La position du président de la République sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne serait-elle en train de s'écarter de celle du candidat ? Une récente déclaration de M. Jouyet, secrétaire d'État aux affaires européennes, s'interrogeant sur la pertinence de l'article de la Constitution rendant obligatoire un référendum sur toute nouvelle adhésion a semé le trouble.
Et bien prompts ont été les sceptiques et les contestataires à y voir l'amorce d'une trahison dont ils se croient assurés.
Cet article 88-5 a été ajouté à la Constitution à la demande de Jacques Chirac, à l'occasion de la révision de mars 2005 qui devait permettre d'adapter notre loi fondamentale à feu le projet de traité constitutionnel.
Il s'agissait de garantir aux Français qu'ils seraient obligatoirement consultés sur l'adhésion de la Turquie, mais qu'ils le seraient en fin de parcours, quand le traité d'adhésion, négocié et signé, sera soumis à ratification... En termes politiques, c'était une tentative d'esquiver la question tout en liant les mains de son successeur (merci pour la bombe à retardement !).
Un article inutile et idiot
Les hypocrites et les complaisants avaient applaudi ; les gens sérieux avaient fait observer que : cet article était inutile : la faculté de recourir au referendum existait déjà (article 11 de la Constitution) et l'absence d'obligation n'avait pas empêché Georges Pompidou de consulter les Français sur l'adhésion de la Grande-Bretagne, en 1972 : il suffit que le chef de l'exécutif prenne ses responsabilités.
cet article était idiot : devrait-on soumettre à referendum les éventuelles adhésions de la Suisse, de la Norvège, voire du Lichtenstein ? Y a-t-il un doute sur leur appartenance européenne tel qu'il faille, je ne dis pas laisser la faculté, mais contraindre le gouvernement à recourir à cette procédure lourde au risque d'un flop magistral ?
Cet article était politiquement contradictoire : il ne s'appliquera pas aux adhésions faisant suite à des négociations officielles ouvertes avant le 1er juillet 2004 (Croatie et autres pays balkaniques). Mais en vertu de quoi le simple fait d'avoir ouvert une négociation dispenserait-il de se prononcer sur son issue selon une procédure rendue obligatoire à l'encontre des uns mais non des autres ?La question de principe que pose la candidature de la Turquie à l'Union Européenne ne se réglera pas, et ne doit pas se régler, dans dix ans, au terme des négociations. Négocier pendant dix ans, aboutir à un accord (forcément complexe, forcément multilatéral, à 27 + 1), et le rejeter ensuite par referendum constitue quand même le meilleur moyen de susciter une crise grave et difficile à gérer. Les Français qui seraient appelés à se prononcer se trouveraient alors placés sous une contrainte qui attenterait sérieusement à leur liberté de choix ! Les Turcs aussi ont le droit de savoir dès le départ si on veut vraiment d'eux ou non : simple question de courtoisie, au minimum ; et de prudence politique. Cette question, c'est au début du processus qu'il faut la purger, et non à la fin...
Contrairement à ce que d'aucuns disent, la position du Président de la République n'a pourtant pas varié : pour en convaincre tout un chacun, le 11 septembre, le porte-parole de l'Élysée l'a formellement réitérée en rappelant que la Turquie n'a pas sa place dans l'Union européenne.
La France isolée
Que se passe-t-il alors ? Il se passe que la France est totalement isolée sur ce sujet.
En Allemagne, les chrétiens-démocrates ont sacrifié leur opposition sur l'autel de la coalition avec le SPD. Ne parlons ni des Anglais, ni des Espagnols, ni des Italiens qui ont toujours été pour (on est en droit de s'en étonner de la part des deux derniers, mais c'est ainsi). Les gouvernements polonais et autrichiens sont pour, malgré, ou peut-être à cause de leur histoire. Les Grecs et les Chypriotes sont pour (mais oui !), les premiers parce qu'ils y voient le moyen de sécuriser enfin les îles de la mer Égée et de faire baisser la tension avec la Turquie, les autres parce qu'ils espèrent obtenir par ce biais un règlement de la question de Chypre-Nord qui soit plus équilibré que ne l'était le plan Annan qu'ils ont rejeté (illusion sans doute, mais c'est ainsi). Quant aux petits pays de l'Union, ils se rangent, comme d'habitude, derrière la Commission.
