Le Haut Conseil de l'éducation a rendu public le 11 juillet son rapport annuel Bilan des résultats de l'école – 2008 consacré cette année à l'orientation scolaire [1].

Le constat est sévère mais juste (à notre avis) : L'orientation consiste à trier les élèves en fonction de leurs seuls résultats scolaires dans les savoirs abstraits ;

Dans un système très hiérarchisé, l'orientation est faite trop souvent d'exclusions successives ;

L'orientation scolaire tend à fonctionner en circuit fermé , dans un cadre où l'offre de formation professionnelle s'adapte difficilement aux nécessités économiques .

Peu de formations pratiques

Notre système de formation initiale comporte une grande lacune : il comporte peu de formations pratiques, faisant appel à des qualités autres que scolaires, si utiles puissent-elles être. Comme l'écrit le Haut Conseil, notre enseignement privilégie les savoirs abstraits et l'intelligence déductive. La réussite ou l'échec des élèves sont jugés en fonction de leurs seuls résultats dans les disciplines auxquelles sont associés ces savoirs et qui sont souvent désignées sous le terme de matières principales.

Autrement dit, si des enfants ou ados ont les qualités requises pour être de bons électriciens ou des aides-soignants compétents, le système ne détecte pas leurs dispositions et ne leur propose pas une formation adéquate. Peut-être aboutiront-ils à de telles formations, mais plutôt par hasard, et au titre de recalés des formations académiques, pas parce qu'ils ont des dons leur permettant de se préparer à ces métiers utiles.

Il existe certes quelques exceptions : un enfant très doué en musique peut être envoyé au conservatoire même si ses résultats en mathématiques sont médiocres. En revanche, celui qui est habile de ses dix doigts, qui intuite la mécanique ou l'électronique, qui se débrouille d'instincts avec des logiciels complexes, qui prend plaisir à travailler le bois, à faire pousser des fleurs ou à confectionner des vêtements, n'est ni repéré, ni sélectionné pour son talent : pour lui, il n'y a pas d'orientation positive vers les professions où ses dons et ses goûts lui permettraient de réussir, de se rendre utile et de s'épanouir.

En lieu et place de cette orientation positive vers des formations conduisant à des métiers correspondant aux dispositions de l'enfant ou de l'adolescent, le Haut Conseil constate une orientation négative : ceux qui n'ont pas de succès dans les disciplines académiques sont exclus des filières nobles où l'on apprend à un niveau relativement élevé les matières littéraires et scientifiques ; ils sont dirigés vers des filières qui, sans être à proprement parler de relégation , consistent souvent à mélanger une certaine dose de formation professionnelle avec un enseignement de bas niveau des dites matières littéraires et scientifiques.

Pourquoi ne pas suivre le désir des enfants ?

Il ne sert évidemment à rien d'orienter vers un bac général un jeune qui a des difficultés à s'exprimer correctement. Mais comme le système scolaire ne détecte guère les qualités autres que celles qui correspondent à ce type de bac, il se produit deux phénomènes regrettables : le système est laxiste dans l'accès aux filières nobles , la plupart des enseignants étant soucieux de ne pas être injustes avec les élèves moyens en les envoyant dans des formations techniques ou professionnelles qui, à leurs yeux, sont nettement inférieures. La conséquence en est une baisse du niveau , n'en déplaise aux auteurs comme Eric Maurin [2] qui prônent cette pratique au nom de la démocratisation de l'enseignement.

Il néglige les qualités qui permettraient d'orienter bon nombre d'enfants et d'adolescents de façon positive vers des apprentissages (au sens large du terme) où leurs dispositions autres qu'académiques leur assureraient une franche réussite.Un enfant orienté négativement vers une filière professionnelle n'y apprendra pas, ou mal, les rudiments de langage, de maths ou de sciences qui seraient pourtant très utiles pour sa future vie professionnelle comme pour sa vie personnelle. En effet, il est dans une perspective d'échec, de dévalorisation de soi, et ce sont ces disciplines qu'il rend inévitablement responsables de sa relégation dans une filière dévalorisée. Comment apprendre ce que l'on hait ? Les enseignants de français dans un lycée professionnel ont beau faire, ils ont beaucoup de mal avec leurs élèves, parce leur matière est pour ceux-ci le symbole et le rappel de leur disqualification, de leur mise à l'écart des formations cotées.

Il en irait tout autrement si l'adolescent choisissait par vocation une section de coiffure, de bureautique ou d'arts ménagers, cotée à égalité avec des sections abstraites . Ayant conscience d'exceller dans une activité que le polytechnicien lambda ne parviendra jamais à exercer correctement, il fera de manière décomplexée les efforts requis pour améliorer sa maîtrise de quelques instruments annexes mais complémentaires par rapport à sa compétence principale. Devenus les auxiliaires de celle-ci, le français ou l'anglais, les maths ou la chimie, voire l'histoire et la géographie, seront travaillés avec motivation et sans rancœur.

Les enseignants de ces disciplines auront logiquement à suivre des programmes assez différents de ceux des sections menant au bac général ; ils devront adapter leur cours, par exemple en y incorporant le vocabulaire et les expressions propres à tel corps de métier plutôt que les tournures de Corneille, Maupassant ou Boris Vian ; mais ils auront désormais affaire à des élèves majoritairement heureux de leur sort et contents d'apprendre quelque chose qui leur sera utile pour le métier qu'ils auront choisi.

