LIBERTE POLITIQUE n° 40, printemps 2008. 

Par Hélène Bodenez. L'extrême richesse des blogs, sa facilité d'usage et ses immenses possibilités, a son revers : un non-lieu virtuel, branché et hors-la-loi, aux effets pervers bien réels, que de nombreux jeunes choisissent pour s'exprimer, parfois dans un dédoublement schizophrénique.

AU CHAPITRE des sempiternelles critiques de l'école, on a assez glosé sur la perte d'autorité des adultes et plus spécialement des maîtres. On n'empêchera jamais un élève de se rire de ses aînés qui essaient sans relâche, avec confiance et ambition, de le mener à la connaissance, et pourquoi pas en même temps, à la vie d'homme dans une coopération intelligente avec ses parents. Dérision et dénigrement ont toujours eu cours : admettons par principe qu'il y aura donc une dose d'incompréhension et d'ingratitude dans la tâche d'enseigner. Mais ce n'est pas raison pour avaliser des pratiques généralisées.

La révolution silencieuse du monde numérique

Il faut à ce stade éclairer le fossé qui existe entre des jeunes de plus en plus avertis en matière d'informatique et des adultes à la traîne. La plupart d'entre eux ne soupçonnent pas, ou ne veulent pas soupçonner, les agissements véloces et précoces de leur progéniture , de leurs élèves, sur le net, via les Skyrock, Msn et autres Skype déjà démodés devant les Secondlife, Facebook , et MySpace, Youtube... L'efficacité de ces vecteurs a fini par reléguer le banal coup de fil au rang des antiquités. Avec le téléphone, il restait encore la voix, dernier vestige de la présence humaine. Foin de trace humaine ! La connexion gratuite sur la toile va vite, est plus prisée qu'un coup de téléphone aux forfaits coûteux. Elle se passera donc de la voix humaine : place à la communication du troisième type et à sa trace numérique.
Les élèves épinglent alors tout avec un acharnement jouissif : les professeurs en première ligne bien entendu, mais également parents et élèves souffre-douleur, deviennent des cibles de choix. Ajoutons à cela, photos sans autorisation de mineurs photographiés, photos montages, propos discriminants ou détournés, caricatures, jusqu'aux insultes caractérisées, injures et calomnies parfois... Les réactions et les commentaires dénigrants, c'est peu de le dire, succèdent aux articles. Que de temps perdu, que d'énergie à élaborer ce que certains adultes essaient de comparer à des journaux intimes. Rien de plus faux.
Où tout cela se déroule-t-il ? Où se trouve donc, direz-vous, ce lieu, cette école si contestable ? C'est celui, celle de votre fils, votre fille, se croyant dans une bulle qui protègerait son identité dans un anonymat-bunker. Ce que je viens de décrire ne se passe pas en cachette à petite échelle, celle de cour de récréation ou de chambre sans surveillance, non, cela se passe, en dehors de vous, sur le net, en un cyberspace, en un non-lieu hors-la-loi ou n'importe quoi peut être dit, pense-t-on à tort . Là, pas de département poisseux ni d'arrondissement privilégié. Là, tout n'est qu'indifférenciation asociale.

Laisse tes com's...

On se souvient de la personnification splendide que Beaumarchais avait faite du bruit léger rasant le sol comme hirondelle avant l'orage , de la rumeur se métamorphosant en calomnie. Avec l'Internet, Calomnie se dresse plus haut que jamais. Elle a trouvé le support parfait. Comment, me direz-vous, le net permet-il donc aujourd'hui à un bruit de devenir chorus universel ? Ce moyen, c'est le blog , un moyen modernissime d'expression que de nombreux jeunes choisissent, parfois dans un dédoublement schizophrénique, pour déverser leur fiel, pour délocaliser, pour dématérialiser, de façon permanente, l'humiliant bizutage de début ou de fin d'année, trop temporaire et très illégal, pour extérioriser même un chahut impossible à l'intérieur du cours. Professeurs, parents et autres représentants de l'autorité sont alors jetés en pâture dans ces arènes d'un nouveau type. Téléphones portables avec appareils de photos, caméras et enregistreurs intégrés sont le nouvel arsenal de la nouvelle guerre générationnelle. Lieu du Moi d'abord , miroir où nos Narcisse en herbe se contemplent amoureux d'eux-mêmes et se donnent surtout au voyeurisme dangereux des autres, le blog est défouloir ou exutoire d'une mal-vie que nombre d'adultes complaisants autorisent, croyant faire œuvre ou d'éducation ou de psychothérapie, c'est selon.
Puisqu'il y a parole...

