Frappante, l'évolution des esprits à propos de l'adhésion turque à l'Union européenne, alors que Benoît XVI, l'homme qui ne voit pas la Turquie en Europe, s'apprête à s'envoler vers les rives du Bosphore.

En juin dernier, le Conseil européen s'était félicité des progrès réalisés dans la négociation ; poursuivant sur sa lancée optimiste, il avait fait l'impasse sur la reconnaissance de Chypre. Cette aberration n'a cependant pas été sans effet secondaire, donnant du grain à moudre aux opposants à l'adhésion de la Turquie, notamment au sein du Parlement européen, mais aussi dans les opinions publiques. S'y ajoutent, de façon diffuse, les effets induits du rejet du projet de Traité constitutionnel auquel la question turque a indéniablement contribué, la difficulté de gérer le dernier élargissement au sein des instances communautaires, le raidissement perceptible de la Turquie, etc.

Le cœur n'y est plus. Pour autant, les menaces n'ont pas disparu. Plusieurs dynamiques divergentes sont à l'œuvre.

Un rapport d'avancement hésitant

Dans ce rapport adopté le 8 novembre, la Commission épingle la Turquie sur trois points:1/ les interventions constantes et affichées des militaires et du Conseil national de sécurité dans la vie politique ;

2/ les atteintes aux droits de l'homme, notamment les discriminations dont sont victime les minorités ou les religions non musulmanes, et l'application réitérée de l'article 301 du code pénal qui permet de poursuivre les auteurs d' injures contre la République turque, ses institutions et l'identité nationale ;

3/ le maintien des restrictions imposées par la Turquie aux liaisons directes avec Chypre en matière de transport maritime ou aérien, qui contrevient directement au protocole signé le 1er mai 2004 par lequel l'accord d'association qu'elle avait conclu avec l'UE a été étendu aux dix nouveaux États membres. Les deux premiers débouchent simplement sur l'expression de sérieuses préoccupations . Quant au troisième, il est en train de se transformer en abcès de fixation.

Cependant la Commission a laissé en suspens sa conclusion et renvoyé la formulation de ses recommandations à plus tard, c'est-à-dire à la veille du Conseil européen qui se réunira à la mi-décembre ; ce qui lui permet de gagner du temps pour – cela a été clairement indiqué – rechercher un arrangement. À moins d'une surenchère turque ou d'un accident de parcours, il serait étonnant qu'elle invite la Conseil à aller au-delà d'une admonestation, et plus encore que le Conseil prenne l'initiative d'une suspension des négociations. Mais les partenaires jouent-ils tous au même jeu selon les mêmes règles ?

Le refroidissement européen

Les plus chauds partisans de l'adhésion turque tempèrent leurs ardeurs. La nouvelle chancelière allemande est plus réservée que son prédécesseur social-démocrate : évoquant Chypre lors de sa visite à Ankara en octobre, elle n'a pas hésité à déclarer qu'il faut pouvoir régler cette question avant de continuer les pourparlers ; non sans être contrée par son ministre (SPD) des Affaires étrangères ; or c'est l'Allemagne qui prendra la présidence de l'Union à partir du 1er janvier.

Le gouvernement britannique est embarrassé par la succession prochaine du Premier ministre et la contestation de sa politique proche-orientale. Quant à la France, sa position est brouillée : la faveur de Jacques Chirac et son rôle moteur dans l'ouverture des négociations ne l'ont pas empêché d'invoquer tout à coup le génocide arménien : était-ce seulement pour faire plaisir à ses hôtes caucasiens, ou pour adresser un message symbolique à son propre camp qui demeure opposé à l'adhésion turque ?

Même la Commission, pourtant toujours aussi pressante, patauge. Dans la Stratégie relative à la politique de l'Union européenne en matière d'élargissement qu'elle a également rendue publique le 8 novembre, elle souligne qu'il faut désormais faire dépendre tout nouvel élargissement d'un règlement préalable des impasses institutionnelles où l'Union se trouve enfermée. Pense-t-elle que le temps conciliera toutes choses ?

Paradoxalement, les derniers intéressés au progrès de la négociation sont maintenant les Grecs et les Chypriotes. Les premiers craignent de faire les frais d'un raidissement de la Turquie qui ne manquerait pas de se produire dans leurs relations bilatérales en cas d'échec. Or ils savent bien de quel côté pencherait alors la balance, avec un gouvernement américain soucieux de ménager la Turquie. Les seconds en espèrent la réunification de leur île qu'ils n'ont pas pu obtenir jusqu'à présent, et la rupture de leur isolement ; vainement sans doute.