Lorsque, dans une négociation, un pays est totalement isolé sur une question de principe, le risque est grand qu'il se fasse mettre en corner et qu'il n'ait plus aucune marge de manœuvre sur aucune autre : ses partenaires ont en effet beau jeu de remettre cette question dans la balance à chaque occasion, de sorte qu'il est obligé de céder sur tout le reste pour ne pas compromettre sur celle qui le bloque. La situation est pire encore, quand il doit présider (ce qui sera le cas de la France au deuxième semestre 2008) : le Président, comme partout, a plutôt l'obligation (politique s'entend) de rechercher le compromis ; il lui est donc quasiment impossible de tenir une position dure sur un point important. Or il y a beaucoup de sujets sur la table européenne, beaucoup trop pour que la France prenne un tel risque.
Desserrer l'étreinte
D'où la tactique adoptée qui, pour desserrer l'étreinte, consiste à ouvrir les négociations avec la Turquie sur les trente chapitres qui ne préjugent pas l'adhésion et qui devront, en tout état de cause, être également traités dans une formule d'association : il y a assez de matière pour occuper les négociateurs pendant quelques années. Et à ne pas ouvrir les cinq chapitres qui préjugent l'adhésion. C'est ce qui a été expressément convenu avec nos partenaires lors du Conseil de juin : rien ne permet de penser qu'ils se départiront de cette position.
Pendant ce temps, la situation va évoluer sur plusieurs plans, du moins l'espère-t-on, d'une façon qui pourrait faciliter l'acceptation d'une autre solution :en Turquie même : comment vont évoluer le parti islamique reconduit au pouvoir, les militaires qui viennent de perdre deux batailles politiques importantes, celle des élections législatives et celle de la présidence de la République, la population dont l'appétit pro-européen est incertain, etc. ?
au Proche-Orient, dans une direction difficile à prédire mais qui, hélas, comporte une probabilité croissante d'éclatement de l'Irak, donc d'indépendance kurde, et par conséquent une menace d'intervention directe de la Turquie au Kurdistan avec tous les risques qui en résulteraient...
et sur la perspective d'une Union méditerranéenne dont, à vrai dire, personne ne sait ce qu'elle recouvre, trop vite sortie du chapeau sarkozyen pour n'être pas reçue avec circonspection : la diplomatie française parviendra-t-elle à lui donner assez de substance pour qu'elle apparaisse comme une alternative crédible ?Que, dans ce contexte, le secrétaire d'État aux Affaires européennes, dont on connaît les convictions europhiles et turcophiles, déclare aujourd'hui que l'article 88-5 pourrait être remis en cause, n'a guère d'importance : la façon qu'a Nicolas Sarkozy de fonctionner suffit à la montrer (voir la confirmation de la position élyséenne quelques jours auparavant, et le 20 septembre par le Président lui-même sur TF1 et France 2 [1] ).
Il est possible que M. Jouyet ait souhaité prendre date à titre personnel ; ou qu'il ait voulu apporter sa contribution à la révision générale de la Constitution qu'a lancée le président de la République ; voire qu'il ait tenté une manœuvre, au demeurant obscure.
Observons les faits plutôt que de nous obnubiler sur les petites phrases lâchées ici ou là : ils en disent davantage sur la réalité.
[1] Verbatim : "Je ne crois pas que la Turquie ait sa place en Europe, et pour une raison simple, c'est qu'elle est en Asie mineure." Le chef de l'Etat a rappelé qu'il avait proposé fin août aux autres pays de l'Union européenne la mise en place d'un "comité de sages" qui serait chargé de "réfléchir à l'avenir de l'Europe et à la question des frontières de l'Europe". "Ce que je souhaite présenter à la Turquie, c'est un véritable partenariat avec l'Europe, ce n'est pas l'intégration en Europe", a ajouté le président français. (NDLR, 21 sept.)
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