Primum non nocere (D’abord ne pas nuire)

Roland Hureaux publie cette semaine un essai intitulé La grande démolition, la France cassée par les réformes aux éditions Buchet-Chastel. Nous rendrons compte de ce livre dans les prochaines semaines. Sans attendre nous lui avons demandé de répondre à nos questions. Un essai d’actualité à lire sans attendre.

Roland Hureaux, pourquoi ce livre ?

Au départ de ce livre, la grande  souffrance du peuple français, qui n’est pas chose nouvelle mais qui prend un relief particulier à l’approche d’échéances électorales importantes. Cette  souffrance ne se résume pas aux motifs officiels,  les seuls  reconnus  par la bien-pensance: le chômage, la précarité, les discriminations.

Elle est la souffrance méconnue du fonctionnaire qui demande une retraite anticipée parce qu’il est dégoûté de ce qu’est devenue son administration, celle du professeur d’histoire révulsé par l’appauvrissement des programmes et de la culture générale de ses  élèves, celle de l’institutrice exaspérée par les circulaires contradictoires, de l’agent public témoin d’immenses gaspillages, souvent au nom de la modernisation, par exemple en matière de communication, celle des centaines d’agriculteurs qui se suicident, découragés alors même qu’ils auront été toute leur vie les élèves modèles de la modernisation promue par les officiels, celle des gendarmes ou des policiers qui ont le sentiment de vivre dans un monde déréglé où le fond des choses ne compte pas, mais seulement le chiffre, celle des témoins de décisions judiciaires incompréhensibles, sans compter les victimes auxquelles la police a peur de venir en aide etc.

Est-ce que votre constat n’est pas un peu sombre ?

Je ne le pense pas. Vu de Paris et de cercles de pouvoirs peut-être. Mais on ne parle pas assez du décalage croissant entre les élites et le peuple, du mur d’incompréhension qui les sépare. Vous savez, je ne me contente pas d’écrire. Au cours de ma dernière campagne électorale pour les cantonales, j’ai constaté l’unanimité des élus de terrain, de droite ou de gauche, sur à peu près tous les sujets (discipline à l’école, pédagogie, politique agricole, surenchère normative, politique migratoire, réforme des collectivités locales, services publics…) sur des positions qui étaient, point  par point, l’inverse de celles de l’élite dirigeante, de droite ou de gauche. Cette élite, et pas seulement les trop dénigrés technocrates, ou les politiques - souvent plus conscients qu’on ne le croit de ce déphasage -, mais, au-delà, les figures de l’oligarchie qui conseillent la droite et la gauche, les grands prêtres de la pensée unique, en matière de réforme de l’État, de méthodes pédagogiques, de politique économique, etc.

Mais on ne peut en rester à ce constat

Il faut expliquer en effet. Car la souffrance dont nous parlons se trouve redoublée du fait que les gens ne comprennent pas ce qui leur arrive. Les pénuries de la Libération en matière de produits alimentaires, de logement, d’essence, étaient dures à vivre mais faciles à comprendre : les gens en savaient peu ou prou les raisons, même si beaucoup étaient tentés de les mettre sur le compte du capitalisme plutôt que du retard technique. Aujourd’hui, comment le nier ? Les gens vivent beaucoup mieux (tout en étant très inquiets que cela ne dure pas), mais ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, ce qui arrive au pays. Dans beaucoup de domaines (Éducation nationale, organisation administrative, etc.), ils éprouvent le même  sentiment d’absurdité que celui ressenti par les citoyens soviétiques devant une organisation profondément désordonnée, un discours officiel mensonger, un gaspillage considérable de ressources dont personne ne profitaient vraiment, bref devant l’irrationnel.

Quels sont vos clefs d’explications ?

J’ai en effet voulu aller plus loin que le discours habituel sur les désordres administratifs. Mon expérience électorale m’a permis de percevoir le malaise ; mon expérience de haut fonctionnaire, largement transversale (préfectorale, DATAR, cabinets, université, Cour des comptes, etc.), me permet de proposer des clefs d’explication et c’est cela qui fait l’originalité de mon ouvrage. Je n’ai pas voulu écrire un pamphlet contre la politique sarkoziste, d’ailleurs souvent inspirée, par des idées mises à la mode par la gauche. Je publie en page 250 un tableau qui montre que presque toutes les réformes du quinquennat ont un inspirateur de  gauche. Il est saisissant.

