JE VOUS REMERCIE de me donner l'occasion de prendre la parole dans un tel contexte et de traiter un sujet si important pour l'avenir de l'Europe et des institutions européennes.

Dans l'élaboration d'un Traité-Constitution pour l'Europe, un débat très passionné a surgi à propos de la reconnaissance de l'élément religieux, et du rôle des Églises et des communautés religieuses vis-à-vis des institutions européennes.

 

À mon avis, au moment de la préparation de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ce débat a manqué ou a été bien moins approfondi. Ceci pour plusieurs raisons : avant la Charte de Nice, l'attention de l'opinion publique se concentrait moins sur le problème de la construction des institutions européennes et de leur renouvellement ; la Convention qui a prédisposé cette Charte semblait avoir une tâche plus limitée : celle de faire la récapitulation des droits fondamentaux existants dans la tradition européenne – droits qui avaient déjà été considérés par la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes comme principes généraux du droit communautaire. Mais il y a aussi une autre raison conceptuelle qui explique que l'élément religieux ait été moins considéré – ou pas considéré du tout – du point de vue institutionnel : à cette époque, il s'agissait d'identifier et de définir les droits fondamentaux de l'individu, et la dimension collective et institutionnelle restait à l'arrière-plan.

 

La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne prévoit, à l'article 10, la liberté de pensée, de conscience et de religion, avec une formulation qui reflète de très près l'article 9 de la Convention européenne pour la sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome en 1950. Ne figurent pas, dans cet article 10, les restrictions qui peuvent être imposées à la liberté religieuse, dans une société démocratique, pour assurer la sécurité publique, l'ordre, la santé et la morale publique, ou les droits et libertés d'autrui. L'absence de ces restrictions est positive.

Dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'objection de conscience est aussi reconnue, selon la discipline des législations nationales. L'orientation de cette Charte se concentre donc sur la condition de l'individu. Mais il faut aussi rappeler que cette Charte prévoit, à l'article 55, que lorsqu'il s'agit de droits correspondants à ceux qui sont garantis par la Convention européenne, la signification et la portée de ces droits sont égales à celles qui sont attribuées par la Charte des droits fondamentaux de 1950.

Rappelons ici la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg qui, même dans l'optique du droit à la liberté religieuse de la personne et de l'individu, prend en considération les droits des églises et des communautés religieuses comme élément essentiel pour une véritable jouissance des libertés religieuses individuelles. Même dans l'optique des droits individuels de la personne, la dimension sociale et la dimension institutionnelle sont considérées comme étant nécessaires pour qu'il y ait une réelle jouissance des droits de liberté de la part de l'individu. Cette considération est liée à la spécificité de l'élément religieux, qui ne peut être assimilé à aucun autre élément vivant dans la dynamique sociale : il présente des caractéristiques qui lui sont propres.

Dans le Traité-Constitution, nous travaillons sur le plan des institutions. Il est bien vrai que les libertés sont garanties par la Charte des droits fondamentaux, mais il est aussi vrai que leur dimension sociale et leur rapport avec les institutions trouvent une collocation correcte et adaptée précisément dans le Traité-Constitution. Il serait à vrai dire surprenant qu'il n'y ait, dans ce texte, aucune référence à cette réalité institutionnelle. Dans ce domaine, nous avons assisté à une évolution en Europe, et c'est précisément celle-ci qui a marqué, pour de nombreux pays, le passage d'un régime totalitaire à un régime démocratique. À ce propos, je voudrais rappeler que la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (qui a établi les garanties minimales à assurer dans tous les États européens, lorsque l'Europe était douloureusement divisée en Ouest et en Est) a identifié progressivement quelques éléments de garantie ancrés spécifiquement à la dimension religieuse.