Une étude du CEREQ (le Centre d'études et de recherches sur les qualifications) [3] vient opportunément fournir des renseignements relatifs aux niveaux de diplômes que l'on observe dans les différents postes, selon les générations. De façon générale, comme on le constate à l'oeil nu, d'une génération à l'autre, les mêmes catégories d'emplois, d'ouvriers à cadres, sont pourvues à des niveaux de diplômes plus élevés. Pourquoi ?

Bien entendu, parce que la production de diplômés est abondante [4] ! Mais pas seulement. Le CEREQ fait remarquer : Les critères personnels tels que le comportement ou les capacités relationnelles ont pris plus d'importance, aux côtés des critères professionnels classiques (savoirs, savoir-faire, expérience). À cet égard, le fait de pourvoir les emplois à des niveaux de diplômes toujours plus élevés semble révéler un besoin de réassurance de la part des entreprises sur les critères personnels plus encore que sur les critères professionnels.

Autrement dit, les employeurs prennent souvent des candidats trop diplômés parce que ceux qui ne le sont pas ou moins présentent à leurs yeux un risque au niveau du caractère, de la personnalité. Comment expliquer cela, sinon par les conséquences néfastes d'une orientation par l'échec ? Être titulaire d'un CAP signifie que le système vous a refusé l'accès au bac, si bien que vous avez des chances d'être aigri, voire révolté, et mal dans votre peau ; dès lors, cela devient un obstacle à l'emploi pour les jeunes titulaires de ce diplôme, et a fortiori pour ceux qui ont suivi la formation correspondante sans décrocher la peau d'âne !

Réhabiliter les filières professionnelles

La réforme de l'Éducation nationale la plus utile nous paraît donc être une rénovation et une réhabilitation des filières professionnalisantes, associées à un changement profond des principes d'orientation destiné à détecter et valoriser les dispositions autres que celles requises pour suivre les filières les plus abstraites.

Beaucoup d'élèves ayant des difficultés avec les savoirs abstraits ont des talents qui pourraient s'exprimer dans des domaines où une intelligence plus inductive ou pratique est requise , est-il écrit dans le rapport du Haut Conseil. Or, pour ces élèves, l'orientation est fondée sur l'échec dans les apprentissages où dominent les capacités déductives, sans que, par ailleurs, on ait vraiment cherché à détecter leurs aptitudes à réussir dans des apprentissages propres à la voie professionnelle et à ses spécialités, apprentissages qui partent du concret et privilégient une approche plus expérimentale.

Rompre avec ce mépris à l'égard du concret, de l'utile, du professionnel, ne sera pas chose facile. Mais l'enjeu est de taille : Il s'agit d'éviter la marginalisation d'une fraction relativement importante de la jeunesse et de la population.

Il s'agit de rendre justice aux métiers très utiles qui sont actuellement dévalorisés (et sous-payés) parce qu'ils font peu appel aux capacités d'abstraction et parfois tout simplement de verbiage et de parasitisme.

Il s'agit de faire comprendre que nous n'avons pas à nous classer sans cesse les uns par rapport aux autres : un coiffeur n'est en soi pas inférieur à un ingénieur, un administrateur civil ne surclasse pas automatiquement un agriculteur ; il faut de tout pour faire un monde, une société, une économie.A cet égard, il y a longtemps que la lecture des épîtres de Paul aurait du nous mettre sur la voie. Rappelons-nous la Première aux Corinthiens : L'œil ne peut dire à la main : "je n'ai pas besoin de toi", ni la tête dire aux pieds "je n'ai pas besoin de vous". Bien plus, les membres du cops que nous tenons pour les plus faibles sont nécessaires.

Il est temps de rompre avec une vision unidimensionnelle du corps social qui classe tous les métiers, toutes les qualifications, le long d'une échelle. Place à une conception multidimensionnelle, à une organisation de la formation initiale qui reconnaisse la multiplicité des compétences et renonce à hiérarchiser des qualifications incomparables entre elles.

*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean Moulin (Lyon 3).

Pour en savoir plus :

■ Le Bilan des résultats de l'école 2008 – l'orientation scolaire

[1] Disponible sur le site du Haut Conseil, ce rapport est suffisamment concis pour être lisible (39 pages) : Bilan des résultats de l'école 2008 – l'orientation scolaire.

[2] Auteur notamment de La nouvelle question scolaire ; les bénéfices de la démocratisation. Le Seuil, 2007 .

[3] C. Guitton et D. Fournié, Des emplois plus qualifiés, des générations plus diplômées : vers une modification des normes de qualification , Bref-Cereq n° 252, mai 2008.

[4] Par exemple, entre 1994 et 2006, le nombre d'actifs de niveau I-II a progressé en moyenne de 5,2 % par an tandis que le nombre de cadres et professions libérales n'augmentait que de 3,2 %. De même, le nombre d'actifs occupés de niveau III et IV a progressé de 5 % alors que celui des professions intermédiaires s'accroissait de 2,7 % en moyenne annuelle. (Bref-Cereq, article cité).

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