LE PASSAGE A L'EURO pouvait difficilement tomber plus mal. L'adoption des billets et des pièces en euros par quelques 300 millions de personnes le 1er janvier 2002 va en effet se faire dans un contexte extrêmement délicat de récession économique et de perte de confiance dans la construction européenne.

Le Cercle des économistes parle à ce sujet de " désenchantement " vis-à-vis de l'Europe et s'en inquiète vivement. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les tensions soient à la fois vives et récurrentes entre le pouvoir politique et le pouvoir monétaire, les gouvernements des Douze d'un côté, la Banque centrale européenne (BCE) de l'autre.

On assiste ainsi à une sorte de dialogue de sourds. Les gouvernements européens, qui se sont liés les mains avec le Pacte de stabilité et de croissance, font régulièrement pression sur la BCE pour qu'elle baisse ses taux. Le but est d'obtenir un assouplissement monétaire de nature à relancer une machine économique de plus en plus essoufflée. Le recours à l'instrument monétaire reste en effet la seule alternative à une politique budgétaire que l'on s'est formellement interdit d'utiliser. La BCE, quant à elle, ne partage pas ce genre de préoccupations. Institution supranationale non élue et donc non responsable devant les citoyens, elle a reçu pour mission de garantir la stabilité des prix et une croissance maîtrisée de la masse monétaire, non un niveau minimum de croissance économique. On ne saurait donc lui reprocher de s'en tenir strictement à ce double objectif. Sans compter que la banque centrale se méfie à juste titre des promesses de rigueur budgétaire des hommes politiques et qu'elle n'aime pas donner l'impression de céder aux injonctions, que celles-ci viennent des gouvernements, des marchés ou de l'opinion publique.

 

L'UE n'est pas une zone monétaire optimale

On voit dans quelle impasse les gouvernements des Douze se sont engagés. Pourtant, le mal est plus profond encore qu'il n'y paraît. Les causes premières de la mésentente ne sont ni conjoncturelles ni institutionnelles. La trop faible réactivité de la BCE aux évolutions conjoncturelles (par comparaison notamment avec ce que nous montre la Réserve fédérale) s'explique essentiellement par le fait que l'Union européenne n'est pas une zone monétaire optimale.

Car Wim Duisenberg et ses pairs ne sont pas des êtres psychorigides. Ils n'ont nul besoin de s'opposer pour avoir le sentiment d'exister. Leur compétence professionnelle n'est pas non plus en cause. Dans ces conditions, deux hypothèses, non exclusives l'une de l'autre, doivent être prises en considération si l'on veut comprendre les attaques répétées dont ils sont l'objet : 1/ soit ils ne disposent pas encore d'instruments de mesure assez fins pour leur donner tous les éléments d'information nécessaires à une bonne appréciation de la situation ; 2/ soit l'hétérogénéité de la zone euro les empêche de mener une politique monétaire ambitieuse et efficace.

La première hypothèse n'a rien d'impossible, elle est même tout à fait crédible compte tenu du caractère récent des institutions monétaires européennes ; elle n'a cependant qu'une portée limitée, la BCE ayant les moyens de se doter rapidement des indicateurs statistiques et des modèles économétriques dont elle a besoin pour analyser correctement la conjoncture. En revanche, l'hétérogénéité des pays de la zone euro possède un caractère durable, structurel, qu'il convient d'examiner à la lumière de la théorie dite des zones monétaires optimales.

Cette théorie a été développée par l'économiste Robert Mundell dans un célèbre article publié en 1961 sous le titre " A theory of optimum currency areas ". Il y pose la question des critères économiques nécessaires à la création d'une monnaie commune à plusieurs régions ou pays. Quelles conditions rendraient par exemple avantageuse, pour l'Ouest du Canada et l'Ouest des États-Unis, la création d'une monnaie qui leur serait commune ? De la même façon, quels critères peuvent bien justifier une union monétaire entre la France et l'Allemagne ? Mundell part d'une analyse coûts-bénéfices de l'union monétaire. Parmi les bénéfices figurent la réduction des divers coûts de transaction liés à l'existence de monnaies différentes et un gain en liquidité de la monnaie, dont le champ d'application sera plus large. Parmi les inconvénients, la disparition du taux de change : en cas de choc spécifique (" asymétrique "), la variation du taux de change est en effet un instrument d'ajustement essentiel entre les économies. Avec un système de changes fixes ou une monnaie unique, il devient beaucoup plus difficile d'amortir les chocs qui viennent frapper spécifiquement telle ou telle composante de l'union monétaire.

 

La géographie des ajustements

Pour que l'ajustement se fasse, il faut alors deux autres conditions : la mobilité des facteurs de production (capital et travail) et la flexibilité des prix et des salaires. Prenons un exemple. Imaginons avec Mundell que l'Ouest du Canada ait une industrie forestière et l'Est une industrie automobile. Supposons que l'évolution des goûts des consommateurs augmente la demande d'automobiles et réduise celle de produits forestiers. Il s'agit d'un choc asymétrique, qui crée une demande excédentaire pour l'économie de l'Est canadien et une offre excédentaire pour celle de l'Ouest. Des tensions inflationnistes vont apparaître à l'Est, tandis que la baisse du prix des produits forestiers va entraîner une déflation à l'Ouest. Les termes de l'échange entre les deux régions se détériorant, l'équilibre ne pourra être rétabli que par la mobilité des facteurs de production. Le capital et le travail se déplaceront alors des industries qui souffrent d'une baisse de la demande vers celles qui bénéficient d'une demande excédentaire, de l'Ouest vers l'Est dans notre exemple. Mais si ce n'est pas le cas, et si les deux régions utilisent la même monnaie, le dollar canadien, la banque centrale du Canada se trouvera confrontée à un dilemme : devra-t-elle lutter contre l'apparition du chômage à l'Ouest ou la résurgence de l'inflation à l'Est ? Lui faudra-t-il augmenter ses taux d'intérêt pour juguler l'inflation ou au contraire les diminuer pour soutenir l'activité et l'emploi ?

