspiration mystique, la perversion du besoin d'infini éprouvé par l'homme, le refus du caractère absolu de l'immanence et la tentative de déplacer les limites de l'existence humaine jusque dans l'infini. L'aventure patiente et humble de l'ascète qui s'approche du Dieu qui vient jusqu'à lui, en s'élevant petit à petit, est remplacée par le pouvoir magique, la clé magique de la drogue — la voie morale et religieuse cède le pas à la technique. La drogue est le pseudo-mysticisme d'un monde qui ne croit pas, mais qui ne peut cependant pas se débarrasser de l'aspiration de l'âme au paradis. La drogue est donc un avertissement qui mène très loin : elle ne comble pas seulement un vide dans notre société qui n'a pas les instruments pour le pallier; la drogue renvoie à une exigence intérieure de l'être humain qui s'impose sous une forme pervertie si elle ne trouve pas la réponse adéquate.

 

 

Un tournant pour l'Europe ? Flammarion/Saint-Augustin, 1996.