Par PHILIPPE POUZOULET,
ancien référendaire à la Cour de justice des communautés européennes.
L'EUROPE PEUT-ELLE ETRE DEMOCRATIQUE ? Cette question appelle plusieurs types de réponse, avec chaque fois des éléments positifs, mais aussi des interrogations nouvelles. Des quatre points que je voudrais mettre en lumière, le dernier me semble être le plus préoccupant, et le plus méconnu.

1/ Tout d'abord, on ne doit pas oublier que l'Europe (que l'on entend ici comme cette entreprise d'intégration engagée avec les communautés européennes et poursuivie par l'Union européenne depuis près de soixante ans), l'Europe, donc, a largement contribué à l'extension de la démocratie pluraliste et de l'État de droit. Elle n'a peut-être pas été la cause principale de l'effondrement de l'URSS et de l'empire soviétique, mais elle a certainement aidé à en précipiter la fin et elle a su assumer, tant bien que mal, la réunification pacifique du continent. À cet égard, il faut souligner le rôle historique essentiel de l'Allemagne fédérale dans ce processus. L'Allemagne a perdu la guerre mais elle a gagné la paix tout en regagnant la confiance de ses partenaires. Grâce à l'entreprise communautaire, l'Europe est aujourd'hui plus démocratique. Et c'est un élément essentiel de la sécurité collective du continent.
2/ Ce constat appelle une réserve importante : la convergence démocratique , c'est-à-dire l'adhésion d'un nombre toujours plus important de pays remplissant les fameux critères de Copenhague, n'est pas une fin en soi pour l'Europe. L'Europe ne pourra pas se dispenser de définir les frontières géographiques de son projet politique. C'est toute la question de l'adhésion de la Turquie (qui devrait plutôt prétendre à un statut de pays associé, car il ne s'agit pas d'un pays européen) et de celle de l'Ukraine (qui, en revanche, est indiscutablement un pays européen et qui, pour sa partie occidentale, fait d'ailleurs partie de l'Europe centrale désormais intégrée à l'UE : mais l'Union européenne ne devrait-elle pas se garder de faire passer sa frontière orientale entre l'Ukraine et la Russie ?).
3/ En ce qui concerne les institutions de l'Europe, nul doute que les trente ans écoulés ont vu de très sensibles progrès dans l'association des citoyens à l'Europe, ce qu'on appelle l'Europe des citoyens : l'élection du Parlement européen au suffrage universel direct est le principal acquis démocratique de cette période.
Mais là encore, ombres au tableau. L'Europe de Bruxelles (Commission et Parlement européen) est plus et mieux investie par les lobbies que par le citoyen. Et les élections européennes, du moins en France, restent un régime des partis ou plutôt des chefs de partis, en raison du mode de scrutin (listes, par région). Un certain nombre de personnages politiques peuvent ainsi se voir réserver des fauteuils dans l'hémicycle européen (sortie de secours, voie de garage, stand-by ou préretraite, c'est selon...), sans qu'on leur demande ensuite des comptes sur leur assiduité. Les insuffisances démocratiques de l'Europe nous renvoient en fait aux insuffisances de notre propre démocratie dans laquelle l'accès au pouvoir est encore passablement verrouillé par les appareils. On en a pris conscience lorsqu'on a vu un homme encore largement inconnu des Américains il y a dix ans, Barak Obama, accéder à la présidence des États-Unis. Impossible de l'imaginer en France...
3/ L'insuffisance que l'on vient de relever renvoie à une troisième façon de répondre à la question posée. S'interroger sur le caractère démocratique de l'Europe, n'est-ce pas présupposer qu'on peut y appliquer la même analyse qu'à un régime politique national ? Mais l'Europe n'est pas une société politique et les institutions européennes ne sont pas les pouvoirs distincts d'un régime politique au sens où l'entendait Montesquieu. En effet, les seules sociétés politiques européennes constituées sont les nations. La Commission n'est pas un gouvernement. Le Parlement européen n'est pas un vrai parlement mais une assemblée européenne (dénomination originelle de l'institution), car il ne représente aucun peuple européen unifié ou unifiable. En fait, Commission et Parlement sont les organes de gouvernance d'un système supranational qui n'est pas le lieu d'exercice de la souveraineté : la souveraineté reste constitutionnellement entre les mains des peuples européens, comme les Irlandais, vent debout, nous l'ont encore rappelé récemment. Ce ne sont pas les peuples de l'Est européen, venant de nous rejoindre après de longues décennies de souveraineté limitée dans le bloc soviétique, qui sont le moins attachés à ce principe... Par conséquent, les peuples s'intéressent peu à ce qui se passe à Bruxelles, alors que, pourtant, en transférant des compétences sans cesse plus étendues, les gouvernements des États membres ont considérablement limité leur propre marge de manœuvre. Mais la décision en cas de situation exceptionnelle ou de crise, surtout si elle doit mobiliser des moyens militaires, relève et relèvera encore longtemps des gouvernements nationaux : on l'a très bien vu au moment de la guerre du Caucase, et de l'éclatement de la crise financière.