Y a-t-il parole dite ?

Mais qu'en est-il de ces mots ? Qu'en est-il de ce langage chimpanzé pour reprendre une expression de Philippe Muray, bien en deçà de la vérité ? Furieusement tapés en langage désintégré , mots d'un galimatias de SMS ou d'abréviations ineptes, ces mots de défoulement, de colère ordinaire voire de haine crasseuse, font-ils une parole dite ? Ces mots électriques, écrits sans stylo loin de tout style et de toute beauté convulsive , mots réactifs immédiatement en ligne sans modération, ne donneront-t-ils jamais corps à des actes ou à des gestes aussi déraisonnés qu'eux ? Rien n'est moins sûr. Accessibles plus ou moins librement, sites sauvages et blogs vociférants ne sont pas, contrairement à ce que laissent penser adultes et éducateurs jeunistes, un lieu privé , intime, de libre expression. Et le semi que certains voudraient bien ajouter au mot privé pour se dédouaner en dédouanant les jeunes, n'ajoutera rien à l'affaire. La calomnie n'est pas tout à coup devenue calomnie virtuelle parce qu'elle voltige en pixels. Fini le trajet de la bouche à l'oreille et la diffusion mesquine. Le crescendo public enfle tout de suite sans pianissimo préalable. La rumeur existe tout de suite, mais non impunément. Dénigrement, calomnie, diffamation ne naissent plus, ex nihilo ils sont parce qu'ils existent.
Comme l'indique Eric Sotto ,

La rumeur serait un acte de communication qui apporterait d'abord une information non vérifiée, de source rarement connue, et circulant rapidement à un moment donné dans un groupe social, sous une forme écrite ou orale. La spécificité de cette information résiderait dans le doute concernant sa véracité, dans la difficulté de remonter à sa source et dans la diffusion spontanée du message qui circule tout seul sans contrôle.

La forme écrite par l'Internet, sous pseudo ou avatar loufoque si possible, qui n'est en réalité pas complet anonymat, confère au message très rapidement propagé un crédit difficilement contestable. Atteignant d'un seul clic de nombreux destinataires, la rumeur souvent dégradante et avilissante tourbillonne et tonne dans une dévalorisation et une déstabilisation des personnes efficaces. Les entreprises ne s'y sont pas trompées ; elles réfléchissent en intelligence économique et dépensent des fortunes à réagir vite pour protéger leurs marques attaquées par les blogs activant des rumeurs. En va-t-il de même pour les professeurs ? Vaudraient-ils moins que les marques ?
J'aime écrire, je me laisse porter par les mots et je tape les textes sans trop y réfléchir me confie un élève parmi les plus brillants. Ce sont même parfois, ironie des choses, les élèves aux carnets scolaires pourtant enviables , s'acharnant à bien écrire pour de très bonnes notes, qui dans leur blog se dépouillent au plus vite d'une culture seulement utilitaire, la vomissent même dans des relâchements grossiers et méprisants, ne perdant surtout pas leur temps à la rejeter ou à la contester de manière raisonnable.

Quelles solutions ?

