L'intervention aérienne de plusieurs pays occidentaux (France, RU, EU) contre les forces de Kadhafi est problématique. Il ne s'agit pas ici d'exprimer une opinion contraire à cette opération, ce qui serait un parti-pris politique, mais plutôt d'envisager une position sceptique pour souligner les défauts — mais aussi les qualités — de l'opération  Aube de l'odyssée . Au-delà, cet évènement est l'occasion de montrer ce qui est en jeu dans l'imaginaire stratégique et politique international.

Sur le plan stratégique,  Aube de l'odyssée  correspond à un choix par défaut d'une option qui n'a pas montré pour le moment de succès garanti (et relève d'une certaine  pensée magique  de la stratégie). Une option par défaut car elle intervient alors que la situation a de nouveau évolué en faveur de Kadhafi. Alors que la résolution 1970 du 26 février mettait en place un embargo sur les armes selon une posture classique, la défaite de Kadhafi semblait inévitable, voire inscrite dans un certain  sens de l'histoire .

Le retournement de la situation militaire a ravivé les peurs  munichoises  d'une partie des dirigeants occidentaux, notamment en relation avec la répression des soulèvements chiites du sud de l'Irak par Saddam Hussein en mars-avril 1991. De fait, le recours à l'arme aérienne pour imposer le respect d'une zone d'exclusion aérienne se réfère en grande partie aux enseignements de cette époque. L'autre analogie historique mobilisée par l'imaginaire stratégique correspond aux modalités militaires des deux interventions militaires contre l'Irak en 1991 et en 2003. L'idée est d'affaiblir les forces ennemies par des frappes de précision incapacitantes d'une part et par une présence aérienne permanente générant un sentiment d'insécurité d'autre part. On peut raisonnablement penser que l'efficacité militaire de cette option est probable.

Une stratégie aérienne indéterminée

Cependant, le choix de recourir à la force aérienne dans une stratégie de sujétion (Airpower) est problématique. D'un côté, il semble répondre aux enseignements tirés de la décennie qui vient de s'écouler, selon lesquels une intervention militaire de stabilisation serait vouée à l'échec. De ce fait, on en vient à choisir une option plus conforme à la vision technologiste de notre culture militaire, mais aussi plus prudente politiquement. D'un autre côté, ce choix montre clairement que les questions héritées des interventions en Irak et en Afghanistan n'ont pas été intégralement intériorisées ou acceptées.

En effet, cette opération militaire que nous souhaiterions  limitée  (pour nous) pourrait conduire à une aggravation de la situation militaire, politique et humanitaire sur place. La destruction des moyens lourds de Kadhafi pourrait ouvrir de nouveau l'espace des possibilités et permettre aux insurgés de reprendre l'initiative. Cependant, rien ne dit que cela sera effectivement le cas. Dans l'hypothèse même d'une victoire du camp insurgé, on peut raisonnablement envisager une très longue période de stabilisation et de normalisation dans ce pays. Sur le plan des conséquences, les scénarios de guerre civile (du fait des dynamiques complexes à l'œuvre dans le conflit libyen) ou de catastrophe humanitaire ne sont pas à exclure.

En d'autres termes, la question du coup d'après n'est pas à l'ordre du jour. L'inadéquation entre les moyens militaires mis en œuvre, lesquels supposent le risque réel de dommages collatéraux et ne présupposent nullement un succès  maîtrisable , et la fin affichée démontre surtout l'absence d'objectifs clairs dans le domaine politique.

Cela résulte de plusieurs contradictions complexes. En premier lieu, une contradiction entre l'objectif de la résolution de l'ONU (protéger les civils des représailles disproportionnées des troupes de Kadhafi) et les intérêts des États intervenants (eux-mêmes poursuivant des agendas globalement parallèles, mais pas toujours totalement synergétiques).

Finalement, la stratégie aérienne reste relativement indéterminée : elle peut servir comme force d'interdiction (exclusion aérienne) tout comme elle peut faciliter la chute du régime, celui-ci étant fragilisé sur ses bases militaires. Cette indétermination illustre donc deux points. Elle est d'abord une marque de l'esprit de compromis, voire de marchandage, qui anime les organisations intergouvernementales. Mais elle est aussi une preuve que les intérêts des États continuent de primer. Qu'il s'agisse de mettre fin à une dictature honnie, de sécuriser une région particulièrement cruciale en termes d'hydrocarbures (le brut libyen ayant cette particularité d'être aisément raffiné), d'affirmer une position de puissance ou même de répondre à des situations intérieures complexes, le principal moteur de l'intervention git dans les gouvernements des États. L'adoption de la résolution et l'empressement à la mettre en application peut donc être interprétée comme un  coup  médiatique davantage que comme un choix stratégique rationnel.