Il en résulte une contradiction démocratique , qui peut par moment sembler insupportable, entre la volonté que les peuples telle qu'elle s'est exprimée à plusieurs reprises, directement par référendum, et l'appréciation par les gouvernements et les représentations nationales des impératifs européens. Par exemple, les Français ne veulent pas entendre parler de l'adhésion de la Turquie, mais, après un baroud électoral du candidat Sarkozy, les négociations d'adhésion se poursuivent à Bruxelles avec la participation française.
Le nœud de la crise
On peut dire que cette ambiguïté, qui a longtemps bénéficié à l'Europe, est aujourd'hui le nœud de la crise qu'elle traverse depuis l'échec de la Constitution européenne en 2005 : une vraie fausse Constitution en réalité, puisque la convention présidée par M. Giscard d'Estaing, qui l'avait élaborée, n'avait rien d'une assemblée constituante et s'était bien gardée de faire inscrire au commencement du document, sur le modèle américain : Nous, LE PEUPLE des États européens... Mais alors que les Français avaient rejeté ce texte, le parlement en a pourtant adopté quelque temps plus tard une mouture dépouillée des symboles du fédéralisme : le traité de Lisbonne. L'intégration européenne reste, pour une part, un processus furtif, poursuivi envers et contre les votes les plus explicites ; ce n'est pas les traités qui ont tort, mais les citoyens qui n'ont pas compris, faute qu'on leur ait bien expliqué... Un élu français au Parlement européen faisant autorité ira même jusqu'à dire que les référendums sont anti-démocratiques...
Mais, dans ces conditions, la crédibilité du contrôle démocratique sur les instruments de la gouvernance européenne reste sujette à caution. Pas plus que Maastricht, Amsterdam, ou Nice, Lisbonne ne sera Philadelphie et suffira à remobiliser les Européens autour du projet d'union. Aujourd'hui, chacun des vingt-sept peuples de l'Union n'a-t-il pas quelque mal à se sentir chez soi dans ce paquebot qu'est devenu le frêle esquif communautaire de six pays fondateurs ? Et il vaut mieux ne pas penser à ce qu'il en serait si la Turquie, avec ses 70 millions d'habitants, était du nombre... Bref : on ne fera pas l'Europe politique et démocratique à vingt-sept et à la majorité qualifiée.
4/ Mais, si le lecteur résiste toujours à l'accablement, il y a encore une façon de répondre à la question posée : c'est sans doute la plus occultée mais elle est aussi la plus lourde de menaces pour l'avenir car elle affecte les fondements pré-politiques de la démocratie en Europe. Comme on le sait, les États membres de l'Union européenne, et ceux qui sont parties à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, sont parvenus à créer un ordre juridique européen intégré qui garantit un haut niveau ¬— même si l'on peut encore faire mieux — de protection des droits de l'homme, et par conséquent, conforte l'État de droit en Europe. Ce sont d'ailleurs les juges nationaux qui en sont les principaux gardiens, les cours européennes (de Luxembourg : Cour de justice des communautés européennes) et de Strasbourg (Cour européenne des droits de l'homme) ayant une fonction éminente, mais subsidiaire, de régulation et d'harmonisation.
Nouvelles normes
La question qu'on doit se poser aujourd'hui est celle de savoir si les institutions européennes, sous l'influence de groupes de pression très bien organisés, ne sont pas en passe de contribuer à la subversion de ce système de protection lorsqu'elles se mêlent de promouvoir de nouvelles normes dont la légitimité est douteuse. Normes qui seront ensuite imposées aux États membres en vertu du principe de primauté du droit européen sur le droit national. Aucune institution ne semble à l'abri de cette dérive, pas même la Cour européenne des droits de l'homme , juge souverain d'un ordre juridique en surplomb par rapport aux souverainetés et aux sociétés politiques nationales, pour reprendre l'expression employée par Pierre Manent le 11 février 2008 dans une lumineuse conférence prononcée devant l'Académie des sciences morales et politiques .