Néanmoins personne en Europe ne semble encore prêt à assumer la responsabilité politique d'une rupture qui, pourtant, n'apparaît plus impensable. D'où le jeu qui consiste à repasser le mistigri à son voisin. Tant qu'aucun protagoniste ne décidera de poser les cartes sur la table et de les rebattre, la mécanique des négociations continuera donc.

Le raidissement turc

La Turquie ne joue pas au mistigri, mais au poker et fait monter les enchères en se raidissant sur tous les plans : pourquoi y renoncerait-elle puisque cela marche si bien et que les européens ont toujours calé jusqu'à présent ?

Les récents incidents aériens qui se sont déroulés au-dessus de la mer Egée montrent que l'agressivité envers la Grèce n'a pas disparu. Déjà, en décembre dernier, le Conseil national de sécurité avait réaffirmé que l'extension des eaux territoriales grecques à 12 milles nautiques, qui serait pourtant conforme au droit international, serait considérée comme un casus belli. Ce n'est pas tout : en septembre, le chef de l'armée de terre s'est permis une nouvelle mise en garde contre la menace islamiste. Son adjoint a même surenchéri en parlant du "devoir" qu'a l'armée d'intervenir en politique pour défendre la laïcité et la nation !

Le Premier ministre, M. Erdogan, a coupé court à toute idée d'abroger l'article 301 du code pénal, article sur le fondement duquel a même été ouverte, pendant l'été, une enquête contre le catholicos Karekine II, patriarche de l'Église apostolique arménienne, qui aurait dénigré l'identité turque en évoquant le génocide dont ses compatriotes ont été victimes.

Sur Chypre, M. Erdogan refuse de bouger tant que l'isolement des Chypriotes turcs n'est pas levé ; son ministre des Affaires étrangères a encore récemment réaffirmé son soutien à la République Turque de Chypre du Nord lors du 23e anniversaire de sa création et rejeté le chantage exercé par l'UE. La position demeure inchangée : le règlement du litige doit se faire dans le cadre de l'ONU sur la base du plan Annan pourtant rejeté par Chypre en 2004, et non au sein de l'UE ; c'est-à-dire jamais.

Cependant, comme l'observait N. Kotzias, universitaire grec, dans un article publié par Le Monde diplomatique ce mois d'août, les contradictions de la société turque ne font que croître. Pour les sceptiques sans arrière-pensées particulières, la question est de savoir si, oui ou non, l'Europe veut vraiment que la Turquie la rejoigne, et si les concessions consenties et à consentir ne le seront pas en vain. Les islamistes dits modérés du gouvernement de M. Erdogan acceptent certes l'européanisation du pays comme garantie des libertés religieuses, mais certainement pas en vue d'une extension de la laïcité. A l'opposé, les kémalistes et les militaires peuvent tolérer cette perspective européenne en la considérant précisément comme indispensable au maintien de la laïcité, mais en aucun cas comme facteur de légitimation des droits des minorités et des droits religieux. Les pro-européens tout court sont peu nombreux. Or la Turquie votera dans un an...

L'inconnue Benoît XVI

Reste une inconnue, et de taille.

Parmi les pro-européens de Turquie il faut compter le patriarche de Constantinople, Bartholomaios Ier, dont la petite communauté est asphyxiée par l'étreinte qu'exerce l'État turc, et qui voit dans l'Europe une planche de salut. C'est pour desserrer cette étreinte, dans un acte d'œcuménisme concret, que Benoît XVI prend le risque d'une visite en Turquie ; le premier étant celui de se faire instrumentaliser dans le processus d'adhésion malgré la notoriété de ses préventions.

M. Erdogan y pensait probablement quand, l'an dernier, il a concouru à l'invitation adressée au Pape. Or il semble aujourd'hui bien moins empressé de le recevoir au point de ne pas trouver un créneau dans son emploi du temps pour le saluer ! Est-ce parce que son propre parti se durcit dans la perspective du scrutin ; parce que les militaires s'inquiètent de réactions extrémistes possibles ; ou parce que Benoît XVI aurait l'intention de poser des questions qui fâchent sur l'exercice concret de la liberté de religion, de toutes les religions ?

Questions ouvertes d'où peut surgir l'inattendu.

Pour en savoir plus :

■ Notre dossier : La Turquie a-telle sa place en Europe ?

■ Le programme du voyage de Benoît XVI

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