Comment faire face ?
Suffira-t-il de trouver alors les bonnes questions comme, pour quoi, pour qui écrire, tenir un blog ? Serait-ce pour une sensation de plaisir, de puissance ? Est-ce cela aimer écrire , jouir d'un moi qui s'affirme étonné de lui-même ? Qui commande les mots ? Que signifie Je tape les textes , comment comprendre ce verbe au sens nouveau taper ? SOS textes tapés ! malmenés ! maltraités , aurions-nous envie de crier pour eux. Au secours Céline, Apollinaire, vous les maîtres de la contorsion du langage et du langage moderne ! Sans trop y réfléchir... : ne doit-on pas essayer d'écrire au contraire en unité profonde de sa personne, corps, esprit et âme ?
Suffira-t-il de toujours courber l'échine sans broncher, faisant le gros dos de guerre lasse, sur les conseils de psychologues ou d'adultes qui n'éduquent plus, devant des parents qui viennent, plus ou moins conscients des choses, pleurer aux réunions de professeurs, se lamenter sur leur enfant mauvais en orthographe ? N'y a-t-il pas un seuil de tolérance à l'hypocrisie ? Tenir des propos lénifiants en représentation mais admettre tout à la maison à commencer par laisser tenir un blog à douze ans dans un langage — on ne sait pas même pas comment appeler cela — déconstruit, grossier et indécent ? On ne peut pas progresser en dictée et en écriture, si dès le seuil de la classe franchi, on se donne à un sabir inintelligent et au fond schizophrène sur téléphone portable et blogs. Et il est proprement catastrophique que cela se passe de plus en plus tôt.
Suffira-t-il enfin de se demander ce qu'est une parole proprement humaine ? La solution est pourtant bien dans cette question. C'est même la clé qui permettrait d'éduquer en profondeur nos jeunes, proies faciles de moyens fascinants aux marges de l'écrit et de l'oral. L'école et les familles ont là tant à faire. Il s'agirait surtout de comprendre que parler et écrire sont les fruits d'une pensée, et non le flux immédiat d'une conscience qui se déverse, de fantasmes qui cherchent leur exutoire abusivement baptisé liberté d'expression ; que comme tout fruit, il y faut lenteur, maturation, croissance, incompatibles avec la logorrhée malsaine qu'encouragent trop souvent les blogs.
En tout état de cause, réaction rapide et surtout unanime des adultes, parades fortes et veille systématique dans les écoles devraient dès lors s'imposer. Mais on en est loin dans une société aux ordres de la psychanalyse, dans un système éducatif dépassé et qui confond le temps de l'adolescence et le temps du n'importe quoi. À preuve les analyses d'une chronique à la radio : Les parents peuvent-ils lire le blog de leurs enfants ? C'est la question que pose Matthieu. Sa fille a treize ans et refuse de lui donner l'adresse de son blog. Elle veut bien que la Terre entière le lise, mais pas ses parents. Étonnement de Matthieu qui, nous dit-il, a de très bonnes relations avec sa fille... précise le site célèbre de la radio d'information continue. La psychanalyste, consultante de la radio, donne ses conclusions, affligeantes : au nom d'une pseudo accession à sa liberté d'adulte, l'adolescent pour devenir lui-même doit abandonner l'enfant qu'il a été avant... et surtout se libérer de l'influence de ses parents... se protéger de leur influence... se défendre de leur regard . Les verbes en disent long sur la vision négative et coercitive de la famille. Ce n'est pas la mienne.

Il y a quelque chose d'inhumain au Royaume d'Internet

Si la culture sert encore, espérons qu'elle n'est pas qu'un maigre sésame pour réussir. Réagir, réagir vite et bien, lever les silences, faire face par la présence, le dialogue, la sanction parfois, éduquer à la maîtrise, surveiller davantage les blogs des mineurs pour les protéger d'eux-mêmes, participeraient à défendre aussi notre langue, lieu éminent de l'intégration. Il y va de la pensée, il y va de l'intelligence à former : elle est en danger de corruption grave . Dans une certaine idée de résistance aux machines, on ne défendrait alors pas seulement la culture pour la culture, mais bien la culture pour apprendre à vivre à nos enfants, l'humain de demain. Si un intellectuel de renom se demande encore, dans un ultime sursaut, ce que peut la littérature , j'ai bien peur, quant à moi, d'entendre hélas, lancinant, son glas fêlé, celui de barbares qui rient gras sur la toile.

H. B.*

*Professeur agrégé de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris).