Penser la guerre (I). A la poursuite des Etats-Unis du Monde

Un siècle après 1914, soixante-dix ans après le Débarquement, vingt-cinq ans après la chute du Mur, comment se pensent la guerre et la paix ? Une réflexion d’Henri Hude, directeur du Pôle Ethique des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Cette semaine, le grand projet civilisationnel de l’Empire de la raison, les États-Unis du Monde.

PENSER LA GUERRE ET LA PAIX aujourd'hui : l’entreprise est d’autant plus difficile que l’époque qui a commencé avec l’effondrement de l’Union soviétique est elle-même en train de s’achever, et que désormais la guerre tend à prendre un tout autre caractère. Et nous verrons, ce qui n’est pas rassurant, que la situation stratégique de 2014 est à bien des égards comparable à celle de 1914. Le pire ne semble pourtant pas le plus probable.

Avant la chute du Mur

Avant la chute du mur, nous avions la bipolarisation du monde, deux idéologies universalistes et deux empires opposés, l’empêchement de la guerre entre eux, grâce à l’équilibre de la terreur. L’Europe était coupée en deux. Les empires coloniaux européens avaient disparu, laissant place à un tiers-monde partagé entre prosoviétiques, proaméricains et non alignés. Outre la guerre de Corée et celle du Vietnam, un grand nombre de conflits périphériques faisaient rage ici et là.

La chute de l’empire soviétique a mis fin à ces affrontements indirects entre les deux empires. Le monde est devenu monopolaire, avec l’apogée de l’empire américain, premier empire dans l’Histoire à avoir pu se dire, sans trop d’exagération, universel. En tout cas, dès la chute de son rival, il prit l’initiative d’un « nouvel ordre mondial [1] », qui consistait pour l’essentiel à rendre effectif cet empire universel. Nous avons donc assisté pendant une génération à une tentative pour mettre le monde entier en conformité avec les normes économiques, politiques et culturelles des États-Unis d’Amérique.

La politique de cette époque, tout comme les guerres de cette époque, sont premièrement des politiques et des guerres américaines. Elles sont, secondairement, et en réaction, des politiques et des guerres antiaméricaines. Conformément donc à la conception de Clausewitz (si du moins on se place au point de vue américain), le recours à la force n’est venu qu’en continuation de la politique.

Dans un premier temps (1989-2001), la normalisation sembla irrésistible, marquée par l’impressionnante manifestation de force que fut la première guerre du Golfe (1990-1991), et troublée tout au plus par les guerres nées de la désintégration de la Yougoslavie (Bosnie, 1992-1995 ; Kossovo, 1999).

Dans un second temps (2001- ?), dès après les attentats à New-York en septembre 2001, l’engagement militaire devient plus lourd et permanent [Afghanistan [2] (2001- ?), Irak (2003-2011 ?), Lybie (2011- ?), Syrie (2011- ?)], cependant que des résistances de plus en plus fortes font obstacle à la politique impériale.

Nous devons constater, vingt-cinq ans après la chute du mur, que l’empire a perdu l’initiative. Nous assistons à la réapparition progressive d’un concert de nations, confrontant l’empire affaibli à un choix difficile entre l’abdication silencieuse face à une multipolarité jugée inévitable, et une restauration musclée permettant un nouveau siècle américain.

L’état final civilisationnel recherché

In omnibus respice finem. La Fontaine traduit : « En toutes choses il faut considérer la fin. » Pour présenter de manière claire et ordonnée la masse de faits touchant à la question de la guerre durant cette période, nous devons partir du but final recherché par la politique de l’État qui a l’initiative durant toute cette période.

Nous sommes en présence d’un schème hégélien : une Idée universelle qui se projette dans l’Histoire sous forme d’un Empire qui est censé s’établir d’abord par la puissance et le rayonnement de la Raison, et qui s’impose ensuite par la force, par la guerre et par des politiques qui en sont des modalités ou des substituts [3].

L’Idée a été indiquée par Hegel lui-même avec la plus grande précision [4]. Il s’agit de la réalisation de la Liberté, non à la française, ou à l’allemande, à travers un état civil reposant sur l’identification de l’Individu au Peuple, à la Nation, ou à l’État, mais à travers la préservation individualiste de l’état de nature (lockéen [5]), un état de nature qui ne prendrait pas une forme hobbesienne [6].

Cette Idée (quand elle est pure et non métissée de culture classique et de christianisme) peut être décrite comme le communisme à l’envers. Pour le communisme, tout est public, pour elle, tout est privé. La propriété, la politique, la culture, la morale, même la religion, ne connaissent que des individus, leurs libertés, leurs droits et leurs contrats. À partir de la privatisation du bien résulte une privatisation universelle.

Ce modèle, en lui-même de portée universelle, acquiert un potentiel supérieur d’universalisation :

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1/ grâce aux techniques mettant toutes les parties du monde en relation et communication,
2/ grâce à la réaction au totalitarisme,
3/ grâce à la séduction d’un rêve d’état de nature qui pourrait ne pas être hobbesien, et qui apporterait pratiquement la solution concrète au problème du mal (prospérité, paix, liberté, lumières, etc. par la vertu du free-market, des human rights et de la liberal democracy).

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Quel est donc l’état final recherché ?

Au terme de l’universalisation de cette « Idée-fin [7] », nous aurions les États-Unis du Monde. Sans doute, dans un premier temps, nous aurions partout des régimes assez oligarchiques (et bienveillants) dans chaque État, avec une solidarité mondiale entre ces oligarchies, pour mieux contrôler la transition. L’accroissement général de la prospérité permettrait la réduction massive des frustrations, de l’agressivité, de la guerre, la fin du militarisme devant l’esprit du commerce, le tout conduisant peu à peu à une démocratisation générale et à la paix universelle, apaisée et régulée par une unique idéologie libérale séculière, structure d’accueil tolérante pour toutes les diversités.

 

Henri Hude est philosophe, directeur du Pôle Éthique des écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté, nouvelle philosophie du décideur (Economica).

 

 

Prochain article : Le statut de la guerre et la lutte contre le terrorisme.

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[1]. George Bush, Discours au Congrès du 11 septembre 1991.
[2]. Rappelons que la première guerre d’Afghanistan, celle qu’avaient menée les Soviétiques, avait duré de 1979 à 1989.
[3]. Hegel, Principes de la philosophie du droit.
[4]. Op.cit.
[5]. John Locke, Second Essay on Civil Governement.
[6]. Thomas Hobbes, Leviathan.
[7]. Husserl, Méditations cartésiennes, 1937, Introduction.