Cela peut concerner : la recherche sur l'embryon humain (financement par l'Europe de programmes de recherches) ; le prétendu droit à l'avortement (récente résolution du Conseil de l'Europe destinée à faire pression sur les pays qui n'ont pas encore dépénalisé l'avortement en posant le principe d'un droit d'accès à l'avortement ; article 61 du rapport sur la situation des droits fondamentaux dans l'Union européenne 2004-2008 sur le même thème et résolution déposée par l'eurodéputé communiste Catania au nom de la commission des libertés civiles du PE, qui viennent d'être adoptés par le Parlement européen) ; la promotion des droits des personnes homosexuelles (mariage et adoption) sous couvert de la non-discrimination selon l'orientation sexuelle , une des dispositions les plus lourdes de menaces pour l'avenir de l'État de droit... Tous sujets sur lesquels, pourtant, il n'y a actuellement ¬— il n'y aura — aucun consensus ni au sein des pays européens, ni a fortiori au sein des institutions de l'Union européenne.
En fait, tout se passe comme si les institutions européennes servaient de relais à une sorte de virus politique des sociétés politiques les plus gravement atteintes, comme la Belgique ou les Pays-Bas, mais aussi l'Espagne, aux sociétés qui en sont encore indemnes (on en a un exemple ces temps-ci avec le débat sur l'euthanasie au Luxembourg). Puisque, bien évidemment, la libre circulation des personnes permet à tout citoyen européen d'aller bénéficier des régimes les plus transgressifs, ce qui est une incitation à l'harmonisation par le bas dans chaque État membre sous peine d'entretenir des discriminations à rebours au détriment des citoyens les plus défavorisés, moins aptes à passer les frontières pour une IVG jusqu'à la 22e semaine ou une insémination de lesbienne en couple ...
***
Si donc l'Europe a fait des progrès considérables en matière de démocratie, nous aurions tort de nous endormir sur ses lauriers car de nouvelles menaces pesant sur la démocratie et l'État de droit apparaissent sur fond d'idéologie libertaire et de relativisme éthique. Force est de constater qu'aujourd'hui en France, aucun grand parti de gouvernement n'y apporte de réponses satisfaisantes, quand il n'assure pas avec zèle la diffusion de cette idéologie avec le concours actif d'un certain nombre de médias de grande diffusion, y compris de service public.
À ce tableau bien pessimiste, on pourra objecter que jamais les processus délibératifs n'ont été aussi sophistiqués en Europe, et que l'éthique de la délibération n'a jamais été aussi bien garantie par les auditions, enquêtes et débats parlementaires, par les offices d'évaluation des choix législatifs et budgétaires, par les conseils consultatifs d'éthique en tous genres, nationaux ou européens, voire par les états généraux de bioéthique et les grands débats publics , nec plus ultra de la démocratie dite participative. Mais, avec le philosophe Jean-François Mattéi, on ne saurait trop mettre en garde le citoyen contre cette illusion du temps démocratique revisité par Jürgen Habermas. Une éthique du débat démocratique, purement procédurale, est en fait amorale parce qu'elle ne possède aucun contenu substantiel... Kant (lui-même) ne l'aurait pas considérée comme une éthique, orientée par des postulats transcendantaux, mais comme une pragmatique qui procure des règles de discussions sans faire nécessairement sens . Cette illusion n'a pas échappé à nos évêques qui s'emploient à donner du sens aux états généraux de la bioéthique .
Ce n'est pas la moindre contradiction des temps présents que de voir les dégâts causés par la dérégulation hyper-libérale de l'économie et de la finance susciter une forte et légitime réaction en France, de tous bords, tandis que nos élites dirigeantes semblent incapables de réaliser les dangers beaucoup plus graves d'une dérégulation des mœurs propagée en Europe par la loi ou la jurisprudence et d'y apporter les bonnes réponses. On en relève pourtant tous les jours les dégâts dans le corps social, notamment chez les jeunes les plus vulnérables.
Démocratiser l'Europe ? Mais où en est donc la démocratie en France alors que c'est d'elle que dépend l'avenir démocratique de l'Europe ? L'Europe, comme un miroir, nous renvoie l'image d'un clair-obscur : celui de nos sociétés libertaires avancées où l'ombre donne parfois l'impression de gagner sur la lumière, notamment dans les sphères dirigeantes. À nous de savoir réagir... et résister, ce qui veut dire aussi : refonder.
PH. P.
Pour lire l'article dans sa version intégrale, avec l'appareil de notes, se reporter à la version papier.

 

***