Et qui donne raison à Marine Le Pen ou à François Bayrou…

Face à cette politique, les uns, surtout dans l’opposition, fustigent tout simplement l’exercice du pouvoir par une droite libérale et sans complexe (alors quelle n’est que faussement libérale), d’autres déplorent, comme Villepin ou Bayrou, la « remise en cause des valeurs républicaines » ou la destruction de l’héritage gaulliste dans ses fondements essentiels : la Constitution, la politique d’indépendance nationale, sans parler de Marine Le Pen.

Or ces procès, je les juge superficiels ; il faut aller plus loin. Ce qui est en cause dans la politique de réformes brouillonnes menée depuis quelques années, ce n’est pas seulement l’héritage de la Ve République, ni la République tout court, c’est l’État de Philippe le Bel, de Richelieu, de Napoléon et de Clémenceau qui se trouve miné dans ses profondeurs, ce qui ne l’empêche pas de continuer à grossir : comme une femme délaissée et dépressive, l’État fait de la mauvaise graisse. Mais au-delà de l’Etat, sont mis en cause tout un ensemble de repères qui structurent la vie publique : corps constitués, traditions, statuts, école, commune, ou privée : repères chronologies et culturels, différence des sexes, famille, orthographe, repos du dimanche, etc.

Pour vous donc cette politique que vous qualifiez de brouillonne et destructrice, prive la France de ses meilleurs atouts. Elle ne permet pas d’adapter la France à la mondialisation, contrairement à ce que l’on prétend ?

Sarkozy partage avec ses adversaires de gauche l’idée qu’il représente la « droite libérale-sécuritaire », c'est-à-dire réduite à sa plus simple expression, ayant  délaissé, modernité oblige, la patrie, la morale, la tradition. Mais les réformes qui s’inspirent de ces deux principes, la libéralisation de l’économie et la sécurité, sont largement d’apparence.  Libéralisme ? Trente et un impôts nouveaux et des dépenses publiques record ! Sécurité, contrôle de l’immigration ? Une  relance de l’immigration pour complaire au patronat, sous le nom d’« immigration choisie ». 

Non, les réformes qui comptent ne sont pas celles qui relèvent du « théâtre libéral-sécuritaire », seulement crédibilisées par les criailleries de l’opposition. Par delà ces réformes en trompe l’œil, d’autres, plus importantes car plus destructrices, sont à l’œuvre. Trois secteurs sont étudiés plus particulièrement dans cet ouvrage : l’État, les collectivités locales, l’Éducation nationale.

Les lignes directrices qui, dans ces domaines, inspirent les réformes sont assez claires : le transfert, jusqu’à la singerie mimétique, des méthodes du secteur public dans le secteur privé,  l’imitation des modèles étrangers, supposés a priori meilleurs et surtout le refus de la complexité, l’esprit de simplification qui s’exprime autant dans le collège unique (remis en cause par Villepin, rétabli par Sarkozy !), que dans le regroupement systématique des administrations ou des communes (toujours générateur, curieusement, de coûts supplémentaires !), la réduction de toutes les activités à des indicateurs chiffrés qui fait  ressembler la sphère publique, non pas au secteur privé, car le seul indicateur chiffré qui vaille en économie libérale c’est le profit et il n’existe pas dans les administrations, mais au Gosplan  soviétique où fleurissaient les statistiques biaisées ou mensongères.

Sur tous ces sujets, le gouvernement Sarkozy n’a pas innové. Voulant montrer son dynamisme, il a demandé aux services des idées de réformes et ceux-ci ont fourni celles qu’ils avaient en magasin : rien d’autre que la continuation de celles que, chacun en fonction de sa culture, poursuivait depuis vingt ou trente ans et qui étaient précisément la cause des dysfonctionnements  dont  les Français se plaignent ! Cette mécanique perverse explique que  la plupart des réformes aggravent aujourd’hui les problèmes au lieu de les résoudre. Pour  qu’il en aille différemment, il faudrait un échelon politique intellectuellement émancipé de l’administration. Or le gouvernement Sarkozy, malgré son mépris des énarques, est le plus « techno-dépendant » qu’il y ait eu, celui qui a apporté le moins de valeur ajoutée aux propositions de la technocratie.