En réalité, la question ne se posera pas puisqu'au Canada la mobilité des facteurs de production rétablit d'elle-même l'équilibre. Mais elle se posera pour la zone euro, qui n'est pas une zone monétaire optimale. En d'autres termes, l'Union monétaire européenne ne possède pas les mécanismes d'ajustement indispensables pour faire face aux chocs asymétriques. Elle est d'ores et déjà confrontée à ce problème et il ne faut pas chercher ailleurs les raisons du malaise suscité par la politique de la BCE. Les critiques formulées à l'encontre de cette dernière ne sont en définitive que la transposition du débat qui entoura, il y a quelques années, la naissance de la monnaie unique. C'est que montre l'économiste Jean-Paul Pollin dans un excellent article qui approfondit la réflexion sur la théorie des zones monétaires optimales . Il souligne que la disparité des situations conjoncturelles dans la zone euro est le produit de deux types d'asymétrie : " D'une part l'asymétrie des aléas de court terme auxquels les économies se trouvent confrontées, et d'autre part l'asymétrie des comportements macroéconomiques face à des chocs identiques. " Les opposants à l'euro ont le plus souvent fondé leurs réserves sur l'existence de divergences conjoncturelles dues à des chocs asymétriques. Mais selon Pollin, " c'est l'hétérogénéité des comportements macroéconomiques des différents pays qui rend problématiques l'application d'une même politique monétaire et la renonciation aux ajustements de parité ".

 

Asymétrie conjoncturelle ou culturelle ?

Pour mieux comprendre cette hétérogénéité des comportements, il suffit d'observer l'extrême diversité des structures productives, des systèmes financiers et des traditions syndicales d'un pays à l'autre. Les structures productives définissent une position concurrentielle : la composition de son commerce extérieur et ses choix de spécialisation font qu'une économie de l'Union sera plus ou moins affectée par une variation de parité entre le dollar et l'euro. Deuxième point, sa sensibilité à la politique monétaire commune dépendra largement de ses structures de financement et de placement. Ainsi, l'effet sur l'investissement d'une modification des taux directeurs de la BCE sera fonction de l'importance relative des financements de marché par rapport au crédit bancaire, de la composition des passifs des sociétés (endettement à court ou à moyen-long terme) et de la nature des relations entre les banques et les entreprises. Quant à l'effet sur les revenus et sur la richesse des ménages, il dépendra bien évidemment de la proportion de titres financiers figurant dans le patrimoine de ces derniers. Or on sait bien que, sur toutes ces questions, les situations sont très contrastées : en Allemagne, l'étroitesse des liens entre le système bancaire et l'industrie (certes quelque peu battue en brèche ces derniers temps) favorise un endettement à long terme et à taux fixe ; en France ou en Italie, le " modèle rhénan " n'existe pas et l'endettement à court terme est privilégié. Autre illustration, la part des dépôts dans les ressources bancaires est encore importante en Belgique ou au Portugal tandis qu'ils représentent beaucoup moins en France et en Italie, et moins encore en Allemagne. Troisième et dernier point, un même choc macroéconomique aura des répercussions différentes en termes de prix et de salaires ; celles-ci dépendront de l'interaction entre les agents économiques, c'est-à-dire notamment du poids des syndicats et du degré de centralisation des négociations salariales. En France et en Espagne, les négociations sont plutôt décentralisées, en Allemagne elles sont fortement centralisées, tandis que les Pays-Bas ou l'Italie occupent une position intermédiaire.

 

Vanité d'une politique de la contrainte

Cette asymétrie des structures et des comportements s'enracine dans des histoires et des cultures dissemblables. Il est donc vain de croire qu'on pourra la gommer par la seule contrainte de l'unification économique et monétaire. Bien au contraire, elle justifierait qu'on applique aux différentes économies de l'Union des règles monétaires différentes. Elle permet en tout cas de mieux saisir l'impuissance actuelle de la BCE : en ne considérant que l'évolution moyenne de la zone, celle-ci s'autocensure dans ses interventions sous peine d'aggraver la situation d'une région victime d'un choc spécifique ; en prenant en compte au contraire les positions individuelles, elle diminue la réactivité et l'efficacité de sa politique globale.

La solution consiste-t-elle à solliciter davantage les politiques budgétaires ? Il faudra bien en effet que les disparités conjoncturelles de la zone euro, ingérables par la Banque centrale, soient prises en charge à ce niveau. Et si l'Europe se refuse à donner, dans la cohésion et la concertation, une marge de manœuvre budgétaire accrue aux États (renonçant au passage à l'absurde Pacte de stabilité et de croissance), certains d'entre eux n'hésiteront pas à la prendre un jour, dans la plus grande confusion. Ou iront jusqu'à se retirer de l'Union économique et monétaire.

 

O. D.