Je voudrais également rappeler qu'à Madrid, en 1980, des garanties de liberté individuelle de professer et de pratiquer sa foi selon sa conscience étaient prévues, mais aussi que la perspective de ce droit individuel s'élargissait immédiatement à la dimension sociale et collective, que les organisations et les institutions religieuses opérant dans les différents États étaient prises en compte, et qu'elles bénéficiaient par là-même d'un statut spécifique et adapté. Cette orientation, née à Madrid en 1980, s'est développée de façon claire et incisive dans la conférence de Vienne de 1986. Le document conclusif de cette conférence est très clair : il attribue une importance spécifique à la dimension institutionnelle de la vie spirituelle et religieuse ; il reconnaît l'autonomie des Églises et des confessions religieuses dans la possibilité et dans le droit de s'organiser selon des règles qui leur sont propres, et assure une consultation et un dialogue avec les États sur ces sujets qui touchent les intérêts des communautés religieuses. Il ne s'agit ni d'une orientation de privilège ni d'une orientation confessionnelle : il s'agit de reconnaître, dans la société, une réalité sociale distincte par rapport à la réalité publique et politique. À la Conférence de Vienne, le fait de reconnaître les communautés religieuses s'étend à leur reconnaître le droit de s'organiser selon leurs structures hiérarchiques et institutionnelles propres.

L'autre élément que je voudrais encore souligner est l'engagement à consulter les cultes, les institutions, les organisations religieuses, afin d'arriver à une meilleure compréhension des exigences de la liberté religieuse. J'insiste : il ne s'agit pas d'une orientation qui vise à privilégier la réalité religieuse, mais plutôt à comprendre les exigences posées par la liberté religieuse.

Dans le cadre de l'Union européenne, à Amsterdam, en 1997, nous avons agi dans ce même sens, bien que selon une formulation qui me semble moins forte, moins incisive, moins efficace que celles qui avaient été prévues au cours de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe. Voilà pourquoi, à mes yeux, il serait non seulement surprenant mais aussi réducteur qu'un Traité-Constitution ne prenne pas en compte cette évolution juridique, et enlève, élimine ou cache toute référence à la dimension institutionnelle de la liberté religieuse. En effet, nous nous trouvons dans un secteur où la liberté comprend la liberté individuelle, mais aussi la liberté collective comme liberté de s'associer à des fins religieuses, d'exercer collectivement son culte et d'accomplir des actes relatifs à la sphère religieuse. Ces deux aspects sont intégrés dans la liberté religieuse, du point de vue institutionnel.

Limiter la liberté, même dans un seul de ces domaines, signifie limiter la liberté dans les autres domaines, car ils s'impliquent et se complètent mutuellement. Voilà pourquoi reconnaître les Églises, les confessions et les communautés religieuses pour ce qu'elles sont (c'est-à-dire selon leur nature − une nature qui n'absorbe pas des éléments de type politique, qui n'est pas destinée à développer une action dans la sphère immédiatement politique −) signifie aussi attribuer une garantie aux individus. L'omission d'une telle reconnaissance n'est pas, à mes yeux, un acte de neutralité, mais plutôt un acte d'exclusion et de désaveu/méconnaissance de la réalité, un acte de limitation des libertés.

Plusieurs formulations ont été proposées dans ce domaine, et nombreux sont les points sur lesquels cette reconnaissance peut s'exercer dans le Traité-Constitution. L'un de ces points est la partie consacrée aux rapports avec la société, et donc à la dynamique démocratique et à la structure des institutions. Toutefois, on reconnaîtra que les institutions religieuses ne sont pas assimilables à d'autres institutions, associations, et communautés qui vivent et œuvrent dans la société dans un domaine proprement civil et politique. Si elles étaient assimilées à ces dernières, ce serait non seulement réducteur, mais exclusif de la reconnaissance de leur nature propre ; ce serait aussi leur donner un statut inapproprié. Cela finirait par les placer dans un secteur dans lequel la dynamique sociale s'oriente plutôt dans une logique politique.

Reconnaître l'autonomie institutionnelle des Églises implique par ailleurs d'avoir avec elles un dialogue structuré, c'est-à-dire un dialogue avec les institutions européennes tel qu'il était déjà prévu dans le document conclusif de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe de 1986 que nous venons d'évoquer. Cela n'implique ni la moindre limitation de la sphère politique ni une incidence directe des communautés religieuses dans celle-ci (car alors, encore une fois, elles sortiraient de leur domaine propre). Enfin, ce dialogue n'est bien sûr pas réservé aux États.

C. M.