La technocratie n’est au demeurant pas le principal responsable de ces dérives. Derrière la mauvaise inspiration de tant de réformes que la population ne comprend pas, il y a la diffusion sournoise dans la plus grande partie de nos élites d’un mode de pensée idéologique : une idéologie non systématique, en pièces détachées, dit l’auteur, mais plus virulente que jamais, « démontée » aux deux sens du terme. L’idéologie ? Le virus dans le logiciel de la décision. Le refus de la complexité, la simplification abusive des problèmes : le raisonnement simpliste « qui déduit tout d’une seule prémisse » (Hannah Arendt). Malgré la mort des idéologies totalitaires, cet esprit de simplification et de système continue ses ravages à peu près dans tous les domaines de l’action publique. Fausse science (de la pédagogie ou de l’organisation par exemple), il a l’effet de toutes les idéologies : des résultats toujours contraires aux buts poursuivis. C’est ainsi que le chapitre intitulé « l’idéologie libérale contre le libéralisme », que l’on aurait intérêt à lire avec soin dans tous les think tanks libéraux, montre comment ce sont des réformes d’inspiration libérale, mais mal conçues, superficielles et donc contre-productives - la décentralisation étant un cas emblématique mais pas isolé -, qui sont  largement responsables de la dérive des dépenses publiques !

L’originalité de ce livre est de se situer à contre-courant de la doxa en matière de politiques publiques. Là où la pensée dominante dit : «  Le malaise français vient de l’incapacité de ce vieux pays à se réformer ; pour avancer, il faut encore et toujours plus de réformes », il est dit au contraire que « L’origine du malaise français, ce sont des centaines de réformes mal conçues, mal étudiées, brouillonnes et surtout inspirées par une approche idéologique – et donc fausse des problèmes. » L’auteur oppose le vrai politique, pragmatique, qui fait des réformes seulement là où il y a des problèmes et en vue de les résoudre, et les idéologues, grands et petits, qui réforment ce qui va bien (par exemple la structure communale), créant des problèmes là où il n’y en avait pas, et ne touchent pas aux vrais sujets, par exemple la désindustrialisation.

Toujours soucieux d’aller à la source du malaise, l’auteur quitte le champ de l’analyse politico-administrative pour faire une incursion dans celui de la philosophie. Cette volonté  systématique de détruire les héritages et les repères rappelle Karl Marx pour qui le capitalisme était plus révolutionnaire – et donc plus destructeur - que tous les régimes qui l’avaient  précédé, mais aussi Guy Debord, selon qui « la société du spectacle dans sa phase avancée (…) n’est plus pour l’essentiel réformable. Mais le changement est sa nature même, pour transmuter en pire chaque chose particulière». À côté de Debord le marxiste, Muray le chrétien dit-il autre chose ?

Le chapitre final « Et maintenant que faire ? », propose un retour au conservatisme libéral qui avait fait la grandeur du second XIXe siècle : peu de réformes, concentrées sur les problèmes essentiels, et n’étant engagées d’ailleurs qu’après qu’on se soit assuré qu’elles vont vraiment améliorer les choses. Primum non nocere, dit Hippocrate. Ce conservatisme libéral - mais aussi  social -  a pour références Burke et Chateaubriand (et bien entendu de Gaulle), plutôt  que les adeptes frénétiques d’un ultralibéralisme devenu aussi idéologique que le marxisme auquel il prétend s’opposer. Craignant d’abord que la présidentielle prochaine ne suscite une course aux idées de nouvelles réformes, toujours plus destructrices, l’auteur termine par une proposition provocatrice : pour que la France aille vraiment mieux, il faut commencer par abolir (presque) toutes les réformes accomplies depuis vingt ans.