Le principe de la  responsabilité de protéger 

En second lieu, une contradiction au sein même de l'esprit de la résolution qui tente de combler le fossé entre le chapitre VII de la Charte, autorisant le recours à la force en cas de  menace sur l'ordre international  (respect du principe de souveraineté) et les évolutions plus récentes du principe de la  responsabilité de protéger . Celui-ci correspond à une prise en compte grandissante des impératifs d'un droit ou d'un devoir d'ingérence. Tout en relativisant la souveraineté, le principe de la  responsabilité de protéger  formulé en 2005 restreint également le champ de l'ingérence. En effet, il entre en action dès lors que se présentent les situations de génocide, de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité ou de  nettoyage ethnique . Cet éventail ne prend pas en compte les revendications antérieures concernant l'usage de la force dans le cas de catastrophes humanitaires ou de guerres civiles (qui ne débouchent pas toujours sur l'un ou l'autre des cas cités ci-dessus).

Enfin, il prête le flanc à l'accusation d'instrumentalisation. Le cas libyen semble donc donner raison à ceux qui mettent en avant le caractère biaisé de toute prétention morale en relations internationales, surtout si elle provient d'États occidentaux. On peut arguer en effet du fait qu'elle se produit en Libye mais ni en Arabie saoudite, ni au Yémen, ni en Algérie. Nous sommes ici devant un classique  dilemme de la puissance  : la puissance se mesure à l'action ou à l'adéquation entre un rôle donné et cette action. Autrement dit, si la puissance ne s'exerce pas, elle court le risque d'être dénoncée comme  impuissance . Si elle s'exerce, elle rend visible des rapports de pouvoir et une hiérarchie (un ordre social) qui génèrent leur propre contestation.

Ainsi, une vision plus large peut résumer cette deuxième idée : nous voyons à l'œuvre les contradictions du système international pris entre la volonté de se constituer en société (ou du moins de  domestiquer  ses interactions) et la logique des politiques de puissance. Ce dernier point montre que les relations internationales restent et demeurent caractérisées par des modes de domination matérielle, mais aussi par des interactions de discrimination normative. L'anarchie reste globalement le principe structurant des relations interétatiques. Tandis que la souveraineté, quoique relativisée par le principe de la  responsabilité de protéger , demeure prégnante. Il est frappant de constater que le recours à l'Airpower donne d'ailleurs l'illusion de se conformer au respect de la souveraineté (rappelé dans l'article 4 ainsi que dans les attendus de la résolution 1973).

L'éthique de la guerre juste

Tout ceci s'inscrit dans une réflexion plus large sur l'éthique de la guerre et les notions de  bonnes/justes  guerres. Il est frappant de constater que seuls les arguments utilitaristes (dans leur version  conséquentialiste ) trouvent matière à mobilisation dans le discours sur la Libye. À cette aune, l'intervention ne serait pas une solution idéale, mais elle permettrait un juste équilibrage des coûts par rapport aux bénéfices attendus.

De plus, le recours à la force comme mode de régulation de la sécurité dite  collective  résulte bien d'une logique de puissance (le droit du plus fort) qui contredit toute prétention à une quelconque éthique ontologique. Cette dernière approche consisterait à considérer la possibilité d'une moralisation et d'une pacification complète des relations internationales, en évitant les logiques internes au jeu de la puissance. Certes, la  responsabilité de protéger  prétend combler le fossé entre ce qui est légitime (au regard de l'éthique) et ce qui est légal (au regard du droit international dont l'ONU se prétend l'interprète et le représentant). Mais elle peut être contestée en tant qu'elle reflète davantage un ordre social international (certes imparfait) au bénéfice de certains et au détriment d'autres.

Cette problématique renvoie à la manière dont les relations internationales restent perçues en dernière analyse. Le principe de l'anarchie est d'essence libérale, c'est-à-dire qu'il présuppose à la fois un état de nature conflictuel qu'il s'agit de domestiquer partiellement et un monde atomisé dans lequel les unités politiques de référence (les États) sont à la fois égaux juridiquement et inégaux en puissance. Cependant, à rebours du processus de constitution interne de l'État moderne, on observe ni espace politique unifié et unitaire, ni polarisation entre les individus (les États) et l'État (un super-État, la  communauté internationale , l'ONU). De ce fait, la monopolisation du recours légitime à la force ne peut être réalisée, tandis qu'émerge le sentiment que les plus forts font la loi, c'est-à-dire que l'ordre politique international se manifeste à travers un ordre social forcément inégalitaire et contesté.

 

 

*Stéphane Taillat est enseignant-chercheur en relations internationales et en stratégie.

 

Photo : ministère de la Défense.

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